Issu d’une famille paysanne, A. H. Tammsaare (1878-1940) (de son vrai nom Anton Hansen) passe son enfance dans la ferme paternelle, dont le nom lui fournira plus tard son pseudonyme. Terminant tardivement l’école élémentaire (1897), il poursuit ses études à Tartu dans un lycée privé réputé, le lycée Treffner, où il exerce également diverses fonctions (gardien, professeur remplaçant) afin de payer sa scolarité. Il reçoit là une solide formation littéraire, lit les classiques russe et allemands, tout particulièrement Dostoïevski, qui exercera une influence notable sur son œuvre. De 1903 à 1907, il travaille à la rédaction de plusieurs journaux de Tallinn successivement interdits par le pouvoir tsariste. Il assiste avec intérêt à la révolution de 1905, sans pour autant y prendre une part très active. En 1907, renonçant au journalisme, il s’inscrit à l’université de Tartu pour étudier le droit. Animé d’une intense soif de connaissances, il y apprend également l’anglais et le français, suit des cours d’histoire, de philosophie, de psychologie, de mathématiques, tout en lisant sans relâche de grandes œuvres de littérature étrangère (Goethe, Shakespeare, Zola, Maupassant, Hamsun…). L’objectif de ce programme intellectuel ambitieux est d’acquérir une meilleure compréhension du monde et de l’homme, qu’il estime nécessaire à son travail d’écrivain. Mais la maladie va entraver la réalisation de ses projets littéraires. Au printemps 1911, la tuberculose l’oblige à quitter l’université avant la fin de ses examens. Sur la recommandation des médecins, il effectue un long séjour dans le Caucase (1912-1913), qui restera son seul voyage hors d’Estonie. En 1914, il doit subir une lourde opération de l’estomac, dont il mettra plusieurs années à se remettre. Installé chez son frère à la campagne, il continue à emmagasiner des connaissances de façon méthodique, étudiant le finnois et le suédois, l’histoire des religions, la philosophie. Après son mariage, en 1919, il s’installe définitivement à Tallinn, où il mène une vie assez retirée, se consacrant désormais presque entièrement à son œuvre et à la traduction de grands auteurs anglais et russes (Wilde, Galsworthy, Dostoïevski, Gontcharov). Il meurt à sa table de travail.
Les premières œuvres de Tammsaare (nouvelles et récits publiés de 1900 à 1907) sont d’un réalisme rural parfois teinté de critique sociale, comme dans le récit Les vieux et les jeunes (1903) qui relate l’affrontement, au sein d’une famille de paysans, de deux générations incarnant respectivement la tradition et le progrès.
Au cours de ses années d’université, dans le sillage du groupe Jeune-Estonie, Tammsaare délaisse provisoirement le réalisme au profit d’un «impressionnisme psychologique» qu’il théorise dans un article en 1907. Son objectif central est d’exposer dans ses moindres nuances la vie intérieure des personnages. Ses nouvelles de cette époque — Les longs pas (1908), Jeunes âmes (1909), Au-delà de la frontière (1910) — ont pour cadre le milieu étudiant et intellectuel. Son récit intitulé Nuances (1917), qui constitue probablement la meilleure illustration de son nouveau style, relate une liaison amoureuse entre deux malades dans un sanatorium du Caucase.
Tammsaare revient ensuite au réalisme, mais sans renoncer à son intérêt pour les méandres de l’âme humaine. Dans ses œuvres de la maturité, publiées entre 1920 et 1940, il opère une synthèse entre ses deux premières manières en s’efforçant de parvenir à une compréhension globale de l’homme, dans sa double dimension sociale et psychologique. L’homme est pour Tammsaare un être étrange et contradictoire, tiraillé entre le bien et le mal, l’amour et la haine, la raison et les instincts. C’est dans cet esprit qu’il peindra désormais la plupart de ses personnages.
L’œuvre qui inaugure cette dernière période est son drame biblique Judith (1921), qui offre une interprétation psychologique originale du personnage central. La Judith de Tammsaare est une séductrice égoïste et ambitieuse, soucieuse avant tout de sauver sa peau. Si elle tue Holopherne, ce n’est pas pour préserver sa ville de la destruction, comme dans l’Ancien Testament, ni pour venger sa virginité outragée, comme dans la version de Friedrich Hebbel, mais parce qu’Holopherne a blessé son orgueil en repoussant ses avances et ses projets d’avenir.
Dans son roman Le patron de Kõrboja (1922), Tammsaare revient au monde rural de ses débuts. En toile de fond d’une histoire d’amour à l’issue tragique, il réfléchit aux problèmes de la campagne estonienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. La rigueur de composition, l’intérêt des personnages et la maîtrise du style font de ce livre l’un des meilleurs romans estoniens de l’entre-deux-guerres.
Les cinq volumes de Vérité et justice (1926-1933) imposent définitivement Tammsaare comme le plus grand romancier de son pays. Cette saga familiale et philosophique qui embrasse un demi-siècle d’histoire estonienne est aussi un roman de formation retraçant l’évolution spirituelle d’Indrek, un jeune paysan qui devient un intellectuel. Après une enfance marquée par les conflits incessants entre son père et un voisin querelleur, Indrek passe plusieurs années dans un lycée où il perd peu à peu la foi. Il participe à Tallinn à la révolution de 1905, tout en doutant de la légitimité de la violence mise en œuvre. Après la Première Guerre mondiale, devenu maître d’école, marié et père de deux enfants, il ne trouve le bonheur ni dans son travail ni dans son ménage. Sa femme, Karin, est superficielle et frivole et leur vie commune n’est qu’une longue série de disputes. Après la mort accidentelle de Karin, dont il se croit en partie responsable, il retourne à la ferme paternelle et tente d’oublier sa vie passée. Il s’impose des «travaux forcés volontaires», en décidant de creuser un fossé pour assécher un marais, et se marie avec sa servante, Tiina, jeune femme travailleuse et dévouée qui réussit à lui redonner goût à la vie. Chaque volume illustre un aspect de la lutte de l’homme contre les forces qui orientent son destin : lutte contre la terre, contre Dieu, contre la société et contre soi-même, avant la résignation finale qui apparaît comme la condition nécessaire pour accéder à un bonheur relatif. La quête de la vérité et de la justice, aspiration humaine fondamentale qui donne son titre au roman, est un espoir toujours déçu qui aboutit souvent au résultat opposé : le mensonge et l’injustice.
Avec Vérité et Justice, Tammsaare a porté le réalisme psychologique à un sommet difficile à égaler. Il tente de renouveler sa méthode dans ses romans suivants, La vie et l’amour (1934) et J’ai aimé une Allemande (1935), ainsi que dans une pièce de théâtre satirique, Le roi a froid (1936), où il dénonce avec vigueur les régimes totalitaires. Mais c’est surtout dans son ultime roman, Le nouveau diable du Fond-de-l’Enfer (1939), que Tammsaare parvient à dépasser de façon magistrale le réalisme psychologique, en mêlant des éléments fantastiques à un traitement globalement réaliste, plus stylisé toutefois que dans ses œuvres précédentes. Reprenant deux personnages du folklore — le diable stupide et Ants-le-Malin, son valet rusé qui lui joue des tours —, Tammsaare les transporte dans la campagne estonienne des années trente en inversant leur sens. Ants devient un riche paysan, cupide, cynique et sans scrupules. Le diable, prénommé Jürka, apparaît lui comme un personnage sympathique. Il est envoyé sur la terre par Saint Pierre, qui veut, par cette expérience, savoir si l’homme peut ou non se sanctifier au cours de sa vie terrestre : si le diable y parvient grâce à son travail, alors l’homme le peut aussi et il est coupable s’il ne le fait pas ; mais si le diable n’y arrive pas, l’homme non plus ne peut y arriver et il n’est pas coupable. Le diable s’installe dans une ferme à l’abandon, fonde une famille et tente de travailler la terre en déployant des efforts considérables. Mais son voisin, Ants, tout en se proclamant son ami, profite sans scrupule de son incroyable naïveté pour le dépouiller du peu qu’il possède. À la fin du livre, les yeux de Jürka se dessillent enfin. Furieux d’avoir été berné, il déclenche un incendie dévastateur dans lequel périssent les deux protagonistes. La question centrale — le diable a-t-il atteint le salut et l’homme peut-il lui aussi l’atteindre ? — ne trouve pas de réponse. Parallèlement à la dénonciation des injustices sociales (l’exploitation du travail d’un pauvre paysan par un riche), Tammsaare reprend ici, dans une lumière très sombre, les thèmes abordés dans Vérité et justice, en les tempérant par l’humour et le grotesque.
Par l’ampleur et la cohérence de sa vision philosophique — un humanisme sceptique et pessimiste — ainsi que par la maîtrise absolue de son art romanesque, Tammsaare est incontestablement le plus talentueux et le plus universel des écrivains estoniens. Bien que son œuvre, abondamment traduite, lui ait valu un début de reconnaissance à l’étranger dans les années quarante (« J’ai rarement lu un livre plus beau », écrivit Giono à propos du premier volume de Vérité et justice), la disparition de son pays de la carte politique de l’Europe l’a empêché d’occuper la place qu’il mérite dans la littérature européenne du XXe siècle. — AC