Cet après-midi-là, Andréas accomplissait une promenade de santé projetée depuis longtemps. Il suivait l’allée circulaire du jardin public, propre et bordée de bancs. Les arbres, les fleurs — tout embaumait. Les oiseaux chantaient dans les buissons. L’air était léger et Andréas marchait d’un pas élastique.
Il s’apprêtait à réfléchir à quelque chose, lorsqu’il vit arriver une jeune femme à la figure étrange. Il planta ses yeux dans les siens. Dans ce coin désert, il s’y sentait presque obligé. Il mit dans son coup d’œil enjôleur une question et une invite, à tout hasard, et se réjouit de son initiative. C’est la loi de la vie, se disait-il, nous sommes des êtres humains. Une simple œillade telle que celle-ci permet déjà de satisfaire certaines pulsions.
Andréas se curait les dents et les oiseaux chantaient. Le regard énigmatique de l’inconnue lui donnait envie d’en savoir plus.
Au tour suivant, il la croisa à nouveau et lui adressa un sourire, histoire de faire avancer son affaire. Le visage de la jeune femme conserva une expression indéfinie, peut-être de naïveté, ou au contraire de sagesse suprême, Andréas ne parvint pas à le déterminer.
Il marchait et se livrait aux joies de la généralisation : ce qui plaît le plus aux hommes, pensait-il, c’est l’absence d’ambiguïté, car alors l’aboutissement naturel est proche; mais trop de franchise peut aussi être ennuyeux. Le dévoilement progressif est un plaisir à part entière, bien qu’il ne constitue qu’un moment dans une relation. Andréas savait que la femme est un être complexe.
Il déambulait toujours de sa démarche élastique. Il s’attendait à rencontrer la jeune femme derrière le prochain buisson. Les arbustes embaumaient, mais elle n’apparut pas. Andréas se vexa, on l’avait trompé. Son plaisir n’en fut que plus grand lorsqu’il la découvrit à quelque distance de là, assise sur un banc. La pensée qu’elle s’était arrêtée pour lui, afin de lui offrir une occasion de l’aborder, le chatouilla agréablement. Mais plus il se rapprochait, plus son courage s’amenuisait. Les bancs étaient nombreux en bordure de l’allée, et il n’avait aucune raison pour s’installer sur celui qu’elle occupait. Quoi qu’il en soit, même si elle ne s’était pas assise là dans le but de lier connaissance, il était bien obligé d’avancer.
Son pas se faisait lent et hésitant. Heureusement, elle ne regardait pas dans sa direction. C’était bon signe. Il bredouilla confusément quelques mots et s’assit sur un coin du banc, aussi loin que possible de sa voisine. Elle ne lui accorda pas la moindre attention, mais elle ne se leva pas pour partir.
Andréas resta un certain temps dans cette position inconfortable, puis il se déplaça un peu et s’installa plus commodément. Il ne savait pas comment engager la conversation. S’il déclarait par exemple que la marche est utile à la santé, il risquait de paraître plus vieux que son âge. De toute façon, ils étaient assis, et non en train de marcher. Il aurait pu constater que l’air était vivifiant, mais ce n’était pas là une réflexion très originale ni très personnelle. Sans compter que dans cette partie du jardin flottaient des odeurs plutôt douteuses.
Avant qu’il n’ait pu trouver son entrée en matière, la jeune femme tourna inopinément la tête et énonça très calmement :
— Vous savez, je ne suis pas un hareng. Andréas sourit d’un air niais : il était flatté qu’elle ait parlé la première. Sa remarque lui paraissait bien un peu étrange, mais dans le cas présent, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Il essaya de trouver une repartie aussi spirituelle. L’inconnue ne lui en laissa pas le temps. Elle le gratifia d’un charmant sourire et répéta avec conviction :
— Croyez-moi, c’est une erreur, je ne suis pas un hareng.
Il fit semblant d’avoir saisi la plaisanterie, mais se demandait ce que cela pouvait bien signifier. Peut-être s’agissait-il d’un langage codé. Les jeunes d’aujourd’hui sont redoutables : intelligents et dominateurs. Le hareng est un animal à sang froid; peut-être la jeune femme voulait-elle lui faire comprendre qu’elle n’était pas indifférente et qu’il pouvait venir s’asseoir plus près. À tout hasard, il se rapprocha un peu. Incertain, il approuva :
— Mais oui, bien sûr.
Elle répondit d’une voix hésitante :
— Vous ne me croyez pas. Regardez-moi : est-ce que je ressemble vraiment à un hareng?
Elle tendit élégamment en avant son bras mince, en accompagnant son geste d’un imperceptible mouvement des hanches. Andréas lui sourit. Cette femme devait avoir le sens de l’humour. Mais comment deviner ce qu’elle entendait par là?
— Ne vous fiez pas aux préjugés, poursuivit-elle. Essayez de me considérer d’un œil neuf et faites-vous une opinion en toute indépendance.
Cela devenait trop compliqué pour être une simple plaisanterie. Andréas commençait à trouver cela très étrange.
— Mais non enfin, euh…, marmonna-t-il d’un air compréhensif.
Elle scruta un instant les cimes des arbres et posa à nouveau sur Andréas son regard vague.
— Pourtant, vous avez certainement déjà vu de vrais harengs! reprit-elle, d’une voix où il crut déceler un soupçon de coquetterie. Ils n’ont ni bras ni jambes. Souvent, ils sont ventrus et sans tête — lorsqu’ils sont salés par exemple…
Andréas se sentait mal à l’aise.
— Mais je n’ai jamais dit que vous étiez un hareng.
— Non, mais au fond de vous-même vous en êtes convaincu, répondit-elle avec un sourire. L’apparence conventionnelle de la notion vous a dissimulé l’essence, le mot a masqué la chose.
Andréas fit la moue. Si c’était une plaisanterie, elle allait décidément trop loin, et si c’était un code, il devenait totalement incompréhensible.
Elle tendit à nouveau son bras en avant et le fit tourner :
— Mais enfin, regardez ! Vous voyez bien ! Andréas ne voyait rien, et il était de plus en plus perplexe.
— Vous savez sans doute que les harengs, dans leur baril, sont serrés les uns contre les autres, poursuivit-elle. Mais ils n’en forment pas pour autant une collectivité… Je vous assure, quant à moi, que je vis dans un monde à faible densité de population.
Andréas s’écarta, un peu froissé :
— Si vous y tenez, je peux aller m’asseoir sur l’autre banc.
Elle haussa les épaules.
— Qu’est-ce que cela changerait? Même sur l’autre banc, vous penseriez toujours que je suis un hareng.
— Je vous jure que non, promit-il précipitamment.
Elle souriait à présent d’un air triste et distant :
— Il est facile de jeter des mots au vent, mais plus difficile de comprendre. Nous ne pouvons pas formuler d’assertions définitives sur les phénomènes sensibles. Les concepts qui se construisent au cours du temps sont nécessairement flous et étriqués. C’est pourquoi nous sommes plus proches de la vérité lorsque nous laissons les questions ouvertes et que nous ne prétendons pas nous cramponner à nos préjugés…. Andréas songea qu’elle était peut-être folle, et cela accentua son malaise. Mais elle argumentait de façon trop logique. Il devait y avoir là quelque philosophie cachée. Dans ce cas, ce n’était pas une plaisanterie. Elle poursuivit sur un ton enflammé :
— Je vous en prie, c’est pour votre bien ! Je sais que vous n’êtes pas seul à le penser, mais il ne faut pas vous laisser influencer!
Andréas commençait à y voir plus clair. Pourquoi essayait-elle avec tant d’insistance de prouver qu’elle n’était pas un hareng? Cela signifiait sans doute quelque chose. Surtout si les autres aussi…
Elle le scruta attentivement et répéta, avec une nuance d’espoir :
— Je suis un être humain, pas un hareng. Le ton de sa voix était presque tragique.
Andréas avait retrouvé toute son assurance. Il lui sourit avec tendresse :
— Évidemment, vous êtes un être humain, pas un hareng.
Il voulait réconforter la malheureuse, mais n’était plus absolument convaincu de ce qu’il affirmait. Elle le regarda un instant, reconnaissante, puis secoua la tête et soupira :
— Non, non, vous dites cela pour me consoler… Je sais que les hommes ne se laissent pas facilement convaincre, mais vous au moins, je voudrais que vous accédiez à la vérité. Croyez-moi, c’est très important pour moi… Et pour vous aussi certainement.
Andréas ne répondit rien. Cette affaire ne devait pas être très propre. À quoi bon prouver une évidence? Si quelque chose est blanc, quel sens y a-t-il à clamer que ce n’est pas noir? Certes, cela se pratique couramment dans la société, et même au plus haut niveau. Mais est-ce que cela ne signifie pas justement que l’affaire est douteuse? Cette femme n’est pas un hareng… Peut-être… mais pourrait-on vraiment en jurer? Surtout quand elle le nie avec un tel acharnement? Il faudrait évidemment être fou pour penser que cette femme est un véritable hareng. Mais il y a là quelque chose de troublant. Certains liens, certaines relations…
— Je comprends, ce n’est pas facile… mur-mura-t-elle.
Andréas resta silencieux. Sa gêne avait disparu, seul demeurait un soupçon tenace. Elle devait avoir une raison sérieuse pour crier ainsi sa détresse devant un étranger.
— Je n’ai jamais été un hareng et je n’en serai jamais un. J’ai eu des moments de faiblesse, c’est vrai. Il m’est arrivé de céder à certaines personnes et d’admettre que, puisqu’elles pensaient ainsi, je pouvais bien être pour elles un hareng. Mais, en réalité, je n’en ai jamais été un!…
Andréas n’en croyait pas un mot. Il haussa les épaules d’un air buté. D’étranges idées lui vinrent. Comment savoir ce qui peut se produire dans le monde? On parle bien de métamorphoses, de migration des âmes, de matérialisation de la pensée, et de tant d’autres mystères. Comment trouverions-nous le temps de réfléchir à cela dans notre vie chargée de soucis?
Au fond, à considérer la situation froidement, pourquoi pas? Oui, pourquoi cette femme ne serait-elle pas un hareng? Dans un sens ou dans un autre — les mots peuvent signifier tant de choses.
Andréas eut l’impression qu’elle était sur le point de pleurer :
— Si je n’arrive pas à vous convaincre, alors au moins croyez-moi!
Le ton implorant de sa voix ne parvint pas à l’émouvoir. La vie est cruelle et les gens malheureux sont assommants. Surtout lorsqu’on ne comprend pas la raison de leur malheur. Andréas voulait quitter cet endroit au plus vite.
— Je vous en prie ! fit-elle doucement. Il se leva en haussant les épaules.
— Bon, bon, je vous crois, lâcha-t-il d’un air indifférent, puis il s’éloigna rapidement.
Il se retourna pour regarder derrière lui. Elle demeurait assise sur le banc, les yeux hagards. On ne discernait pas si elle était plus proche des larmes ou du rire. Andréas se sentit à nouveau mal à l’aise et fila sans demander son reste.
Lorsqu’il eut recouvré ses esprits, il essaya posément de comprendre. Peut-être voulait-elle simplement le séduire : elle avait poussé le jeu trop loin et il avait pris bêtement la fuite. Peut-être était-ce vraiment une folle? Ou bien une psychologue, qui s’était servie de lui, pauvre naïf, comme sujet d’expérience.
Pendant cette réflexion cependant, et pour le restant de ses jours, Andréas conserva le sentiment qu’il y avait chez cette femme quelque chose de louche, quelque chose d’ondoyant et, pour tout dire, de harengesque. Peut-être cette forme féminine au regard vague, avec son discours étrange, était-elle une sorte d’illusion d’optique, une réalité hostile, dont il n’était pas exclu qu’elle fût dirigée contre lui.
Il entra dans une boulangerie et s’acheta une miche de pain.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin