(Extraits)
(Monologue de Lapa Benincasa, mère de Catherine de Sienne, peu après l’entrée de celle-ci dans les ordres.)
Lorsque ma fille entra dans l’ordre des tertiaires de saint Dominique, pour la première fois depuis longtemps je fus heureuse pour elle. Sur le moment, cela m’apparut incompréhensible : je n’avais pas cessé de m’y opposer, comme je me suis opposée à tout ce qu’elle a jamais entrepris. Mais je comprends maintenant, en pensant à ces mères qui restent des années durant au chevet d’un enfant adoré, à gémir, balançant entre l’espoir et la crainte. Peut-être même sont-elles plus en paix lorsque, enfin, elles lui ont fermé les yeux. Je sais de quoi je parle : j’ai moi-même veillé dix enfants sur leur lit de mort, et même si Dieu leur a toujours épargné de longues souffrances, sept d’entre eux étaient si petits qu’ils n’avaient pas eu le temps de m’appeler maman.
Désormais, il me fallait m’accommoder de l’idée qu’elle n’était plus ma fille : elle devait aimer tous ses semblables d’un même amour. Mais avait-elle jamais été ma fille ? Même lorsqu’elle était encore toute petite, elle ne m’avait jamais réclamée comme mes autres enfants. Au berceau déjà, je ne me rappelle pas qu’elle ait tendu ses mains vers moi lorsque je délaissais brièvement les occupations de mon ménage pour m’approcher d’elle. En ce temps-là, en moi-même je chantais ses louanges et la tenais pour la meilleure de mes enfants, car jamais elle ne me dérangeait dans mon travail. Mais peut-être bien qu’il y avait autre chose, quelque chose de terrible pour un cœur de mère, quelque chose que j’étais incapable de me figurer : ce qu’il y avait, c’est qu’elle n’a jamais eu besoin de moi et qu’elle ne m’a jamais aimée. C’était une étrangère, un enfant qui nous avait été confiée pour l’élever, pour pourvoir à ses besoins passagers tant que ce serait nécessaire. Il paraît que c’est ainsi que fait le coucou avec les autres oiseaux : il leur confie ses enfants pour qu’ils en prennent soin et les nourrissent. Mais il paraît aussi que les parents adoptifs préfèrent les petits coucous à leurs propres oisillons. Et n’en a-t-il pas été ainsi de moi-même ? Je l’ai toujours préférée à mes autres enfants, je l’ai plus aimée qu’il n’était nécessaire, tant à elle qu’à moi-même. Bien sûr, je ne veux pas dire qu’elle n’était pas ma fille par la chair : je l’ai mise au monde dans des souffrances aussi grandes que ses frères et sœurs. Elle était ma chair et mon sang, et pourtant son cœur m’était étranger. Mais je ne suis qu’une simple femme, je travaille pratiquement du matin au soir : comment pouvais-je comprendre cela, ou même le remarquer ? J’avais déjà élevé tant d’enfants que je croyais savoir ce dont ils ont besoin et ce qu’on peut exiger d’eux ; et jusque-là, je ne m’étais jamais trompé.
Je ne veux pas rejeter la faute sur qui que ce soit, plus maintenant, même s’il m’est arrivé jadis de faire d’amers reproches à l’un ou à l’autre. J’accusais mon mari de trop gâter sa benjamine, de donner l’impression qu’elle comptait plus pour lui que nos autres enfants. C’était mon propre péché dont je tentais de le charger : moi-même, dans mon cœur, c’était à elle que je tenais le plus, à cette fille qui m’avait été donnée pour la joie de mes vieux jours, à ce que je croyais à l’époque — Dieu sait qu’elle est devenue le fléau de ma vieillesse, et qu’à maintes reprises elle a durement flagellé mon orgueil. Peut-être était-ce nécessaire… Qu’est-ce que j’en sais !
Elle a si vite suivi son propre chemin, ma Catherine. Un jour, elle disparut de chez nous sans crier gare. Je grondai ses frères et ses sœurs de ne pas l’avoir mieux surveillée, je tirai Bonaventura par les cheveux et je giflai Stefano. Je les envoyai à sa recherche — et où est-ce qu’ils finirent par la trouver ? Au couvent des dominicains : elle était à la messe, comme si elle y comprenait quelque chose. Comment avait-t-elle bien pu arriver jusque là-bas sur ses petites jambes, et comment ne s’était-elle pas perdue en route ? Même si l’église est visible de chez nous, il n’y a pas de chemin direct. Mais quoi qu’elle entreprenne en ce temps-là, il semblait qu’un ange gardien se tenait à ses côtés pour guider ses pas.
Je réprimandai Tommaso, mon fils adoptif, pour lui avoir raconté des choses qu’elle était trop jeune pour comprendre. Toutes ces histoires de saints et de martyrs, de tortures et de massacres, lui ôtaient le sommeil. Elle s’étendait à côté de moi et éclatait en sanglots, et lorsque je lui demandais ce qu’elle avait, elle répondait : « Je pleure les souffrances de sainte Christine », ou bien : « j’ai tant de peine pour saint Sébastien ». Je lui disais qu’ils sont morts depuis des siècles et qu’ils ont oublié leurs souffrances, il y a si longtemps qu’ils sont au Paradis. Croyez-vous que cela y faisait quelque chose ? Pour elle, tout cela s’était passé la veille, car les enfants ne voient pas loin dans le temps, ni profond en pensée.
Une fois que je pestais après Tommaso — je ne me souviens plus à propos de quel saint — il me répondit qu’il ne lui en avait jamais parlé. Je pris cela pour un mensonge, mais par la suite, j’ai eu plusieurs occasions de constater qu’elle savait des choses que personne ne lui avait dites. Comment est-ce qu’elle parvenait à les apprendre, Dieu seul le sait ! À cette époque, évidemment, elle était toujours sur les talons des grands, et elle les écoutait attentivement. Souvent, elle passait des jours entiers en bas, dans l’atelier, heureusement qu’on n’y entendait jamais de bavardages ni de grossièretés comme dans tant d’autres maisons.
Ainsi grandissait-elle, sous une protection supérieure : mon aide et ma protection à moi, elle n’en a jamais eu besoin. J’aurais pu en être reconnaissante. Mais qui connaît le cœur d’une mère comprendra que je ne pouvais m’en satisfaire. J’étais sa mère, et c’était sous mes ailes protectrices qu’elle aurait dû se réfugier, pas ailleurs. Combien j’ai attendu qu’elle vienne à moi de temps en temps, en pleurs, en se plaignant d’un quelconque petit problème, ou tout simplement de s’être cogné le pied quelque part ! Mais lorsqu’elle marchait, il semblait que ses pieds ne touchaient pas le sol, et sur son visage il y avait toujours un sourire de bonheur.
Je sais très bien que beaucoup de gens me tiennent pour une mauvaise mère. L’avis d’autrui ne m’a jamais importé lorsqu’il était sans fondement. Même à présent, je n’ai rien à me reprocher, même si je sais qu’il est toujours opportun de reconnaître humblement ses manquements. Qu’aurais-je dû faire pour trouver grâce aux yeux de ces médisants et de ces malintentionnés ? Les uns disent que je l’ai gâtée en lui tenant la bride trop lâche. D’après eux, j’aurais dû faire obstacle à ses excès de piété ; et lorsqu’elle venait me parler de ses bizarres visions, j’aurais dû l’en punir comme d’un mensonge, et la menacer des verges pour chasser de sa tête ces pensées malsaines. D’autres en revanche me reprochent d’avoir été trop sévère et de l’avoir empêchée de servir le Seigneur. Ma propre bru, Lisa, qui maintenant a pris l’habit des tertiaires, m’a réprimandée pour cela. Maintenant, oui — mais à cette époque, lorsque nous tentions de forcer Catherine à vivre à notre manière et que nous lui avions même trouvé un fiancé convenable, Lisa était l’une des plus fermement décidées à la contraindre. Rétrospectivement, il est facile d’être sagace. Même moi, j’arrive à voir deux ou trois choses sous un autre angle.
Lisa et les autres bigots peuvent bien dire ce qu’ils veulent, en fin de compte, c’est quand même moi qui ai aidé ma fille à entrer dans cet Ordre dont elle rêvait tant. Est-ce que cela l’a rendue heureuse ? C’est une autre question, évidemment. Que de plus sages que moi en décident — après coup, comme toujours. Mais on peut se demander si cette entreprise aurait réussi si n’avais pas eu recours à une ruse bien séculière — que la faute en retombe sur moi seule.
Les gens, y compris les nonnes, se décident toujours d’après l’apparence ; et s’il y a quelque chose qui ne trouve jamais grâce aux yeux des vieilles, c’est bien la jeunesse, la santé et la beauté du visage. Moi-même, il m’est arrivé de poser ce genre de regard sur mes futures brus. Je n’en voulais pas de trop jolie, car cela signifiait davantage de tentations : même une femme mariée n’en est pas à l’abri, pas à Sienne en tout cas. Si les tertiaires avaient vu Catherine en bonne santé, avec aux joues le teint frais de la jeunesse et une couronne de cheveux resplendissante autour de son visage, elles ne l’auraient jamais acceptée. Mais il se trouve qu’elle était épuisée par la maladie et pleine de boutons, et j’étais bien placée pour le savoir. En la voyant dans cet état, elles ne pouvaient que se dire : cette pauvre petite n’a aucune tentation terrestre à redouter ! Et j’ai réussi à manœuvrer pour qu’elles la vissent de leurs propres yeux. Est-ce que cette petite astuce fut un péché ? Laissons le Seigneur en décider, ainsi que ceux qui connaissent mieux que moi Sa volonté.
Pourquoi m’être ainsi comportée ? Pourquoi, en somme, avoir pris tant à cœur de l’aider à devenir tertiaire, alors que je m’y étais toujours opposée ? Je l’ai déjà dit, mais avec d’autres mots. Je n’étais plus en état de me battre. J’étais fatiguée, et je voulais que tout cette affaire finisse, même si cela devait aller contre mes souhaits les plus intimes. Toutes ces années où je m’étais accrochée à ma fille comme une fleur de chardon, où j’avais essayé de la garder pour moi tandis qu’elle ne cessait de se débattre comme un oiseau en cage qui tente de prendre son envol — comment pourrais-je arriver à expliquer ce que cela signifiait pour moi ! Bien sûr que je l’aimais, et cela me brisait le cœur de voir comme elle souffrait. J’espérais au moins (faux espoir !) qu’elle cesserait de se torturer : cela me faisait mal, comme si c’était mon corps à moi qui subissait tous ces coups et ces plaies. Je savais que les règles de l’Ordre fixaient précisément les prières et les jeûnes, et même si ce régime peut nous paraître sévère, c’était un jeu d’enfant en comparaison de la discipline que Catherine s’était imposée.
Comme je l’ai dit, c’était un faux espoir. Après son entrée dans l’Ordre, elle ne changea rien à son mode de vie. J’en ai parlé à son confesseur, mais il est aussi impuissant que moi. On dirait que c’est toujours elle qui mène les autres et qui leur donne les ordres : sa volonté s’impose à ceux qui devraient la guider. De qui accomplit-elle la volonté ? Cela dépasse mon entendement.
Il doit y avoir une force miraculeuse qui la fait tenir debout malgré tout. Je sais qu’elle ne dort pas la nuit. Lorsque parfois je me levais pour aller écouter à sa porte, toujours je l’entendais prier. Il y a eu au moins un point sur lequel j’ai imposé ma volonté : que la nuit, elle ne ferme pas sa chambre à clef. Qui sait à quel moment elle pouvait avoir une crise : personne n’aurait pu lui venir en aide. Une nuit où je n’entendis rien, j’entrouvris la porte, mais elle n’était pas endormie : elle gisait les yeux ouverts, sans me voir. Vous vous demandez peut-être comment j’ai pu m’en tendre compte dans le noir ? Il se trouve que j’ai vu son visage avec netteté, comme si une clarté en rayonnait.
C’est pareil avec la nourriture et la boisson. À sa place, n’importe qui serait mort d’inanition depuis longtemps ou, tout du moins, se serait affaibli au plus haut point. Je ne me rappelle même plus quand elle a mangé de la viande pour la dernière fois — elle rejette même les légumes quand ils sont cuits dans du bouillon de viande. De même, elle refuse de boire de l’eau lorsque j’y ai mis une goutte de vin pour lui donner meilleur goût. Elle refuse tout ce qui donne de la force, et pourtant elle est aussi forte que les autres, et même plus forte. Il faut être robuste pour supporter tous ces supplices qu’elle s’inflige.
Qui peut me dire pourquoi un être humain doit souffrir à ce point ? Elle dit que c’est à cause de ses péchés. Mais comment peut-elle bien trouver le loisir de pécher ? Elle ne quitte sa chambre que pour aller à l’église ! Elle m’a expliqué un jour que tous les péchés s’accumulent en un seul tas, et que même les innocents en subissent le châtiment. Est-il possible que cela soit vrai ? Bien sûr, on voit des tas de gens pieux qui souffrent, même des enfants qui n’ont rien fait de mal. Manifestement, c’est comme ça, mais ça ne m’empêchera pas de demander : est-ce que cela doit être ? Je ne crois pas que quelqu’un me réponde jamais, et de toute façon, je ne comprendrais pas. Voilà pourquoi je n’ai jamais compris Catherine. Cette fille qui m’était échue, on aurait dit une étrangère, comme si, dès son arrivée chez moi, elle avait parlé une autre langue.
Bien sûr, cette étrangère est mon enfant préférée, et c’est de son amour que j’ai le plus besoin. Je préfèrerais qu’elle me frappe, plutôt que de la voir se donner la discipline. En tout cas, chacun des coups qu’elle s’inflige me blesse, car elle est ma chair et mon sang. Si seulement elle voulait comprendre que tout ce que je fais, je le fais par amour pour elle, si seulement de temps en temps elle me remerciait, peu importe de quoi, même de la chose la plus insignifiante ! Mais tout ce que je fais lui déplaît d’une manière ou d’une autre, ses paroles et ses regards de reproche sont ma seule récompense.
Je sais, je ne suis qu’une vieille femme égoïste qui passe son temps à geindre et à se lamenter. Peut-être que je devrais plutôt remercier Dieu à genoux de m’avoir donné une fille comme elle, et me courber humblement sous mon fardeau. J’ai essayé. C’était à l’église, quand elle a été reçue chez les tertiaires. Et en vérité, j’ai tout de suite senti mon cœur s’apaiser. Il m’a semblé que ma fille, au lieu de s’éloigner de moi, se rapprochait. Mais après, lorsque nous sommes rentrées chez nous — entre-temps son père et ses frères avaient décoré sa chambre — elle s’est contentée de les regarder, toute triste, en demandant : « Pour qui donc avez-vous préparé cette pièce ? ». Elle n’a même pas voulu se mettre à table avec nous pour le repas d’actions de grâces, elle a passé tout le jour à jeûner. C’est comme cela qu’elle a rejeté toutes nos marques d’affection, et c’est pourquoi, dans mon cœur, je sais qu’elle ne nous aime pas. Il y a un proverbe qui dit que celui qui ne reçoit rien ne donne rien. Parfois, il y a autant de vérité dans les proverbes que dans la sainte Écriture, même si c’est de l’italien et pas du latin.
C’est comme ça, on ne me changera pas. Apparemment, il doit en être ainsi : jamais mes souffrances ne finiront, ni mes espoirs, même si les unes sont vaines et les autres futiles. Tout cela durera jusqu’à mon lit de mort. Dieu veuille que ce temps ne tarde pas !
* * *
(Monologue intérieur de Jacopo Benincasa, père de Catherine de Sienne, mourant et aphasique.)
J’aurais encore tant à dire — mais le temps m’est compté, et ma langue est faible. Ce n’est pas seulement la maladie : j’ai toujours été un piètre discoureur, c’est pourquoi j’ai le plus souvent préféré me taire, même lorsque je me rendais compte que mes paroles étaient attendues. Pour l’essentiel, il est trop tard, il n’y a plus grand-chose à rattraper. Mais j’ai encore tant de choses sur le cœur : cela non plus, je ne vais pas y arriver, je le sens. Je ne peux plus parler qu’avec moi-même, en silence, en esprit. Je pourrais m’adresser à Dieu — Il écoute ceux qui n’ont pas de mots —, si j’étais sûr qu’Il a du temps à perdre à de telles vanités. De toute façon, Il entend tout et Il voit tout, Il sait toutes ces choses bien mieux que je ne pourrais les Lui exposer.
Il ne me reste plus qu’à m’entretenir avec moi-même, à faire un bilan. Je n’en ai jamais trouvé le temps. Je n’en voyais pas la nécessité : à chaque jour suffisaient sa peine et ses soucis, comme une pièce d’étoffe que l’on n’achèverait jamais de tisser. Dire qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’un jour elle pourrait se déchirer sur le métier !
Pourtant, voici vingt ans, la pensée m’en a effleuré. Elle nous effleura tous, en ce temps où le fléau du Seigneur flagellait le monde. Même les sempiternelles disputes au sujet du gouvernement de Sienne s’était apaisées, tant il était évident que c’était la Mort qui régnait.
Bien sûr, un jour nouveau est venu, puis d’autres jours, en nombre, et il y a belle lurette que nous avons oublié cette époque. À ceux qui vivent, il est facile d’oublier. Ce qu’il en est des morts, je l’ignore encore. Mais un jour viendra où moi aussi je serai oublié — et peut-être, ce jour-là, n’aurai-je plus le souvenir de moi-même. Nous savons si peu de choses de ce qui nous attend au-delà des portes de la mort, et cependant nous ne cessons d’y penser. Pourtant, pourquoi les âmes bienheureuses devraient-elles se remémorer les misères de la vie terrestre, si nous nous refusons à repenser aux horreurs de la peste ?
Si je voulais faire un bilan, alors tout pâlirait devant l’amour du Seigneur qui m’a fait participer de cette vie passagère. Il a été pour moi ce qu’Il fut pour son serviteur Jacob, Il a béni mon foyer. J’ai eu des fils et des filles, et même deux fois autant que le père des enfants d’Israël, même si je l’ai pas pu les garder tous. Je vais les revoir à présent, ceux d’entre eux qui sont partis en avance, mais les reconnaîtrai-je encore ? Me reconnaîtront-ils ? C’étaient encore presque tous de tout petits enfants lorsqu’ils ont quitté ce monde. Est-ce qu’ils ont encore le même âge, ou est-ce qu’entre-temps ils ont grandi ? Voilà une question que je n’ai pas osé poser.
Je laisse cinq garçons et sept filles. Eux aussi m’ont donné bien de la joie. Aurais-je pu penser que l’un de mes fils serait un jour de ceux qui guident le destin de Sienne ? Si son discernement a donné si peu de résultats concrets, je ne peux lui en faire reproche. Je n’ai même pas à le regretter. Cela montre que c’est mon fils : je l’ai élevé en lui apprenant à exiger d’abord la justice, et à ne tenir compte qu’ensuite de son intérêt personnel. Je n’ai jamais eu à regretter de m’être conduit d’après ce principe : toutes mes entreprises ont réussi. Peut-être pas en permanence, mais, avec l’aide de Dieu, j’ai toujours fini par triompher des difficultés. Je laisse une maison assurée sur de solides fondations, et je n’ai pas à craindre que mes garçons ne poursuivront pas ma tâche.
Pourquoi alors m’inquiéter de l’avenir ? C’est vrai, s’agissant de ma ville, j’ai toujours été de ceux qui doutent et se font du souci. Pour mes affaires personnelles, j’ai fermement placé mon espoir en Dieu, mais il semble que ma foi s’affaiblit dès que je pense à Sienne. Je n’ai jamais gardé ces doutes par-devers moi, et mes fils ont eu de multiples occasions d’en rire, en m’accusant d’appartenir à une époque révolue. Il est vrai que j’ai grandi et passé la plupart de mon âge dans une ville gouvernée par la noblesse et les grands. Nous, les bourgeois, nous avions très peu voix au chapitre, même si c’était nous qui souvent devions endurer les disputes et les luttes des anciens partis. Il est tout aussi vrai que les années où le Conseil des Neuf a guidé le destin de la cité ont été des années bénies, aussi bien pour la noblesse que pour le commun. Et pourtant, ni les uns ni les autres ne sont satisfaits. Je sais très bien quelle quantité de colère peut abriter le cœur des hommes, et cela m’ôte la paix.
Si je pouvais ressembler à Catherine, ma fille, qui a fermé ses sens au spectacle du monde et ne vit que pour le Christ ! Je n’y peux rien : quand je pense à mes enfants, c’est toujours sur ma benjamine que je m’attarde, on dirait que les autres s’évanouissent dans mon esprit. Je sais que ce n’est pas juste ; mais le patriarche Jacob n’avait-il pas un fils préféré, à qui il fit confectionner un plus beau vêtement qu’à ses frères ? J’aurais certainement dépensé la majeure partie de mes biens pour elle, si seulement elle en avait voulu. À présent, je ne lui laisse rien, car je sais qu’elle n’a besoin de rien. De tous mes enfants, elle est la seule dont l’avenir ne me cause pas d’inquiétudes. Quoi qu’il lui arrive, quelles que soient les souffrances qui l’attendent, je n’y puis rien changer : elle est de l’autre côté, hors de portée de mes attentions paternelles.
En vérité, je n’ai plus que dix enfants. Joseph a été vendu comme esclave en Égypte par ses frères jaloux ; Catherine est partie de son propre gré. Certes, elle n’a pas été happée par le porche d’un couvent, elle a continué à vivre chez moi, mais cela ne faisait pas une grande différence. Son cœur n’était plus à nous. C’est vrai, depuis quelques petites semaines, elle est soudain réapparue à notre table ; mais cela ne veut rien dire, car elle ne partage pas notre repas. Je n’ai jamais voulu lui faire obstacle et la retenir de force, comme sa mère, mais je ne peux nier qu’il m’est arrivé d’en souffrir. Pourtant, c’est elle à présent qui veille et prie à mon chevet en permanence — et cela non plus ne signifie pas grand-chose. Elle est quand même de l’autre côté, et c’est de là-bas qu’elle me tend une main charitable : c’est tout. Dieu veuille me donner assez d’humilité de cœur pour que je puisse la prendre, cette main, dans un esprit de gratitude !
Pourquoi ne pensé-je qu’à mes enfants, quand leur mère aussi est toujours là ? Sans elle, ils ne seraient pas. Sans elle, je ne serais rien. J’ai peine à me rappeler ce que j’étais avant mon mariage. Quelque part, très loin, il y a un étranger, un enfant. En vérité, de ces temps reculés je ne me souviens de rien d’autre que de mon enfance, comme si j’avais été encore enfant à mon mariage et que je sois devenu adulte ce jour-là, du jour au lendemain.
C’est une bonne chose de m’être mis à réfléchir à tout cela. D’un coup, je me sens beaucoup plus léger, les soucis et les interrogations ont cessé de me tourmenter. Ne demeure qu’un peu de tristesse : ce temps est si loin, je ne le reverrai plus. Aucun chemin n’y ramène, et bientôt j’aurai cessé de m’en souvenir. Je voudrais en parler à Lapa, mais je n’ai plus de forces, et elle n’a pas le temps. Peut-être est-elle déjà en train de régler les préparatifs du repas de mes funérailles. Elle est forte, rien ne la brise. Aussi je n’ai pas de souci pour son avenir.
Mais moi, qu’est-ce qui m’attend ? À présent, il me faut trouver le courage d’ouvrir le registre de mes dettes, avant que le Seigneur ne le fasse, pour ne pas me présenter devant Lui en état d’impréparation. Il m’a tant été donné — mais de combien suis-je redevable ? On m’a tenu pour un homme juste et bon — en a-t-il réellement été ainsi ?
Que c’est étrange ! Dès que j’essaie de penser à mes erreurs et à mes péchés, les prières incessantes de Catherine à mon chevet me troublent. On dirait que j’essaie de regarder le reflet de mon visage dans un miroir liquide, mais sa main en fait frémir la surface, et tout se trouble.
C’est vrai, j’ai toujours suivi le droit chemin, je n’ai trompé personne, je n’ai jamais menti. Lorsque j’ai conçu de la rancune envers autrui, par la suite j’ai toujours recherché la réconciliation. Et lorsqu’il a fallu aider mes proches ou donner aux pauvres, je n’ai jamais été avare de ma bourse. Sans doute m’est-il arrivé de m’en glorifier en moi-même, en remerciant Dieu de ne pas ressembler à un publicain.
Mon existence a été paisible, c’est pourquoi il m’a été facile de me garder des embûches. Mais que serait-il arrivé si j’avais trébuché, si ma route s’était faite raide et glissante ? Aurais-je eu assez de forces, assez de caractère pour regagner le droit chemin ?
Lorsque j’ai chassé mon apprenti Marco, parce qu’il était incompétent, menteur et voleur, voilà ce qu’il m’a dit : « Il t’est facile d’être une colonne du Temple, Maître Jacopo, car tes greniers sont pleins, tes enfants ne manquent pas de pain et ta femme a de quoi s’habiller. C’est ce qui te fait penser que tous les Siennois doivent être heureux et reconnaissants ». J’ai entendu mon fils dire qu’il est réapparu en ville au dernier carnaval, et il n’y a rien de bon à attendre de ce genre de gredin, a-t-il ajouté d’un air soucieux. Il a raison, bien sûr, et je n’ai pas à me reprocher ma sévérité : avec n’importe quel autre maître, cela se serait terminé au tribunal. Mais qu’aurait dit Catherine si elle avait été là ? « Prends ma maison et mes biens, et montre que tu peux être heureux et reconnaissant ! ». Oui, mais mes biens n’ont jamais été à moi seul, et pour cette seule raison, il ne m’était pas possible d’en faire cadeau.
Et si un jour le Sauveur en personne était venu, s’était arrêté devant ma porte et m’avait dit : « Laisse ton atelier et ton foyer, ta femme et tes enfants, suis-moi ! », aurais-je obéi ? Je ne crois pas. L’aurais-je seulement reconnu ?
C’est ainsi : si quelque chose m’a fait faute, cela a été le courage. Mon fils aussi, je l’ai toujours exhorté à la prudence lorsqu’il siégeait au Conseil des Neuf. Même au nom de la vérité, il me semblait inutile de se faire des ennemis : la cause n’y aurait rien gagné. Et quand je pense à Catherine — toujours elle avant tout le monde ! — je dois reconnaître que je lui ai fait bien du mal en n’osant pas m’opposer aux avis de la famille et des autres. J’ai toujours eu peur, j’ai encore peur à présent — cela montre bien que ma foi manque de fermeté : jamais elle ne m’aurait permis d’apaiser une mer démontée, encore moins de marcher sur les eaux.
Seigneur, combien demandes-Tu à chacune de Tes créatures ! Qu’elles sont formidables, Tes exigences ! Qui peut les accomplir ? Peut-être est-ce réservé à ces individus que nous honorons du nom de saints et vers qui nous nous tournons dans nos prières, quand nous sommes trop lâches pour nous présenter devant Ta sévérité. Mais les saints peuvent-ils nous comprendre, eux qui sont exempts de nos insuffisances et de nos faiblesses ?
Je sais à présent que ma dette est lourde, et ma seule espérance réside en l’amour de Dieu et en les oraisons de ma fille. Devrais-je prier pour que Tu n’entendes pas ses prières et que Tu m’attribues le châtiment que je mérite selon Tes hautes exigences, afin que je sois lavé de mes péchés, longuement et profondément, au feu du Purgatoire, qui est notre séjour obligé à tous ? Mais cette prière n’est-elle pas présomptueuse à sa manière ? Peut-être vaut-il mieux se contenter de ces mots : que Ta volonté soit faite !
Il me semblait que j’avais tant de choses à dire, mais soudain, voici que tout est à son terme. J’ai soif, mais je ne peux plus demander à boire. J’ai mal, mais je ne suis plus en état de ressentir la douleur. Je suis Jacopo Benincasa, un pauvre pécheur. Mais je suis prêt — tel que je suis, me voilà.
Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier