Mon regard s’est arrêté par hasard sur un timbre posé sur mon bureau, au milieu des livres et des papiers. Ce timbre a une histoire. Mais je ne peux pas la raconter sans changement, car certains de ses personnages n’apprécieraient peut-être pas. À supposer évidemment qu’on la publie. C’est pourquoi je modifierai un grande partie des faits, de telle sorte que les protagonistes puissent avoir la certitude qu’aucun lecteur ne les reconnaîtra. Voici l’histoire.
En haut du timbre est écrit « SVERIGE 10 öre » ; au-dessous se trouvent quelques samares d’érable ; près d’elles, l’inscription « Skogslönn Acer platanoides ». Et comme sur tous les timbres suédois, tout à fait en bas, en petites lettres, deux noms : I. Axelsson et A. Wallhorn sc. On ne peut les déchiffrer qu’à l’aide d’une loupe à timbres. Une loupe à timbres est une petite loupe, convexe d’un côté, plate de l’autre, qu’on place directement sur le timbre. C’est très pratique aussi pour lire les idéogrammes chinois (qu’on appelle curieusement en Estonie des « hiéroglyphes »). Axelsson doit être le dessinateur et Wallhorn le graveur (sc. est sans doute l’abréviation de secavit — « a gravé »).
Le cachet sur le timbre indique que la lettre a été postée le 27 décembre 1984 à Stockholm. Je me souviens bien de celle qui l’a écrite. Nous sommes en relations épistolaires depuis une bonne trentaine d’années. J’allais encore à l’école lorsque nous avons commencé à correspondre. Elle venait de passer son bac et entrait en première année à l’université. Elle m’écrivait de longues et passionnantes lettres sur la vie des écoliers suédois.
Leili – appelons-la ainsi – s’était retrouvée à l’Ouest d’une façon peu ordinaire. Sa mère, qui était une de nos lointaines parentes (je ne pourrais déterminer précisément notre degré de parenté qu’en consultant un arbre généalogique), avait épousé à la fin des années trente un garçon de Tallinn dont le père possédait un magasin de confection. C’étaient des gens plutôt aisés et ce mariage avait suscité des réticences, car la mère de Leili était la fille d’une lavandière qui avait perdu très tôt son mari, et elle n’avait pu aller à l’école que grâce à la générosité de sa famille.
Le garçon, quant à lui, était à moitié Allemand et avait fréquenté une école de langue allemande. Mais il n’y attachait pas une importance excessive, comme en témoigne d’ailleurs le nom de Leili. En 1940, ils avaient soudain décidé d’aller en Allemagne. Ils avaient été parmi les derniers à répondre à l’appel d’Hitler. Pourquoi étaient-ils partis ? Je ne le sais pas exactement. Ils étaient sans doute, eux aussi, davantage poussés par les circonstances que véritablement attirés par l’Allemagne nazie. Leur peur de l’avenir était plus réelle que l’espoir que quelque chose de bon les attendait en Allemagne. Mais ils partirent. Ils vécurent tant bien que mal les bombardements, la fuite et les premières années de l’occupation. Après quoi, lassés de l’Allemagne, ils allèrent s’installer plus au nord, en Suède.
Le père de Leili, qui avait fait des études d’économie, trouva du travail dans une entreprise d’import-export. Après le lycée, Leili commença des études de médecine, mais ne les termina pas. Elle m’expliqua plus tard qu’elle avait compris qu’elle ne ferait pas un bon médecin, car elle avait l’âme trop sensible. Après avoir travaillé quelques années dans une agence de publicité, elle alla en France étudier la danse et la musique.
Elle ne devint pas danseuse ni musicienne, même si elle accompagna pendant quelques temps un groupe de musiciens itinérants (ou des hippies de la meilleure espèce). C’étaient les années soixante et la vie était formidable. Après plusieurs longues interruptions, elle recommença à m’écrire assez régulièrement. Elle avait épousé un Juif américain qui était venu en Europe pour goûter aux charmes de la culture, comme elle le faisait elle-même. Leili et Dan furent entraînés ensemble dans le tourbillon du gauchisme, ils lurent Marcuse, fréquentèrent les clubs étudiants de Paris, brandirent des banderoles dans les manifestations et lancèrent même des pavés en mai 1968. Quand on rasa les barricades, ils s’installèrent à Hambourg (à moins que ce ne soit à Brême) pour fonder une commune de jeunes. Mais leur commune éclata assez vite, et Dan et Leili, déçus par le gauchisme, l’action révolutionnaire et les discussions incessantes, découvrirent un nouveau monde dans le judaïsme. Ils étudièrent l’hébreu et le Talmud chez un rabbin de Copenhague, travaillèrent un hiver dans un kibboutz en Israël, d’où ils m’envoyèrent des cartes postales avec des vues de Jérusalem et des versets de la Bible.
Puis un beau jour, fatigués de la culture des oranges et de leur compagnie respective, ils partirent chacun de leur côté : Leili vers le nord, Dan vers l’est. Leili s’installa d’abord à Munich, où elle enseigna l’expression corporelle dans une école alternative. Dan projetait de retourner en Amérique, mais il s’arrêta aux Philippines, où il devint l’un des premiers disciples des guérisseurs locaux et un propagateur enthousiaste de leurs pratiques. Il m’envoya même de là-bas quelques cartes postales et une brochure, après quoi nous le perdîmes de vue. Leili entendit dire plus tard qu’il avait pris un nom indien et se consacrait à la méditation transcendantale, mais ce n’était pas certain.
Leili ne supporta pas longtemps la vie à Munich et retourna en Suède, où son père parvint à la faire embaucher dans la même société d’import-export. Elle travaillait probablement à mi-temps, car elle avait à côté toutes sortes d’activités. À en juger d’après les lettres qu’elle m’écrivait, ses hobbies suivants furent la social-démocratie et le catholicisme. Elle faisait de l’action sociale bénévole parmi les chômeurs et les immigrés, et elle fréquentait le père Pedro, un dominicain d’origine portugaise qui jouissait à l’époque d’une certaine popularité auprès des jeunes intellectuels de Stockholm, grâce à ses dons pour les langues ainsi qu’à sa philosophie et à sa théologie élégantes et d’un conservatisme radical.
Leili m’envoya quelques livres sur le Moyen Âge et quelques cartes postales d’Europe occidentale, où elle voyageait d’un monastère à l’autre à la façon des pélerins de ce temps-là. Plus tard, des dissensions apparurent dans le cercle du père Pedro. Celui-ci partit pour l’Amérique. Leili, quant à elle, commença à fréquenter une société anthroposophique. C’est à cette époque qu’elle fit son premier séjour en Estonie.
Je suis allé la voir moi aussi, avec ma mère, mais je n’ai pas gardé un souvenir exceptionnel de cette rencontre. Tous les membres de la famille avaient été invités chez les cousines de Leili, que nous ne fréquentions guère d’habitude. Il y avait là une bonne vingtaine de personnes. La télé était allumée et tout le monde s’égosillait pour essayer de poser des questions à Leili. On lui demandait surtout des nouvelles de l’oncle Aksel, de la tante Loreida ou de je ne sais quel autre parent ; on voulait savoir qui vivait où, en Estonie, en Suède, au Canada, en Australie ou en Afrique du Sud. Mais ce qui intéressait le plus les gens présents, c’étaient les prix : pendant une bonne partie de la soirée, Leili dut crier vers un coin ou un autre de la pièce combien coûtait en Suède un kilo de beurre, ou un appartement de trois pièces à Hambourg, ou une paire de chaussures pour homme en Italie.
Leili était une femme d’apparence fragile, vêtue d’une robe grise, avec des yeux un peu effrayés et une boucle de cheveux gris sur la tempe. C’est moi qui fus chargé de la raccompagner à l’hôtel : je l’emportai sur les autres candidats, car la plupart étaient en voiture et Leili voulait rentrer à pied. Nous étions tous les deux assez fatigués et n’avions pas la force de beaucoup parler. Elle m’avait apporté trois livres : un ouvrage de Rudolf Steiner, le père de l’anthroposophie, et deux autres intitulés The Secret Life of Plants et The Pyramid Power. Le deuxième affirmait que les plantes comprenaient la langue des hommes et pouvaient communiquer avec nous au moyen d’impulsions électriques. Le troisième rapportait des expériences montrant que, placés à l’intérieur d’une pyramide de carton, un rasoir s’émoussait moins vite et un oignon se conservait plus longtemps. L’auteur expliquait cela par l’action d’une force propre aux pyramides, qui aurait été découverte par les habitants de l’Atlantide, lesquels l’auraient transmise ensuite aux anciens Égyptiens.
Lorsque nous nous séparâmes, Leili me déclara que nous descendions certainement, elle et moi, des survivants de l’Atlantide qui s’étaient établis sur les autres continents. Je ne compris pas si elle concevait cela en termes génétiques ou du point de vue de la métempsycose. Sans doute plutôt dans le premier sens, car elle me déclara également que nous nous étions déjà rencontrés dans nos vies antérieures, mais qu’elle ne savait pas où. Elle promit de le découvrir et de m’écrire.
À ma mère, qui passa la journée du lendemain à Tallinn, elle se plaignit de ne pas avoir su parler à la famille. Elle ne savait pas du tout combien coûtait un kilo de beurre ou une paire de chaussures pour homme, car elle n’en avait jamais acheté – elle voulait probablement dire qu’elle n’avait jamais acheté de beurre au kilo. Elle connaissait en revanche le prix de gros de l’huile de palme, du jute et du coton, dont elle devait s’occuper à son travail, mais cela n’intéressait évidemment personne à Tallinn.
Contrairement à sa promesse, elle ne m’écrivit pas pour me parler de nos vies antérieures. Peut-être ne parvint-elle pas à découvrir où nous les avions passées et où nous nous étions rencontrés. Elle resta en revanche relativement fidèle à l’anthroposophie et m’en reparla dans plusieurs lettres. J’eus le sentiment que, sous cette bannière, ses amis en Suède s’occupaient de tout ce qui présentait pour eux un intérêt. Pendant quelque temps, elle essaya d’observer les ovnis, puis elle s’exerça à concentrer son énergie mentale, afin de l’utiliser à son profit et à celui des autres.
Lorsque la médecine manuelle devint à la mode, beaucoup de gens se découvrirent des pouvoirs surprenants. Ce fut aussi le cas de Leili. Je n’ai pas d’idée exacte de l’ampleur de sa pratique médicale ni des maladies qu’elle soignait, mais il me semble que la plupart de ses patients étaient des femmes de plus de trente ans. Je fus ému en apprenant qu’elle collectait de l’argent, avec ses amis anthroposophes, au profit des réfugiés d’Asie centrale, et qu’elle avait demandé au gouvernement suédois d’accepter davantage de réfugiés chiliens et argentins.
Deux ans plus tard, Leili revint en Estonie. Cette fois, elle logeait chez un parent plutôt aisé qui possédait une maison à Merivälja, et ce fut là que nous lui rendîmes visite. J’y allai seul. Ma mère aidait Maïe à garder les enfants et devait venir seulement dans une semaine. Je passai toute la soirée chez Leili. Nous discutâmes d’une grande quantité de sujets. Elle semblait toujours s’intéresser en priorité au paranormal, mais elle me parla aussi de façon passionnante des villes, des pays et des peuples qu’elle connaissait le mieux. Alors qu’il faisait déjà très sombre et que, par la fenêtre entrouverte, nous parvenait le souffle de la nuit d’été, Leili me dit qu’elle voulait un peu méditer et jouer de la musique. Elle s’assit en tailleur sur le canapé et demeura un instant immobile, les yeux baissés, respirant faiblement. Puis elle se leva, sortit de son sac en cuir une flûte à bec et commença à jouer une sonate de Lœillet de Gand. La musique était très belle et s’accordait merveilleusement avec le silence, les parfums et les murmures de cette nuit d’été, ainsi qu’avec le quartier de lune qui commençait à apparaître entre les pommiers. Il me vint alors une idée.
Je pensai à mon ami Arno, qui habitait dans cette même rue. Je vérifiai dans mon carnet d’adresses : c’était bien ça, sa maison portait le numéro quinze, et nous étions avec Leili au numéro dix-neuf. Lorsqu’elle eut fini de jouer sa sonate, je lui dis :
« Je viens de me souvenir qu’un de mes vieux camarades habite à deux pas d’ici. Lui aussi, il pratique le diagnostic intuitif et soigne avec les mains. Nous pourrions lui rendre visite si cela t’intéresse. Vous auriez peut-être des choses utiles à vous apprendre ? »
Leili hésitait. Était-ce bien convenable ? Il était déjà tard. Et elle était pour lui une parfaite inconnue… Je lui dis de ne pas s’inquiéter pour les questions de convenance : je répondais de tout. Qu’elle dise seulement si elle en avait envie ou pas. Je connaissais Arno et je savais parfaitement qu’on pouvait aller chez lui à cette heure-ci.
Leili répondit que nous pouvions y aller, puisque je le pensais. Nous nous levâmes et sortîmes. La nuit était chaude et l’air étonnamment léger. J’expliquai rapidement qui était Arno. Il avait étudié l’éducation physique à l’université. Pendant ses études, il se distinguait de la majorité de ses condisciples par le vif intérêt qu’il portait à l’art et à la littérature. Nous nous étions rencontrés aux cours d’histoire de l’art. Nous avions commencé à discuter un peu par hasard et étions retournés ensemble à l’internat. Plus tard, nous nous rendîmes de fréquentes visites, au cours desquelles nous parlions de toutes sortes de choses. Arno était un garçon actif et plein de vie, et l’on croisait sans cesse dans sa chambre de nouvelles filles. Mais il s’intéressait aussi aux idées. Il essayait par exemple de lire l’histoire de la philosophie indienne de Radhakrishnan. Il pensait qu’il fallait trouver une synthèse entre la culture physique et la culture intellectuelle, et que de cette synthèse dépendait l’avenir de la culture humaine.
Ses études terminées, il retourna à Tallinn, où l’attendaient une grande maison construite par son père, un riche tailleur – il était fils unique –, et une place d’entraîneur à l’école de sport. Je le revis à deux ou trois reprises. Il me parla à chaque fois des questions passionnantes auxquelles il s’intéressait : les biorythmes, puis les champs biomagnétiques, puis le mariage, et enfin les techniques de soin par ce qu’il appelait les énergies. J’étais allé le voir une fois, ainsi que son épouse blonde et pleine de vie (elle était monitrice de natation et, d’après son mari, possédait de grandes facultés parapsychiques), dans leur maison de Merivälja. Nous avions bavardé jusqu’à minuit, puis j’avais dormi sur le canapé du séjour, au-dessous d’un tableau de Tõnis Vint. Je savais qu’ils accueillaient avec beaucoup de plaisir les visiteurs intéressants, et il ne faisait aucun doute que Leili était une visiteuse intéressante.
Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient allumées. Je sonnai à la porte. Ce fut Arno qui vint nous ouvrir. Il était en maillot de bain et passablement ivre. Il ne put tout d’abord nous parler qu’en finnois : ils avaient reçu ce soir-là un groupe de sportifs finlandais qui venaient juste de partir, en laissant dans la pièce une épaisse fumée de tabac et toute une batterie de bouteilles de champagne vides.
Arno nous fit asseoir, sortit une bouteille pleine de derrière une chaise et appela Siiri, qui apparut quelques instants plus tard. Elle essaya de réduire un peu le désordre laissé par la fête et y parvint dans une certaine mesure. Arno, quant à lui, lorsqu’il eut appris qui était Leili et ce à quoi elle s’intéressait, entra immédiatement dans le vif du sujet. Il la regarda intensément dans les yeux et commença à bouger la main, la levant et la baissant alternativement. Puis il annonça à Leili qu’elle était en bonne santé, à l’exception du foie qui avait peut-être quelque chose. Elle répondit qu’elle avait effectivement eu une hépatite autrefois et demanda à Arno s’il avait appris le diagnostic par les mains tout seul ou avec un professeur. Il déclara qu’il avait été initié par un maître d’Asie centrale. Leili voulut ensuite savoir – je crois – si nous recevions les enseignements des grands maîtres depuis une autre planète. Je ne me souviens pas de la réponse d’Arno. Quoi qu’il en soit, ils se mirent à parler des vies antérieures.
Arno affirma qu’il avait vécu jadis à la cour du calife de Bagdad. Leili, quant à elle, était certaine d’avoir passé plusieurs vies dans l’Égypte des pharaons. Arno, qui avait vidé entre temps plusieurs verres de champagne, sortit alors une curieuse petite bille pendue au bout d’un fil attaché à une carte perforée et commença à la faire osciller en tenant le fil du bout de ses doigts tremblotants. Cette procédure semblait familière à Leili, qui observait avec attention le balancement de la bille. Ils discutèrent ensuite de ce que cela signifiait et mentionnèrent les lettres A, B et C, ainsi que des nombres. Je leur demandai de quoi il s’agissait. Arno m’expliqua que c’était l’indice de réincarnation. Je ne me souviens plus si la première lettre était le A ou le C. Quoi qu’il en soit, on pouvait selon lui classer tous les êtres humains sur une échelle indiquant le niveau spirituel qu’ils avaient atteint. Cela permettait aussi de savoir combien de fois ils devaient encore renaître avant de passer dans un plan supérieur, au paradis ou au nirvâna, d’où l’on ne renaît plus en ce monde. Je leur demandai à quel niveau j’étais. Leili prit la petite bille et la fit osciller. Après quoi Arno et elle délibérèrent et, si je me souviens bien, aboutirent à la conclusion que je me trouvais quelque part entre B 30 et B 40. Depuis ce moment, je me représente les âmes humaines comme des scarabées qui grimpent le long d’une feuille de papier millimétré et qu’une bande de dieux (ivres ?) observe avec passion, en prenant des paris et en croisant les doigts.
Mais je ne racontai pas cela à Arno et à Leili. Ils se mirent à parler de l’Atlantide et des hommes qui en seraient originaires. Ils en arrivèrent bientôt aux Estoniens, parmi lesquels devaient se trouver, d’après Arno, les descendants d’êtres venus du cosmos. Leili en fut agréablement surprise : elle croyait jusqu’alors que seuls les Juifs et quelques Indiens du Mexique étaient en partie d’origine extraterrestre. Des Indiens, ils passèrent aux enfants, et lorsque Leili apprit qu’Arno et Siiri avaient un petit garçon de trois ans, Sven-Toomas, elle leur demanda s’ils avaient une photo de lui. Évidemment, ils en avaient une. Ils posèrent la photo sur la table et Leili fit osciller au-dessus d’elle la petite boule. Puis elle déclara qu’il était sans doute C, ce qui signifiait qu’il avait été envoyé dans notre monde depuis une autre planète pour accomplir une mission. Elle ajouta que c’était très intéressant et demanda si elle pouvait garder la photo pour la montrer à ses amis et à son professeur.
Je jetai un coup d’œil à Siiri, qui n’avait pas prononcé une parole pendant toute cette discussion. M’asseyant à côté d’elle sur le canapé, je lui demandai comment allait Sven-Toomas. Elle me répondit qu’il allait bien, qu’il connaissait déjà la plupart des lettres. Puis elle me demanda tout bas si je voulais le voir. Je lui dis que oui et, quittant le séjour, nous montâmes à l’étage. Elle ouvrit doucement la porte. La lampe de chevet était allumée. Sven-Toomas dormait dans un lit d’enfant en bois peint, un ours en peluche dans ses bras. L’une de ses mains pendait entre les barreaux blancs, et au coin de sa bouche perlait un peu de salive.
Nous regardâmes un instant le petit garçon endormi. Je dis ensuite doucement à Siiri que, d’après moi, il lui ressemblait, même s’il venait d’une autre planète. Elle me demanda si je croyais vraiment à toutes ces histoires. Je répondis que je ne savais pas trop, que cela ne me passionnait pas outre mesure, et qu’il faudrait que je réfléchisse pour savoir si j’y croyais ou non. Alors elle passa ses bras autour de mon cou et me donna un baiser sur la bouche.
J’en fus d’abord un peu estomaqué. Mais en y repensant plus tard à tête reposée, je compris qu’il s’agissait davantage du baiser d’une sœur à un frère dont la présence soudain la réjouit que d’un baiser d’invite d’une femme mariée à un inconnu – même si je n’aime pas davantage classer les baisers que les humains.
Siiri me prit ensuite par la main, mit un doigt sur sa bouche, m’entraîna hors de la chambre et referma la porte. Nous redescendîmes l’escalier. Je la regardai brièvement, et depuis lors, chaque fois que je pense à elle, je la revois telle qu’elle était à cet instant : une mèche blonde sur le front, la lumière venue de la porte vitrée rehaussant le duvet autour de ses lèvres et sur ses joues rondes.
Arno et Leili parlaient maintenant des ovnis qui avaient été observés dans la région de Paide. Mais ils ne purent poursuivre très longtemps, car il était déjà tard, Arno se fatiguait à vue d’œil et Leili laissait échapper quelques bâillements. J’attirai leur attention sur l’heure tardive et sur le fait qu’il était temps pour nous de partir. Ils échangèrent leurs adresses, au cas où Arno viendrait à passer en Suède – il y était déjà allé une fois avec une délégation sportive.
Nous nous levâmes et sortîmes. Dehors, Leili me confia qu’Arno avait des capacités parapsychiques exceptionnelles, mais qu’elle s’inquiétait pour lui : la boisson et le reste pouvaient le conduire sur une mauvaise pente et endommager gravement ses facultés. Nous nous séparâmes. Je n’ai plus eu depuis l’occasion de revoir Leili.
Lorsque je revis Arno après cette soirée, il me dit que Leili était une chouette nana, mais que ses courants énergétiques étaient complètement bloqués parce que son chakra inférieur n’était pas ouvert. Je lui demandai ce que cela signifiait exactement. Il me répondit qu’il existait une énergie supérieure et une énergie inférieure. La tradition chrétienne redoutait l’énergie inférieure, terrestre, et avait rompu le contact avec elle, en prétendant qu’elle venait du diable. Mais nous devions maintenant réapprendre à intégrer l’inférieur et le supérieur, afin que par notre intermédiaire puisse se produire un échange énergétique entre le ciel et la terre. Voilà à peu près ce qu’il m’expliqua, et je ne lui posai pas d’autre question.
Depuis lors, j’ai souvent eu l’occasion de parler des enfants avec Siiri, mais elle ne m’a plus jamais embrassé. Je ne peux pas dire que je ne le désire pas, mais je sais aussi que je ne ferai jamais rien pour que cela se reproduise. Je suis heureux qu’elle m’ait donné ce baiser, et aussi qu’il soit resté unique. De même, sur les timbres, on n’imprime qu’une seule fois le cachet de la poste. Il m’arrive de rêver de Siiri, et dans mes rêves elle porte toujours cette même robe de chambre en soie bleue avec des petites fleurs.
Leili m’écrit de temps en temps. Le timbre dont j’ai parlé au début se trouvait sur l’enveloppe de sa dernière lettre. Elle m’y expliquait qu’elle était maintenant absolument certaine que les Estoniens venaient de l’Atlantide. Mais pour l’essentiel, elle s’occupait d’une science chinoise qu’on appelle en anglais geomancy et qui devrait porter un nom comparable en estonien. Ses amis et elle avaient découvert l’endroit de Stockholm où se trouvaient les énergies les plus favorables et s’apprêtaient à lancer une collecte de fonds pour y construire un « espace de méditation ». Une telle méditation avait, paraît-il, une influence extrêmement bénéfique et améliorait la structure générale des champs énergétiques environnants. Elle me conseillait de lire des ouvrages sur la question et de me faire aider par des personnes sensitives (comme Arno) pour trouver les centres des champs énergétiques de Tallinn et de toute l’Estonie, afin d’exercer une influence positive sur l’ensemble du peuple estonien. J’en aurais volontiers parlé à Arno, mais j’ai toujours oublié.
1985
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin