Nous sommes assis en tailleur sur les tapis étendus à même le sol, Sidi Maati, le propriétaire du jardin, et ses quatre invités. La place d’honneur revient naturellement au caïd Omar, le visage aquilin, le regard encore noble, mais la nuque, jadis si fière, déjà courbée par l’âge, qui a aussi généreusement saupoudré de neige sa barbe noire. Son secrétaire est assis à côté de lui, un homme réservé, d’âge moyen, au visage blanc bouffi. Le toubib et moi complétons le groupe.
Nous formons un cercle autour d’un plateau de cuivre étincelant portant des verres et une théière. Un abricotier frisé étend sur nous son ombre. Dans la séguia peu profonde creusée à côté, coule en silence l’eau fraîche qui arrose le jardin. Sous le soleil ardent, la menthe et les œillets, les navets et les géraniums, plantés au hasard sous les grenadiers autour de nous, exhalent leurs parfums.
Le caïd Omar, enfoncé de côté sur un coussin, couronné d’un turban jaune gros comme un chou, tourne la tête vers le toubib et, d’un air coquin, lui lance une œillade pour lui signaler que la question ne sera pas anodine mais un peu grivoise ; il lui demande à mi-voix :
« Eh, toubib, vous n’auriez pas un fortifiant pour moi ? »
Je sais bien ce que cache la question, d’ailleurs je ne suis pas surprise. Du fait de la polygamie, les Marocains, surtout les plus aisés, ont souvent l’impression que leur virilité diminue. Nous avons souvent vu des hommes dans la cinquantaine, quelquefois même dans la trentaine, voire plus jeunes encore, venir consulter le médecin pour en obtenir conseil et médicaments, enfin, surtout des médicaments. On peut toujours entendre un bon conseil, mais le vivre au quotidien et dans son travail, c’est ennuyeux et déplaisant.
Le caïd Omar voudrait lui aussi un médicament. Ce n’est pas le prix qui l’arrêterait. Ni le mode d’administration, même si c’est par piqûres ; il a été militaire, ce n’est pas cela qui lui ferait peur ! Et pour lui il est évident que le médecin nsrani (nazaréen, c’est-à-dire chrétien) connaît de telles substances …
Pour une raison que j’ignore, le toubib répond à côté, il aborde des questions tout à fait banales et sans importance et demande à son tour au caïd :
« Tu as combien de femmes ? »
Le caïd hausse les épaules : « Trois épouses légales. » Il ajoute fièrement : « Toutes blanches ! »
« Et combien de concubines et … de noires ? » (il allait dire d’esclaves, mais voilà, officiellement il n’y a plus d’esclaves)
« Ah ! combien de négresses ? » Le caïd éclate de rire. Il rit de bon cœur, en prolongeant et en répétant le son é. « Les négresses, tu dis ? Tu crois que je les ai comptées ? Les négresses, tu sais, ça va ça vient ! »
Le caïd repousse la question d’un geste de la main. Quelle idée de me demander ça ! Pourquoi me souviendrais-je de cette poussière …
Sur ce, Maati, le maître de maison, se relève avec une agilité inattendue. Secouant le bas de toutes ses longues robes comme si elles étaient pleines de puces, il s’écrie :
« Tu vois, combien de femmes il a, le caïd ! »
À cette pitrerie, tout le monde pouffe de rire. Le caïd, flatté par l’hommage de Maati, hoche la tête d’un air bienveillant.
« Et tu as combien d’enfants ? » demande le toubib.
« Neuf. »
« C’est tout ? Avec toutes ces femmes ? »
Le caïd rejette la tête en arrière et part d’un nouvel éclat de rire. Hoquetant de rire, il a du mal à articuler :
« Il y en a … trente qui sont … morts ! »
Je ne vois vraiment pas ce qu’un père peut trouver de si gai à l’évocation de la mort de trente de ses enfants. Me tournant vers le secrétaire, je lui pose la même question, combien il a d’enfants :
« Quatre, » répond-il.
« Et combien sont morts ? »
« Treize … enfin, je crois … »
Les coins de ses lèvres se relèvent et il se retient de rire. Le toubib lui semble un peu naïf.
Le docteur se frappe le genou de la paume : « Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que ce pays ! C’est bien la peine de faire endurer à vos femmes tant de naissances, si vous n’arrivez pas à amener vos enfants à l’âge adulte. Depuis que je suis ici, je vous ai bien trop souvent vu donner à vos nourrissons du thé et de l’huile. En hiver, vous vous couvrez d’une pile de burnous de gros drap, mais les enfants, vous leur relevez le bas de la chemise jusqu’en haut de la poitrine et vous les laissez assis le derrière à l’air sur le carrelage. Sachez, messieurs, que dans le pays d’où je viens, sur cent nourrissons, il n’y en a que quelques-uns qui meurent ! »
« Ah bon ? » s’exclament d’une seule voix ces messieurs, les yeux écarquillés. Mais déjà le sourire revient sur les lèvres du caïd et, jovial, un rien moqueur, il fait observer :
« Bien sûr ! Après tout, vous n’avez qu’une femme pour chaque homme. Ce qui fait qu’il y a peu d’enfants, et c’est par crainte que vous avez appris à en prendre soin mieux que nous. Mais tu comprends, toubib… », et là-dessus le caïd se remet à glousser, « Des femmes, chez moi, il y en a tout un régiment. Si on se mettait à aligner leurs matelas côte à côte, ça irait jusqu’à l’oranger là-bas, tu vois. Et chacune d’elle veut absolument avoir un enfant. Alors tu vois, on essaie de leur faire plaisir comme on peut, et les enfants viennent au monde. Il en naît, il en meurt, selon la volonté du Tout-Puissant. Nous n’y pouvons rien. Allah donne, Allah reprend. »
Il poursuit sur un ton plus sérieux :
« Dans ce monde, les enfants ne sont confiés aux parents que comme un prêt. Si Allah veut reprendre ce qu’il nous a prêté – loué soit Son nom. Pourtant, il y a quelques enfants qui atteignent l’âge adulte. »
Traduction : Mme Lazarev – Révision : Jean Nagy