Les manies de mon père

                                       Dans la clarté douteuse de l’aube, le père de mon père sauva les livres.
                                       Ils sont dans cette même tour où je vis, et où je me remémore les

                                       jours qui furent ceux de ces personnes autres, étrangères, de jadis.

Borges, Le gardien des livres.

    J’avais quinze ans quand mon oncle Herik Petzer osa me parler de mon père. (Nous avions tous été élevés, moi et mes ascendants directs de sexe masculin, par nos mères ou par des parents maternels). D’autres que moi ont eu l’expérience d’une enfance sans père, et du violent conflit spirituel qui découle de cette frustration, un conflit principalement aggravé par la cruauté sans compromis des camarades du même âge : ceux-ci ne se privent pas de relever ce qui manque à leur compagnon et essayent de l’humilier, alors que le rattachement à quelque origine est bien sûr pour les enfants d’une importance extrême. Il va de soi, dans ces conditions, que l’intérêt pour le père s’approfondit, et que l’on essaye de trouver dans sa vie quelque chose de nature à clouer définitivement le bec aux persécuteurs. En général, quand surgit le premier intérêt — un intérêt inconscient chez les tout-petits — les tuteurs (alors qu’il n’y a peut-être rien de bien joli à raconter) vont servir à l’enfant une légende qui fait de son père un héros exceptionnel — alpiniste ou explorateur trépassé, disparu dans des circonstances mystérieuses ; à moins qu’ils ne racontent, s’ils ont la profonde et obscure conviction qu’ils ont le droit de tromper l’enfant de manière aussi impudente, qu’il est parti à la conquête du cosmos ; l’enfant est ainsi conduit dans un pseudo-univers idéal fait de chimères, jusqu’au moment où il finit par transformer tout rêve en absurde et le rend, au fur et à mesure qu’il grandit et qu’il sort des tourments de l’enfance, tout à fait inutile.
    Sur mon père, on ne me fit jamais que des allusions brumeuses, et encore quand je me montrais par trop indiscret. On me dit qu’il avait dirigé un grand établissement, qu’il était malade et malheureux. Herik Petzer était incapable de mentir, il préférait se taire et détourner la conversation. Au tout début, bien sûr, je me contentais même de choses aussi indirectes ; l’atmosphère mystérieuse que j’avais conçue autour de mon père était une source d’inspiration suffisante pour créer des projections oniriques. Ainsi l’établissement qu’il dirigeait (et dont mon oncle n’avait jusque-là jamais mentionné le nom) devint pour moi un endroit où l’on produisait les miracles les plus impossibles. Toutes les fois que j’en parlais, je commençais par annoncer que l’entreprise était gardée secrète, et que pour cette raison personne n’avait jamais pu en entendre parler. À m’en croire, on y inventait des robots jamais vus, qui réalisaient tout ce qui était impossible à l’homme ; j’avais créé tout un univers de robots, et comme ma fantaisie n’avait pas de bornes, je n’eus guère de mal à me faire écouter : friands d’histoires palpitantes, mes camarades étaient disposés à me croire, même s’ils n’ignoraient pas qu’ils avaient affaire à de pures inventions. Mais à cet âge une bonne chimère remplace avantageusement n’importe quelle vérité quotidienne, et c’est ainsi qu’à l’école, dans les premières années du Lycée des Langues orientales, je devins le leader incontesté de ma classe. Socialement donc, j’étais à l’abri des persécutions ; mais mon âme, mon moi profond, demeuraient inquiets.
    Quant à ma mère, j’avais renoncé de bonne heure à aborder avec elle la question de mes origines : à peine commençais-je à parler de mon père que ses yeux devenaient brillants et translucides, et son regard allait se perdre dans le lointain. Les véritables raisons de son comportement négatif, je n’ai jamais réussi à les comprendre. Un jour, en réponse à ma curiosité, elle avait entre ses doigts brisé en mille morceaux un service à thé en porcelaine japonaise — froidement, de manière terrifiante, sortant du buffet une tasse après l’autre, une soucoupe après l’autre. Je n’ai pas oublié le bruit de la porcelaine tombant par terre, un peu comme si quelqu’un faisait craquer ses phalanges et les cassait morceau par morceau ; toutes les fois que j’entends un bruit semblable, je sens courir en moi comme un frisson. Il émanait du regard de ma mère une terreur, dont était imprégnée l’atmosphère environnante, et qui réduisait mon oncle au silence, comme si l’esprit de mon père s’y trouvait à jamais atomisé. En parler, cela revenait à conjurer des forces malfaisantes, tant l’effet posthume qu’il exerçait était puissant.
    Plus tard, dans ce qu’il me raconta, mon oncle nia, gomma les tendances fatalistes de toute sorte, mais ses paroles manquaient d’assurance ; en essayant de me convaincre, il voulait se convaincre lui-même ; aussi rationnelle en effet que soit la pensée de l’individu, l’esprit originel qu’il tient de ses ancêtres contient toujours une bonne part de superstition. Il affirmait que mon père était un malade, et figeait cette idée en un postulat, qu’il ne manquait jamais, dès que l’occasion s’en présentait, de souligner. La vie de mon père, telle que mon oncle la relatait, était l’histoire d’une maladie, avec tous les ingrédients correspondants, depuis le diagnostic et l’anamnèse jusqu’au status praesens et à l’épicrise. Cette affection, bien entendu, était de nature psychogénétique : d’après mon oncle, mon père avait hérité d’un système nerveux fragile et d’une nature hypersensible facilement influençable, ce qui avait débouché plus tard sur une paranoïa chronique, maladie dont tous mes ascendants en ligne masculine directe étaient censés avoir été atteints.
    C’est pourquoi j’ai considéré comme ma tâche principale, dans ce qui suit, de m’inscrire en faux contre mon oncle Herik Petzer : quel enfant voudra jamais reconnaître que son père est fou ! Bien sûr je ne chercherai ni à sauver l’ancienne légende ni à en créer de nouvelle, j’ai passé l’âge où la fiction a une quelconque importance ; ma discussion avec mon oncle revêt plutôt un caractère de principe. Il serait d’ailleurs injuste de passer sous silence ma curiosité et mon envie de définir mes origines, élément de toute première importance pour la suite de la vie ainsi que pour le développement psychique de l’individu. L’origine, c’est le tout premier capital de l’homme européen.
    En essayant de pénétrer plus en profondeur l’essence de la chose (de la maladie), Herik Petzer finit par la dénommer « complexe de l’errance », complexe dont le phénomène fondamental était, estimait-il, la manie de la persécution. À l’époque où il entreprit de me révéler l’arrière-plan psychologique de la biographie de mon père, sa crainte que par voie d’hérédité lesdits complexes pussent m’avoir été transmis, voire, si j’en prenais conscience, exercer sur moi une influence essentielle, avait de toute évidence presque disparu. Ce n’en était pas moins de sa part un pas audacieux que de m’initier à des choses qui allaient provoquer une chaîne de réactions aboutissant vraisemblablement à un krach psychique. Il misait sur l’éventualité qu’en appréhendant la chose sous un jour autre que celui vécu par mon père, je serais en mesure de tout surmonter ; avec sa rationalité, il espérait maîtriser une mystification qui aurait pu autrement orienter mon activité de manière aberrante.
    Pour Herik Petzer, l’histoire commençait avec mon grand-père, Otto Treumuth. Mon oncle le qualifiait de bizarre, ce qui n’était aucunement un signe d’irrespect : sa bizarrerie étant de nature épidémique, il fallait, pour la combattre, la prendre au sérieux. Profondément croyant, Otto Treumuth était attaché aux mythes chrétiens et à l’Apocalypse, et en plus s’occupait de généalogie. Ce qui s’avéra décisif, ce fut sa foi en l’existence de toutes sortes de choses surnaturelles, qui le conduisit à en chercher la manifestation aussi bien dans sa vie que dans celle de ses ancêtres. Ainsi découvrit-il (inventa-t-il — H. P.) une loi de récurrence qui régissait la ligne masculine directe de notre famille, en vertu de laquelle des événements essentiels dans la vie de chacun tombaient à des moments précis, sur des années données. Plus exactement, il arriva bien à une demi-vérité, laquelle sera substantiellement parfaite (co-inventée) plus tard par mon père, Willi Treumuth. Otto Treumuth avait fixé la forme de cette loi, une suite arithmétique dont la raison variait elle-même selon une progression arithmétique ; il avait établi toutes sortes de conjectures quant au contenu des valeurs : pour peu, prétendait-il, que l’on pût soupçonner le moindre ordonnancement, cela impliquait purement et simplement l’existence d’une malédiction (vrai croyant comme il était). Les chiffres composant cette suite étaient, conformément à ses écrits : 1, 5, 12, 22, 35, 51, 70 et 92. Quand j’eus dix-sept ans, et que mon oncle estima ma résistance psychique suffisamment confirmée, il me confia un dossier volumineux, qui contenait le traité généalogique d’Otto Treumuth Apologie de la souffrance, la recherche de jeunesse de Willi Treumuth présentée aux journées de l’Institut des sciences exactes : « Phénomènes et essence de la métempsycose », et le Journal de mon père, terminé peu avant sa mort. Les écrits en question, mon oncle aurait tout aussi bien pu les détruire, mais il était par bonheur particulièrement sensible sur le chapitre des destructions : il ne brûlait pas même les vieux journaux, qu’il entassait dans les débarras — et de plus il s’agissait en l’occurrence de l’héritage spirituel de mon père et de mon grand-père, qui n’appartenait qu’à moi, et au sujet duquel j’étais seul en droit de décider. Dans les questions de droit, mon oncle était homme de principe, même si l’on peut supposer qu’il avait été intérieurement partagé. Et ses petits doutes n’étaient pas entièrement infondés, puisque à présent encore je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir su définitivement vaincre la force de suggestion des matériaux dont j’ai hérité.
    Comme j’étais intéressé par les choses dans leur évolution, j’ai commencé par lire l’Apologie de la souffrance. C’était une œuvre à teneur religieuse, dans laquelle, au lieu de compatir aux malheurs (au sens spirituel et religieux) de ses propres ancêtres, il les justifiait entièrement et s’en remettait à l’inéluctabilité d’une telle situation. Otto Treumuth avait l’impression qu’un peu de l’auréole due à ces tribulations retombait également sur lui et il était tout fier de cette position de martyr, comme le révèle entre autres la devise de son traité : « Que l’inquiétude soit ton Signe et la solitude éternelle ta vie. » Il était fier de cette solitude, de cette inquiétude, qui avaient été le lot de ses prédécesseurs.
    Otto Treumuth faisait remonter l’origine de tout (contrairement à Herik Petzer) à son propre grand-père, Luis Santarém, né à Santarém, au Portugal, probablement en 1730. Il s’appuyait sur la tradition orale, sur certains documents et lettres qui avaient été conservés, mais qui plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, avaient été définitivement perdus. (Le traité ne présentait donc pas de matériaux à l’appui, ce qui dans nos discussions donnait à Herik Petzer un avantage considérable.)
    Le premier fait relaté — il n’y avait aucune information sur les parents de Santarém, Luis était peut-être un enfant naturel ou bien un marginal — concerne la période de sa vie où il faisait partie de la Societas Jesu. Otto Treumuth fait référence à une lettre adressée par Santarém à un de ses frères jésuites, Teodorico, dans laquelle il se plaint de certains doutes qui affligeaient son âme. La lettre est datée Faro, 1752. (Notez bien : Santarém avait alors vingt-deux ans, et cela, conformément aux supputations d’Otto Treumuth, signifie qu’avec l’apparition de ces troubles, pour une raison inconnue, la loi des récurrences commençait bien à fonctionner). Leur correspondance dura en tout jusqu’en 1757, et s’acheva peu avant que frère Teodorico, avec des centaines d’autres jésuites, ne fût expulsé du Portugal. (C’était là le résultat de la politique du Premier ministre du roi José Ier, Sebastião Pombal, arrivé au pouvoir en 1750). Étaient également mentionnées deux lettres de frère Teodorico, dont la première remonte à 1755 et dans laquelle il relate à Santarém, de manière alerte et colorée, le tremblement de terre qui venait de ravager Lisbonne : en quelques minutes la ville avec toutes ses églises s’était effondrée, écrasant sous son poids des milliers de personnes, alors que les survivants devaient affronter les vagues tumultueuses du Tage en déroute et l’épouvantable incendie qui faisait rage dans la ville. Teodorico était convaincu que le tremblement de terre était la réponse du Très-Haut à Pombal, qui avec ses conceptions réformistes et son hostilité à l’inquisition et aux Jésuites avait attiré sur lui Son impitoyable fureur. Il appelait Santarém à faire preuve de fermeté. La deuxième lettre — manifestement aussi le dernier message de frère Teodorico — faisait allusion à la transformation radicale qui s’était produite en Santarém : il avait publiquement quitté l’ordre et avait livré à une foule grisée par le pogrome des jésuites les trois frères les plus haïs, qui avaient été pendus haut et court sous le porche de la chapelle São Gabriel. (C’est avec cet événement que, d’après Otto Treumuth, commence la malédiction qui touche les descendants de Santarém. Il serait opportun de rapporter ici la position d’Herik Petzer, pour qui les faits avaient été choisis tout à fait au hasard puisque pareil événement, dans la vingt-septième année de Santarém, ne confirmait guère la loi des récurrences. Sans doute, Otto Treumuth, s’il était vivant, rétorquerait-il qu’en réalité la malédiction sur Santarém avait commencé dès sa vingt-deuxième année, quand il avait été atteint de doutes douloureux, et que l’acte accompli dans sa vingt-septième année n’était que la fixation patente, a posteriori, desdits doutes). Teodorico promettait à Santarém la vengeance impitoyable du Très-Haut, qui de même n’avait pas épargné Pombal, et ajoutait que si Lui devait se montrer par trop bienveillant, c’est lui-même, Teodorico, qui exécuterait le châtiment de sa propre main. Mais heureusement, le départ du bateau des expulsés vers des contrées périphériques réduisit sensiblement la portée de cette main, et Santarém lui-même, qui n’était guère idiot et connaissait bien les jésuites, veilla à accroître encore la distance. Il fit voile de Faro jusqu’en France, et s’installa en Auvergne, dans la petite ville de Clermont-Ferrand, dans l’espoir d’y être suffisamment à l’abri de la proximité dangereuse de la mer et des grands courants de l’histoire. Ainsi put-il, en apparence, échapper pour le coup à la vengeance ; du moins ne soupçonnait-il rien de ce qui allait échoir à sa postérité.
    L’épisode suivant de la vie de Santarém était fondé sur la requête adressée au maire de Clermont-Ferrand par le père Du Bois, prêtre de la paroisse catholique de la ville, et datée de 1781 (Santarém était alors âgé de cinquante et un ans), dans laquelle l’auteur se plaignait, entre autres choses, de ce que le précepteur Sentier (Santarém) se montrait à maints égards impie et dangereux pour ses élèves, pour les fidèles ouailles de sa paroisse, issues de bonnes familles bourgeoises, et demandait dans la mesure des possibilités que Monsieur Sentier fût exilé.
    La dernière information sur Luis Santarém (Louis Sentier) provenait des archives de la petite prison provinciale de Clermont-Ferrand ; dans le dossier constitué à son sujet il est noté — en tant que chef d’accusation — que l’inculpé (Louis Sentier, âgé de quatre-vingt-douze ans, aubergiste à Aurillac) avait séduit la fille du marchand Trémousse, âgée de quatorze ans, qui était enceinte de lui. Luis Santarém (Louis Sentier) mourut en 1822, n’ayant accompli qu’un mois de sa peine. (Cette partie était l’un des chaînons les plus faibles dans toute la théorie d’Otto Treumuth et elle constituait de ce fait un atout de taille pour Herik Petzer. Quant à savoir cependant de quelle manière Santarém était devenu Sentier, Otto Treumuth n’a malheureusement laissé aucune explication détaillée).
    Tout aussi bigarrée apparaissait la vie du fils de Luis Santarém, Rodolphe Trémousse. Né illégitime, mis au ban de sa propre famille, il ne sut se gagner les faveurs que de son grand-père, Jean Trémousse, et encore dans la dernière période de la vie de celui-ci (les petits vieux se laissent semble-t-il plus facilement attendrir), en conséquence de quoi il reçut lui aussi une part d’héritage. C’est de bonne heure que Rodolphe commença à travailler dans le bureau de commerce de son grand-père, ce qui lui donna la possibilité de beaucoup voyager et d’être en quelque mesure loin d’une famille qui le rejetait. À la mort de son grand-père, en 1844 (Rodolphe avait alors vingt-deux ans), il coupa les derniers liens avec sa famille. Sa mère l’avait abandonné dès sa naissance ; elle l’avait certes apporté dans sa famille, mais avait confié son éducation à des tuteurs et ne s’était guère souciée elle-même de ce qui apparaissait comme la marque de sa honte.
    Rodolphe Trémousse, à ce que l’on en dit, était un libertin assoiffé de plaisir (des vices hérités de son père), qui jusqu’à sa mort n’avait rien perdu de sa vitalité. Otto Treumuth était cependant porté à supposer que Rodolphe souffrait en réalité d’une solitude extrême (cela correspondant mieux à la théorie établie — H. P.).
    Les complications ayant suivi la révolution de 1848-1849 éloignèrent pour toujours Rodolphe Trémousse de son pays. Après des années d’errance et d’exil en Belgique, en Hollande, en Suisse et en Autriche, il s’installa à partir de 1857 (dans sa 35e année) et pour quelque temps en Allemagne, où il prit le nom de Rudolf Treumuth — car pour des raisons mystérieuses, il portait en lui une grande peur de son passé (supposition d’Otto Treumuth). En 1873 (dans sa cinquante et unième année) Rodolphe Trémousse — Rudolf Treumuth — se rendit au Danemark, où il épousa la comédienne Karin Jensen, qui, renonçant à sa carrière, l’accompagnera, une dizaine d’années plus tard, dans ses pérégrinations.
    Rodolphe Trémousse — Rudolf Treumuth — mourut en 1892 (âgé de soixante-dix ans), avant la naissance de son premier enfant (le premier connu ? eu égard à ses aventures antérieures…). Comme dans le cas de son père, la vitalité de Trémousse était surprenante : que leur fécondité ne se manifestât qu’à des âges si élevés était chose incompréhensible. (Ne s’agirait-il pas plutôt de la confusion forcée de deux voire de plusieurs personnes, comme on peut également le supposer dans le cas de Santarém-Sentier ? — H.P.).
    C’est ainsi qu’Otto Treumuth mettait en évidence les moments charnière (ou des moments que lui tenait pour tels — H.P.) dans la vieillesse de son père et de son grand-père, ce qui donnait les chiffres : 22, 35, 51, 70, 92, dans lesquels il n’était pas difficile de reconnaître une suite arithmétique de raison variable. (« Quel résultat artificiel ! Inventer une loi de récurrence ! » — ainsi éclatait mon oncle, incapable de se retenir lorsque nous arrivions à ce point de nos discussions). Après quoi Otto Treumuth montrait comment, dans sa propre vie, les deux premiers chiffres présentaient également un caractère décisif — les précédents, à savoir les première, cinquième et douzième années de sa vie, ne lui fournissant visiblement rien d’essentiel. En 1914 (il avait vingt-deux ans), il s’était trouvé projeté en raison de la guerre mondiale dans le chaos, expérience dont il ne se remettrait jamais véritablement. Il s’avéra incapable de s’adapter au système de commandement militaire ainsi qu’au régime de terreur et de violence des temps de guerre, système dans lequel il n’était qu’une entité négligeable, destinée à être détruite. Il continuera plus tard encore à rêver d’explosifs et à voir en rêve ses camarades de tranchée déchiquetés. En 1927 (dans sa trente-cinquième année) il se maria, mais la vie avec sa femme s’avéra, en raison de leurs incompatibilités, un supplice. Pour Otto Treumuth, homme dévot et amateur de travaux et de jeux de l’esprit, les manières de femme du monde de son épouse étaient tout à fait inacceptables.
    Au moment où il consignait sa loi de récurrence, la signification du troisième chiffre (51) pour sa propre vie lui était encore inconnue. Comment aurait-il pu seulement imaginer (quel paradoxe !) qu’il annonçait sa propre mort ! Car la même année (1943), il fut touché par d’autres événements d’importance : il acheva son Apologie de la souffrance et sa compagne, bonne ou mauvaise qu’elle fût, au terme d’une longue attente et après avoir perdu tout espoir, se trouva enfin enceinte. Jusqu’au jour où, de manière tout à fait inattendue, des hommes en gris, agents exécuteurs du Reich, se présentèrent chez lui et l’emmenèrent. Accusé sans la moindre preuve de collaboration avec l’ennemi (après la Première Guerre mondiale il avait certes été un pacifiste convaincu, mais jamais il n’avait proclamé ses opinions publiquement), il fut fusillé contre le mur d’un entrepôt, le jour où naissait son fils Willi Treumuth. (Que ces deux éléments — la mort d’Otto Treumuth dans sa cinquante et unième année et le fait que les pères n’aient pas connu leurs fils — relevassent des cadres de la loi, cela ne fut découvert, comme je l’ai dit plus haut, que par mon père Willi Treumuth).
    On ne peut pas dire que l’Apologie de la souffrance (contrairement aux vœux de mon oncle) m’ait laissé indifférent. Cette sorte de matériau, surtout ce qui vous touche personnellement, agit par suggestion, vous oblige absolument à y croire, et vous prédispose à la réception de choses surnaturelles, mystérieuses, captivantes, telles que celles-ci — car l’esprit humain, hélas, est attiré par le mystique… Et leur effet ne s’en trouva qu’accru lorsque j’eus pris connaissance également de l’étude de mon père, Phénomènes et essence de la métempsycose et que j’eus terminé la lecture de son Journal. Willi Treumuth acheva la première en 1965 (dans sa vingt-deuxième année), à une époque où il n’avait manifestement pas encore pris en compte l’Apologie de la souffrance — comme le révèlent toutes sortes de traits de cette recherche. Sa pensée évoluait pourtant dans un sens dont l’Apologie de la souffrance avait montré l’inéluctabilité, et qui seul pouvait déboucher sur de nouveaux développements de la loi. En effet, l’étude entendait prouver que même après la mort de l’individu l’esprit humain, plus précisément sa partie parapsychique, continue à exister ; toute sa vie durant, l’individu servant d’inducteur émet, inconsciemment et involontairement, des ondes psychiques, qui perpétuent la partie subconsciente de son esprit ; si elle trouve un détecteur approprié ou un médium, celle-ci ira se loger dans un autre individu. Ainsi l’esprit humain, avec les impulsions mystérieuses et indéterminées qu’il recèle, avec ses tourments et détresses sans nom, avec les prédestinations subséquentes et son mouvement vers un but inconnu, se transmet-il, sans répit, d’une époque à l’autre.
    À ce point il faudrait en fait anticiper et parler de la nouvelle qualité que Willi Treumuth donna à la loi découverte par son père, et qu’il appela « métastases de l’errance » (d’où, par déduction, l’expression ultérieure de Herik Petzer « complexe de l’errance »). Mon père rejoignait Otto Treumuth sur l’idée que la famille était victime d’une malédiction dont l’origine (au moins apparente) remontait à Santarém ; mais il voyait également l’intervention d’une destinée particulière d’Errance éternelle, et non seulement au sens le plus direct. Willi Treumuth arriva à la conclusion qu’en cas de mort d’un porteur de cette Errance, celle-ci renaissait aussitôt en quelqu’un d’autre : ainsi relevait-elle du domaine de la métempsycose et tous ses descendants n’en étaient que des variations. Ceci était confirmé par le fait que tous les fils étaient nés peu après la mort de leur père (ou au même moment ?) : ainsi les pères avaient-ils transmis leur malédiction à leurs fils et cessaient d’exister ; de même, Otto Treumuth devait-il fatalement mourir le jour de la naissance de son fils.
    Et pourtant la loi n’était pas encore définitivement établie : à force de développer ses thèses, Willi Treumuth finit par comprendre que cette Errance métastatique était également destinée à mourir (d’où le caractère inéluctable de la mort d’Otto Treumuth juste dans sa cinquante et unième année). Il découvrit que chaque élément de cette série arithmétique, pris à rebours, représentait la durée de vie d’une Errance : 92 ans pour Santarém, 70 pour Trémousse ; donc fatalement, Otto Treumuth devait s’arrêter à 51, lui-même, Willi Treumuth, à 35 ans, et son fils à 22. La malédiction, supposait-il, s’achèverait par la mort, à l’âge de douze ans, de son petit-fils qui très vraisemblablement ne laisserait pas de descendants.
   Cette démonstration figurait noir sur blanc tout au début du Journal de mon père, et cette découverte (qui visiblement remontait à une période antérieure) a été sans doute le déclencheur principal qui l’a incité à noter les événements de sa propre vie. Avant même d’avoir terminé la lecture du Journal, je pouvais me représenter les tourments spirituels de mon père (qui, d’après les dires d’Herik Petzer, était déjà excessivement sensible et d’un esprit facilement influençable), surtout en tenant compte du fait qu’il mourut bel et bien dans sa trente-cinquième année. (Ici je ne parlerai pas de moi, mon père ayant également déterminé avec certitude la durée de ma propre vie. Je ne veux parler que de mon père, c’est là, et seulement là une fois pour toutes le but que je me suis fixé.)
    Le Journal de mon père n’était pas un journal au sens coutumier du terme ; c’était un prolongement sui generis de l’Apologie de la souffrance d’Otto Treumuth, mais un prolongement qu’il aurait plutôt fallu intituler « Contre-apologie de la souffrance ». Alors que l’esprit religieux d’Otto Treumuth acceptait la malédiction (pour lui justifiée), voire la magnifiait, Willi Treumuth pour sa part la tenait pour injuste. Non bis in idem exigeait son sens de la justice — pour un seul et même crime il n’aurait pas fallu châtier à répétition ! Dieu, qui avait livré Ahashverus à une souffrance infinie, était injuste, de même qu’il était injuste en châtiant pour un même crime toute une lignée.
    Dans la suite de son Journal, une fois ce préambule consigné, Willi Treumuth se concentrait entièrement et exclusivement sur soi, sur son moi et sur son univers, mais toujours à la lumière de cette loi. Le Journal fut achevé dans la dernière période de sa vie, alors qu’il sentait sur sa tête un poids permanent, ce qui explique son caractère particulier, puissamment intuitif. (C’est là que surgit la question rhétorique d’Herik Petzer : « Une auto-suggestion permanente, une croyance obscure dans sa disparition prochaine, n’ont-elles pas été la principale raison de sa mort ? » Et encore : « Jusqu’à présent, tout n’était que le jeu du hasard, dorénavant c’est en pleine conscience qu’il se torture avec une idée fixe née sans fondement. Ton père était fou », dit-il.)
    L’attention de mon père, cela va sans dire, se concentrait sur les années qui d’après la loi de récurrence avaient dû représenter un tournant dans sa vie. Il ne négligeait pas même sa première année, dont il n’avait bien sûr pas gardé de souvenirs personnels, mais pour laquelle il se rapportait aux paroles de son oncle Ulrik Kochen (créant ainsi certaines spéculations, auxquelles il finira par croire dur comme fer, en tant que premières preuves du caractère prédéterminé de son destin — H.P.) Son oncle faisait revivre en lui une terrible canonnade, et les hurlements paniques des gens terrorisés par la peur de la mort (c’était en 1944). Au milieu, mon père, tout petit, tout malheureux, silencieux, ne comprenant guère le sens des événements, le devinant seulement, car l’esprit originel, hérité de ses ancêtres, avait l’expérience de la mort… Et voilà qu’il fut tout entier pénétré par le souffle de la mort, qui s’empara de son âme de manière décisive pour son développement ultérieur. « Je te revois », avait dit Ulrik Kochen à mon père « à l’âge d’un an, debout au bord de la fosse qu’une bombe avait creusée à côté de notre maison ; tu regardais le cadavre d’un Volkssturm, auquel un projectile avait arraché la tête et l’épaule droite avec tout le bras. Tu ne pleurais pas, tu avais le visage révulsé, les yeux vides, figés, qui ne regardaient nulle part, tu pressais dans ta main un petit crucifix qui pendait au bout d’une chaîne, une relique héritée de ton père, et il y avait quelque chose, dans ta personne, comme si toute la douleur du monde t’avait soudain traversé, comme si tu avais été appelé, toi, petit bout d’homme, à la porter tout seul… »
    En vérité cette expérience, qu’il s’en souvînt ou non, avait bien dû laisser des traces. Mais il n’avait certainement pas oublié sa cinquième année, quand il en décrivait le terrible épisode, vu directement par ses yeux d’enfant : toute une nuit en effet sa mère avait crié, s’était agitée dans son lit, en s’arrachant les cheveux. Il faisait encore noir dehors quand, le matin suivant, étaient arrivés des messieurs en blouses blanches, chaussés de drôles de bottes, qui avaient piqué sa mère avec une aiguille, et l’avaient ensuite fourrée dans un sac gris à longues manches ; ils l’avaient emportée dans une camionnette verte sur laquelle était dessinée une croix rouge. Lui, dans son lit, n’osait pas même bouger, de peur qu’on ne le remarquât et qu’on ne le mît dans un sac gris identique. Plus tard, il avait regardé par la fenêtre et avait vu la voiture s’en aller le long du chemin boueux. Il ne revit plus jamais sa mère ; on lui dit que les médecins essayaient de la soigner, et que si elle retrouvait la santé, elle reviendrait. Son souvenir était si net, si suggestif, que jamais il ne put, même par la suite, appeler les choses par leur vrai nom : les messieurs à hautes bottes des médecins militaires, le véhicule à croix rouge une ambulance, et sa mère, tout simplement une folle. « Quoi d’étonnant à ce que ton père fût paranoïaque ! » observait Herik Petzer, sceptique).
    Willi avait douze ans à la mort de son tuteur, l’oncle Ulrik Kochen, et son éducation fut confiée à l’État. Il n’avait pas oublié l’aspect désolé de l’orphelinat, ses murs chaulés d’un blanc sale, la rigidité de l’aménagement des locaux, où les lampes n’avaient pas d’ampoules, où les planchers sentaient l’encaustique et où toutes les choses — les lits, les tables, les chaises — étaient strictement disposées en rangées qu’on n’avait pas le droit de déplacer. Il n’avait pas oublié combien il s’y sentait étranger, comme il était maladroit avec ses camarades et perplexe face à son éducateur, dont il ne parvenait pas à comprendre les sollicitations : jour après jour, celui-ci ne cessait de souligner que l’ordre était à la base de tout, et exigeait de lui la même chose… Mais quel ordre pouvait-il y avoir dans un monde où les gens étaient emmenés dans des maisons de fous ! Son tuteur n’aimait pas qu’il s’enfermât dans sa chambre au lieu d’aller jouer dans la cour avec les autres, ou qu’il marchât en rasant les murs et non pas, comme le prescrivait le règlement, au milieu du couloir. Pour Willi Treumuth, la douzième année fut celle de l’angoisse face au monde, auquel on le forçait pour la première fois à prendre part activement, alors que jusque-là, par crainte, il s’en était tenu à bonne distance.
    (Pour Herik Petzer, la périodisation de tous ces souvenirs n’était qu’une spéculation de plus. L’on engrange bien sûr le souvenir des événements de l’enfance, mais il est tout à fait improbable que l’on garde en mémoire à quel moment précis ils se sont déroulés. Le départ de la mère de Willi pour l’asile a pu par exemple se produire tout autant dans la quatrième ou dans la sixième année de l’enfant ; seule l’existence de cette fiction l’oblige à placer cet événement dans le courant de sa cinquième année. Willi Treumuth n’est guère allé fouiller dans les archives, et il est peu probable que les dossiers de l’hôpital, au moment de la rédaction du Journal, aient été conservés).
    En dépit de son inadaptabilité (ses congénères étaient et resteraient pour lui des êtres distants, étrangers, dont il devait bien prendre en compte l’existence, mais avec qui il ne traitait qu’en cas de nécessité), Willi Treumuth fut à l’école parmi les élèves de pointe. Il assimilait les savoirs sans peine, comme en passant, sans non plus la moindre passion et seulement, de toute évidence, parce que l’« ordre » le voulait. C’est avec la même absence de passion qu’il entra plus tard à l’Institut des sciences, exactes, où il bénéficia bientôt, en tant que pupille privilégié de l’État, d’une bourse nominale. Dans sa vingt-deuxième année, ayant passé les examens de fin d’études, il épousa une de ses camarades et cela encore sans émotion particulière, puisque c’était la jeune femme qui tenait au mariage afin de justifier leur vie commune. Cette union heureusement ne provoqua pas dans sa vie des complications qui méritent d’être mentionnées : le caractère de son épouse était tel qu’elle se résigna à ses caprices et à sa solitude. Comment et pourquoi, c’est une question sur laquelle Willi Treumuth, dans son Journal, ne fait aucune lumière. (Pour ne pas m’éloigner de mon sujet, je ne me lancerai pas, moi non plus, dans des conjectures superflues, bien que ma mère recèle quelque chose de tout à fait spécial).
    C’est au cours de cette même vingt-deuxième année que Willi Treumuth fut nommé au Service des recherches statistiques sur la prédestination auprès du Laboratoire central des calculs, où bientôt, imperceptiblement, il se fit remarquer et dont il prit la direction. À l’évidence, cela était dû à son manque de motivation pour les travaux scientifiques ; il s’éloigna bientôt de ceux qui se battaient sur ce front-là pour rejoindre la catégorie des organisateurs. Avec ses talents de naissance, il conduisit le département des R.S.P. du L.C.C. à des résultats remarquables, sans jamais se mettre personnellement en avant, ce qui lui valut la considération aussi bien de ses subordonnés que de ses supérieurs, une considération qui avec le temps grandit, se transforma en déférence et souvent aussi, par la même occasion, en crainte. La peur qu’il percevait autour de lui rendait les gens encore plus bizarres, plus incompréhensibles à ses yeux.
    C’est également dans sa vingt-deuxième année que Willi Treumuth acheva sa recherche « Phénomènes et essence de la métempsycose », que pendant de longues années encore il considéra rétrospectivement comme la plus grande ineptie qu’il eût jamais commise. Il avait à l’époque lu pour la première fois l’Apologie de la souffrance d’Otto Treumuth, mais il l’avait rejetée comme un tissu de bêtises. Certes, il avait gardé en mémoire la devise du traité : « Que l’inquiétude soit ton Signe et la solitude éternelle ta vie », devise qui de temps en temps venait lui tourner dans la tête, tel un moustique obsédant qu’il chassait aussitôt. Peut-être cette phrase suggestive qui le hantait, et dont il avait sans doute, au fil des années, oublié la toute première origine, le poussa-t-elle plus tard à s’en souvenir, et le ramena à l’Apologie de la souffrance.
    Un jour en effet ces paroles se mirent à le brûler — il commença à tourner en rond dans sa chambre en quête, dans son for intérieur, de quelque chose dont il ne soupçonnait pas encore la signification exacte. C’est seulement quand son regard eut glissé sur l’étagère où se trouvaient, en rangées régulières, ses anciennes amours (qui lui étaient parvenues par des legs et avaient été complétées par des achats à des collections particulières ou à des antiquaires), éditions en langues diverses et originaires de divers pays : Schelling, Fichte, Kant, Schopenhauer, Herder, Blavatskaja, Hegel, Steiner, Adolphe Franck, Hartley, Lessing, Kierkegaard, Husserl, Heidegger, Farber, et bien d’autres — c’est seulement donc quand son regard eut glissé sur sa bibliothèque et qu’il s’arrêta sur un in-folio à lettres d’or, relié en marron sale, écrit par son propre père, qu’il comprit ce qui le tourmentait. Et il ne chassa plus ce moustique obsédant et importun, il reprit en main le livre de son père. (« C’est justement en de tels moments que se cristallisent les changements de nature psychique qui ont affecté Willi Treumuth », affirmait Herik Petzer. « La réceptivité à telle ou telle œuvre est prédisposée par le temps et par le développement spirituel et psychique de l’individu. Willi Treumuth relut l’Apologie de la souffrance au moment même où il était prêt à recevoir comme vraies les absurdités en question : c’est un glissement dans sa pensée et dans tout son être, qui devint réalité. Et c’est justement à partir de ce moment-là que l’accablement qui jusqu’alors l’avait inconsciemment oppressé s’est transformé en manie de la persécution caractérisée. ») Aussitôt, toute sa vie lui apparut distinctement. Il n’était guère difficile à présent de considérer l’inquiétude comme un facteur déterminant de son destin, de même qu’il avait depuis longtemps pris son parti de la solitude. Or ces facteurs, ne peut-on pas les distinguer ?
    Pour répondre à la question de savoir ce qu’est l’inquiétude, je citerais volontiers le Journal de mon père : « L’inquiétude est le jeu du temps sur les cordes tendues du système nerveux. Le temps induit des transformations dans l’environnement, le temps met les choses en mouvement depuis l’esprit humain en direction d’un objectif indéterminé ; la reconnaissance de cet objectif, voilà l’inquiétude. Tout dans ce monde bouge dans le sens de la disparition, et quand soudain cela devient douloureusement sensible, nous sommes en présence d’une inquiétude globale…
    « L’homme sent bien que quelque chose doit changer (que les choses ne peuvent plus rester au même point) et vit sous le signe de ce changement. Or il n’est pas capable d’imaginer avec précision ce qui devrait se transformer pour que tout soit conforme. En général il ne lui vient pas à l’esprit que cette « conformité » elle-même est inexistante ; il peut seulement imaginer que « de telle manière « tout va bien, « autrement », tout va mal — car tout « état de choses » ne dure qu’un instant avant de disparaître, et souvent n’est guère isolable. Ainsi l’inquiétude est-elle une attente perpétuelle… »
    Il découle de ce qui précède que l’inquiétude est dans une certaine mesure propre à tous les hommes et de manière générale il n’y a là rien à découvrir. Or dans le cas de Willi Treumuth, ce qu’il avait précédemment appelé « facteur décisif » était justement l’inquiétude globale (relève aussi de l’inquiétude globale la reconnaissance permanente de sa propre disparition) et c’est cela qu’il fallait isoler en soi. « Non point isoler, suggérer », affirmait Herik Petzer. « Dans la force de l’âge, un esprit humain en bonne santé, s’il n’appartient pas à un philosophe, ne s’occupe pas des problèmes de la mort. ») Jusqu’ici, le contenu du Journal était écrit sans passion : Willi Treumuth s’y montrait un observateur impartial des péripéties de sa propre existence, un observateur qui ne se laissait aller ni à anticiper ni à évaluer les choses superficiellement, émotionnellement. (On aurait ici envie d’objecter à Herik Petzer — pour qui dans la période finale de sa vie mon père est irrémédiablement un dément — qu’un fou ne saurait être un investigateur serein). Au début, il s’exprimait en termes sobres, un peu maniérés, tout simplement afin d’en arriver au point culminant, la découverte de l’inquiétude. Et quand il aboutira aux sentiments formés sous l’effet de cette découverte, il les consignera de manière curieusement bien plus débridée, avec le regard clair de qui évalue a posteriori. Même si on peut soupçonner, en lisant entre les lignes, les troubles mentaux qui par moments l’ont affecté, au moment de parachever son Journal, il était de toute évidence en pleine possession de tous ses moyens.
    « Est-ce que quelque chose dans le monde ou en moi a changé ? » se demandait Willi Treumuth. « Quelque chose a-t-il changé, après que j’eus définitivement prouvé l’action de la Loi et fixé en moi l’Inquiétude d’abord en tant qu’élément manifeste de la Loi, puis comme phénomène directement à l’œuvre ? Non. Cela ne signifie, en principe, rien du tout. En partant d’un phénomène, je suis arrivé à saisir plus clairement l’essence du monde. Et bien que mon esprit ne se résigne pas à l’injustice, ma ratio en reconnaît la fatalité. Car il en va de même pour tout : ce qui m’attend demain est la conséquence d’aujourd’hui. La seule chose irrecevable, c’est que cet aujourd’hui a été déterminé pour moi par quelqu’un d’autre…
    « Oui, rien n’a changé. Est-ce que la terre tourne autour du Soleil plus lentement ? Est-ce qu’au printemps les arbres ont cessé de se couvrir de feuilles, et les fruits de mûrir à l’automne ? Est-ce que la mer n’a plus de marées, est-ce que les parallaxes de la Lune ont changé ? »
    Je suis sûr que mon père Willi Treumuth n’était pas fou, qu’il ne souffrait ni de paranoïa ni de manie de la persécution. Je dirais plutôt que c’était un être mélancolique, qui croyait à la tristesse de sa destinée, qui croyait à la prédestination de la vie humaine. Ce n’est pas autrement que je l’aurais décrit à mes camarades d’enfance : « Un homme mélancolique. » Et encore : « Une légende sans légende. » Or ils ne m’auraient guère compris, mon père n’était pas cosmonaute… Même Herik Petzer, je n’ai rien réussi à lui faire comprendre. Pour lui, Willi Treumuth était et est resté un malade, dont la mort soudaine dans sa trente-cinquième année n’était pas due à une quelconque prédestination, mais à une paranoïa chronique et à l’excessive capacité d’autosuggestion d’une pensée éclectique. Il était convaincu que jamais un homme sain d’esprit n’aurait tenu pour réelle la fiction que représente l’Apologie de la souffrance d’Otto Treumuth.

Le 17 avril 2000

    Quelques mots sur l’auteur :

    Georg Treumuth est né en 1978 à Eksstadt. Il a terminé ses études au Lycée des Langues orientales d’Eksstadt en 1996. Ses premières tentatives littéraires remontent à 1990. Il a publié deux récits : La vie de Monsieur Trémousse (1997) et La métastase de l’Errance (1999). Tous deux sont caractérisés par une forme particulière d’imagination onirique.
    Georg Treumuth mourut en 2000, âgé de seulement vingt-deux ans, quelques mois avant d’avoir vu imprimé son troisième récit, « Les manies de mon père ».


Traduit de l’estonien par Eva Vingiano de Pina Martins.