1.
En venant au monde, nul ne sait combien d’amours il lui sera donné de vivre. Certains se contentent, leur vie durant, d’une unique flammèche, modeste et tremblante, d’autres en revanche…
Le moment est venu de faire connaissance avec Raimond Kukumaa, à qui le destin octroya pas moins de six amours magnifiques. On pouvait déjà le pressentir à l’époque où Raimond n’était encore qu’un enfant très gros et très intelligent, pour ne pas dire un enfant prodige. À sa naissance – par césarienne –, il pesait seize kilos et demi, soit quatre fois plus que la normale, et ses hurlements étaient eux aussi quatre fois plus forts que ceux des autres nouveau-nés. Son aspect extérieur était celui d’un unique bourrelet de graisse uniforme, de sorte que, les premiers temps, ses parents avaient du mal à comprendre où se trouvaient le haut et le bas de leur enfant. Pour que les yeux et le corps de leur fils ne cuisent pas dans leur propre chaleur, on devait lui placer entre les sourcils, les joues et tous les replis de sa peau le contenu de trois boîtes d’allumettes.
Ses parents se faisaient beaucoup de souci pour lui, et sa famille pensait qu’en plus de son surpoids considérable il souffrait probablement aussi d’arriération mentale. Pourtant, démentant ces sombres pronostics, à la surprise de tous, la lecture devint bientôt le premier amour de Raimond Kukumaa.
2.
Dès l’âge de trois ans en effet, Raimond Kukumaa savait lire et écrire. À quatre ans, il lut d’un bout à l’autre l’épopée nationale Kalevipoeg et les Anciens contes du peuple estonien, de sorte qu’à cinq ans il put se consacrer tranquillement à la découverte du réalisme critique. Depuis Vers le pays froid d’Eduard Vilde jusqu’au Terrain des vents d’Albert Uustulnd, le petit Raimond vécut, au cours de l’année qui suivit, les peines et les souffrances de plusieurs générations d’Estoniens. Le garçon ne faisait que lire et manger, essuyer ses larmes mêlées à sa sueur, manger et lire, se moucher et lire à nouveau. Mais le plus curieux dans tout cela était que plus il lisait, plus il perdait du poids. Le monde de la littérature exigea de lui au moins quatre kilos et demi d’amour bien gras… Mais au moment où il s’apprêtait à découvrir la philosophie, plus précisément Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, ses parents le forcèrent à entrer au cours préparatoire, un abécédaire sous le bras…
Le traumatisme provoqué par cette humiliation fit perdre à Raimond presque tout son amour pour la lecture, et il devint un écolier ordinaire aux notes moyennes, qui se traîna d’une classe à l’autre comme dans un demi-sommeil. En se reposant sur sa grande intelligence, il parvenait sans difficulté à s’en sortir dans toutes les matières, mais en réalité il ne s’intéressait à rien. Jusqu’au jour où, en CM2, il fit la connaissance de Tõnu Kuklane.
3.
Contrairement à Raimond, Tõnu était un garçon maigre et travailleur, qui portait d’épaisses lunettes et aspirait à être le meilleur de la classe dans toutes les matières, sans véritablement y parvenir. Il avait pourtant une grande qualité : il n’avait aucun préjugé à l’égard des gros et pouvait même devenir ami avec eux.
Pour le remercier de son amitié, Raimond Kukumaa l’aidait à faire ses devoirs, lui fabriquait de petits bateaux de bois, lui offrait de nouvelles séries de timbres, lui recommandait des livres à lire et lui en faisait la lecture lui-même un peu plus tard. Bref, Tõnu Kuklane avait trouvé en Raimond Kukumaa l’ami le plus fidèle et le plus désintéressé qui soit. Raimond confia même à Tõnu un grand secret qu’il n’avait encore révélé à personne : il lui ordonna de planter une fourchette dans son bras, puis, pressant la peau autour du trou, il en fit sortir un peu d’amour gras et odorant. Cela avait le goût de la confiture de fraise. Tõnu lécha ce liquide avec plaisir, fit l’éloge de son goût sucré et en réclama chaque jour un peu plus, ce qui ne tarda pas à le faire grossir lui aussi. Son avidité excessive fut probablement ce qui le perdit, car un beau jour, Raimond comprit qu’il avait gaspillé son amour désintéressé pour un individu complètement insignifiant.
Leur amitié, qui avait duré deux ans et demi, se termina aussi subitement qu’elle avait commencé. Pendant cette période, Raimond Kukumaa avait grandi de seize centimètres et grossi de quatorze kilos et quatre cents grammes. Sa grande amitié avait exigé de lui précisément huit kilos et sept cent cinquante grammes d’amour.
Mais il était encore très gros.
4.
Deux ou trois ans s’écoulèrent sans incident notable, jusqu’au jour où Raimond Kukumaa commença à éprouver dans le tréfonds de son être le sentiment qu’il ne faisait qu’un avec la nature.
Les routes qui l’appelaient vers les lointains, les sapins dans la lumière d’avril, les pommiers tout juste couverts de bourgeons, les paisibles lacs de forêt, l’odeur acre des fanes de pommes de terre et les sorbiers à la fin de l’été, les grandes étables anciennes, pareilles à d’étranges châteaux délabrés, dressées au milieu des champs en friche… Tout cela fit soudain à Raimond l’effet d’une révélation !
Déplaçant à grand-peine sa masse corporelle, il se rendait dans des prairies à l’extérieur de la ville, se déshabillait au soleil et s’allongeait par terre. Les escargots rampaient sur sa peau blanche, les libellules et les papillons se prélassaient sur son gros ventre, en remuant leurs ailes scintillantes, les pinsons et les merles sautillaient sur sa tête : c’était au tour de la nature d’absorber avidement l’amour de Raimond, et celui-ci la laissait faire avec plaisir.
Cette riche et complexe fièvre amoureuse brûla une quantité considérable de graisse autour du corps de Raimond. Il s’offrit aux champs, aux prairies et aux forêts, et chaque oiseau qui passait devant ses yeux emportait avec lui un petit morceau de son amour.
Lorsqu’il sentit, trois ans plus tard, que son brûlant sentiment d’unité avec la nature commençait à s’épuiser, il était devenu un gros garçon tout à fait ordinaire.
5.
Après avoir terminé le lycée, Raimond Kukumaa décida d’entrer à l’école d’aviation de Nõo pour devenir pilote. Pendant qu’il était allongé dans les prairies, il avait souvent vu des avions passer au-dessus de sa tête, et le désir de voler un jour entre les nuages devint son quatrième amour.
La seule difficulté, lors des examens d’entrée, s’avéra être son poids excessif. Mais comme il avait porté ses connaissances techniques à un niveau stratosphérique par comparaison avec les autres candidats, le jury décida de l’admettre à l’école.
Raimond Kukumaa ne tarda pas à apporter la preuve que cette décision était parfaitement justifiée.
Au deuxième semestre, on autorisa le jeune homme à faire son premier vol au-dessus de la région de Tartu. Son cœur se mit littéralement à bondir d’enthousiasme lorsqu’il vit au-dessous de lui l’Estonie semblable à un petit lopin de terre qui aurait pu tenir dans la paume de sa main. Il se dit alors que c’était là le début de quelque chose de grand et de merveilleux qui le lierait jusqu’à la fin de sa vie avec l’espace infini. Qu’il accomplirait certainement bientôt des vols au-dessus des océans et des voyages en orbite autour de la Terre.
Quelques années plus tard, il devint pilote de voltige. À l’examen, il exécuta sans difficulté trois loopings successifs et fut le premier homme à passer avec un K-32 sous le pont de l’Emajõgi à Tartu. Celui-ci fut bientôt suivi par des ponts sur la rivière Pärnu, sur la Gauja et sur la Daugava. Raimond, qui voulait se consacrer corps et âme à sa nouvelle vocation, inventait des figures de plus en plus complexes. Avec une audace folle, il accomplissait des voltiges de plus en plus dangereuses et passait sous des ponts de plus en plus bas.
Il devint bientôt un maître reconnu dans son domaine, surpassant même des voltigeurs aussi célèbres que Jurgis Kairys et Yoshi Muroya. Il commença à participer à des spectacles et à des compétitions dans le monde entier : Allemagne, États-Unis, Canada, Corée, Chine, Philippines. Avec son petit K-32 d’un âge respectable, il vola sur le côté dans les longues rues étroites de New York et de Hong Kong, alla les yeux bandés de Tartu à Paris et traversa à la vitesse de l’éclair un cercle humain formé par soixante-quinze parachutistes. Partout où il allait, jusque dans les endroits les plus reculés, il était connu comme le pilote de voltige le plus gros du monde.
Mais un jour (comme cela finit toujours par arriver aux pilotes de voltige), en passant sous un pont particulièrement bas sur la Daugava, l’aile gauche de son avion se brisa et Raimond Kukumaa se retrouva à l’hôpital avec treize fractures.
C’est ainsi que s’acheva sa brillante carrière d’aviateur, car après l’accident il développa une phobie de l’avion et aucun argument ni aucune somme d’argent ne purent le forcer à voler de nouveau.
6.
Raimond Kukumaa souffrit longtemps de cette grande rupture et perdit même pour quelque temps le goût de vivre. Mais pendant sa carrière de voltigeur, son apparence s’était radicalement transformée : sa passion pour la voltige, ainsi que le séjour épuisant à l’hôpital qui l’avait suivie, avait réduit son poids à tel point que, débarrassé de son épaisse couche de graisse, était apparu un visage aux pommettes saillantes. À la place de ses yeux porcins noyés dans les bourrelets, il posait maintenant sur les autres de grands yeux brillants d’un bleu profond. Ses sourcils et ses lèvres avaient une courbe parfaite, comme ceux d’un jeune dieu grec. Son corps était devenu mince, souple et sportif.
Grâce à tous ces changements, Raimond Kukumaa trouva bientôt du travail comme mannequin dans une boutique de mode, et des femmes de tous âges commencèrent à s’intéresser à lui. Elles tournaient autour de lui en bourdonnant comme des mouches, l’invitaient à des fêtes ou à des rendez-vous, jusqu’au jour où la directrice d’une poissonnerie, une grande femme sensuelle, conquit son cœur tendre avec sa passion de mère primordiale.
Leur amour fut rempli de vent et de tempête. Les lèvres mordues jusqu’au sang dans le déchaînement de leurs sens, ils riaient et se disputaient sans cesse, la nuit comme le jour. Et quand ils n’étaient pas en train de faire l’amour, elle le fatiguait de sa jalousie ou de son bavardage, sans jamais le laisser seul avec ses pensées. Raimond lui donnait tout de lui, mais la directrice de la poissonnerie n’était jamais rassasiée.
Cette passion sévère réduisit ainsi en cendres toutes les réserves d’amour que Raimond possédait encore. Une vie plus paisible lui eût permis de les faire durer pendant des décennies, mais à ce rythme il épuisa très vite ses ultimes forces.
La relation entre la directrice de la poissonnerie et Raimond Kukumaa durait depuis environ un an et demi lorsque, ici et là, des voix commencèrent à dire que Raimond était trop maigre et trop pâle pour une telle femme. Lorsqu’elle lui demanda un jour avec insistance : « Cher Raimond, qu’as-tu donc fait de ta passion et de ta joie de vivre ?! », il se contenta de hausser faiblement les épaules : la passion en lui s’était éteinte. Il n’y avait plus rien à faire avec un tel homme…
Après que cette femme l’eut quitté, Raimond Kukumaa perdit son emploi de mannequin : son visage, où se lisaient la fatigue et l’apathie, n’attirait plus guère les clients.
7.
Arriva alors le temps où, dans l’âme de Raimond Kukumaa, s’épanouit, comme une fragile fleur d’automne, son dernier amour : l’amour du vide.
Cette sensation de malaise et de solitude était pour lui quelque chose de tout à fait nouveau, très différent de toutes ses amours précédentes. Quand il déambulait le soir dans la ville, vêtu d’un manteau léger, les passants pouvaient voir sur son visage émacié et dans son regard tourné vers nulle part les traces de son passé riche et impétueux. Ils comprenaient que la vie avait vidé cet homme de toutes ses grandes et violentes passions, l’avait pressé jusqu’à la dernière goutte comme un citron dans une tasse de thé, puis avait continué son chemin. Raimond s’était retrouvé dans la rue, en proie à la morsure des vents. Mais curieusement, cela lui plaisait.
En quelques mois, il devint encore plus maigre, et même, pourrait-on dire, presque impalpable. Quand il entrait dans un magasin pour acheter une tranche de saucisson et un morceau de pain, il devait souvent faire la queue quatre ou cinq fois avant qu’on l’entende ou qu’on le voie. Dans la rue, on ne le remarquait pas. Et quand on le remarquait, c’était pour lui jeter un long regard étonné, en se demandant si ce n’était pas un fantôme… Il faisait penser à une histoire triste qui aurait pris soudain une forme visible : un visage d’un blanc bleuté, presque translucide, de grands yeux écarquillés, comme effrayés, hésitant sur la direction à prendre. De temps en temps, son visage se crispait comme celui d’un enfant qui a perdu sa mère dans une ville étrangère et qui n’a plus personne pour lui prendre la main et le ramener à la maison.
Quelques semaines plus tard, plus personne ne le voyait. Quand il se tenait debout quelque part, on le prenait pour un mur à l’enduit écaillé, ou pour un vieux cadre de fenêtre qu’on avait posé là et oublié. Et quand il demandait un peu d’argent aux passants, ceux-ci confondaient sa voix avec le bruit de l’eau qui gouttait des toits.
Raimond Kukumaa erra quelques jours encore, tel un spectre invisible, dans les rues et les jardins de la périphérie. Puis un soir, un vent puissant se leva, le souleva comme un papier froissé, le fit tourbillonner deux ou trois fois autour des arbres et des buissons, et l’emporta dans une direction inconnue.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin