Les présents de la mer

I

   L’aube tardive dissipait lentement l’obscurité qui couvrait la mer. D’abord s’éclaira le long promontoire rocailleux qui avançait loin dans le gris de la mer et où se détachait seule, sur le gravier nu, une cabane de pêcheur. Puis les récifs blanchissants et les bancs de sable se dessinèrent, et la mer Baltique apparut, brumeuse, rabotée par les vagues.
   Les dernières tempêtes, apportant de l’ouest le brouillard et la pluie, avaient rendu la mer folle depuis plusieurs jours. Une nuit retentit, strident, lugubre, le cri prolongé d’une sirène qui semblait venir de loin, du côté du Banc-Noir, et des fusées déchirèrent un instant la nuit d’automne.
   — Navire en détresse, dit Sander Pikasääre, le pêcheur qui habitait le promontoire, suivant du regard les étincelles qui se perdirent dans l’obscurité.
   — Que le Seigneur protège ceux qui sont perdus en mer par une nuit pareille, pria la femme.
   — En mer ? Ils n’y sont plus pour longtemps, maintenant… Ils ne vont pas tarder à être à plat sur le Noir.
   — Mais qu’est-ce qu’ils ont donc à crier tellement ?
   — Bon Dieu ! Rencontrer le fond pour le bateau, c’est à peu près comme si ton chariot tombait à l’eau, avec toi dedans…
   Tout en parlant, le vieux pêcheur s’était levé.
   — Où vas-tu, dans la nuit ?
   — Je vais voir…
   — Qu’est-ce que tu vas voir ? Il fait noir comme dans un sac. On n’y voit seulement pas assez pour se fourrer le doigt dans la bouche.
   — Qui te parle de se fourrer le doigt dans la bouche ? Je veux voir seulement s’il est sur le Noir ou ailleurs.
   Tandis que le vieux chaussait péniblement ses longues bottes montant jusqu’aux cuisses, les fils s’éveillaient. Ils étaient trois. Le plus jeune, le seul non marié, dormait dans la chambre du père, tandis que les deux aînés se chauffaient auprès de leur femme, l’un dans la pièce du devant, l’autre dans la petite pièce attenante. Ils avaient été cinq ; mais l’un avait émigré en Amérique où presque chaque famille de la côte envoie un de ses enfants pour que plus tard au village, il ne manque pas de vieillards qui racontent aux jeunes toutes sortes d’histoires de l’autre bout du monde. De ce garçon, on n’avait plus guère de nouvelles, et ici, sur l’âpre promontoire, il fallait bien se passer de lui dans la lutte pour le pain quotidien. L’autre, il avait péri à bord d’un chalutier par une nuit d’automne, à l’endroit même d’où venait maintenant le hurlement de la mer sauvage et le fracas sinistre des vagues. Il n’y avait donc pas à compter sur lui cette nuit. Mais les autres s’étaient levés.
   — J’ai entendu un bruit à travers mon sommeil, expliquait le cadet, et je me suis tout de suite douté de quelque chose. Avec ce vent qui grince des dents derrière la mer…
   — Moi aussi, rien qu’à l’entendre, j’ai tout de suite deviné que c’était un bateau étranger, ajouta l’autre.
   Et le père affirma :
   — Quand même il n’aurait pas ouvert la gueule, je me serais éveillé. Il y a deux ans, quand un voilier finlandais échoua ici, on n’entendait rien. Tout à coup, je m’éveille et je me dis : Pour sûr qu’il y en a un sur le rocher… Le jour vient : Il y est en effet. Nous avons mis les canots à la mer et recueilli les hommes. Il était temps : deux, trois vagues encore, et c’en était fait du bateau et de l’équipage.
   — Ils ne pouvaient donc pas se sauver eux-mêmes dans leurs chaloupes ?
   — Eh, où iras-tu, dans la nuit noire ? La mer hurle tout alentour : viens mon petit, viens !… Je voudrais bien t’y voir en canot, si tu ne sais pas où est la terre…
   — Aujourd’hui, c’est un vapeur…
   — Des voiliers, on n’en voit plus guère à présent… Un peu tard aussi comme saison, dit le père, et les hommes sortirent.
   — Est-ce que vous avez complètement perdu la tête ? cria la jeune femme du cadet en courant derrière eux.
   — Peut-être bien, plaisanta le mari.
   Mais comme la femme persistait à le retenir, le vieux se fâcha et lui fit la leçon :
   — Qui t’a si mal instruite ? On n’ira là-bas que quand il y aura moyen de ramer. Un enfant nouveau-né verrait que pour cette nuit il n’y a rien à faire. Il fait un vent à décorner les bœufs. Il a failli m’arracher la porte des mains. Au large, ça irait encore, mais pour y arriver…
   Ils descendirent au rivage.
   Les vagues, avec un bruissement mauvais, se brisaient contre leurs bottes. La dentelle blanche de l’écume qui ourlait le rivage était à peine visible sous leurs pieds et se perdait quelques mètres plus loin, où de toutes parts, régnait l’obscurité complète. La mer mugissait devant eux, et, par derrière, la girouette n’arrêtait pas de grincer, à croire qu’elle allait tomber par terre.
   Une fusée rouge traversa l’obscurité, découvrant un instant les dents blanches des vagues. Puis les ténèbres retombèrent sur la mer Baltique en furie et sur les barres d’écueils. Maintenant les yeux éblouis par cette brève clarté voyaient encore moins qu’avant.
   Longtemps encore, les regards continuèrent à explorer la mer, mais le navire ne donnait plus signe de vie. Seul, le vent déchiquetait les lames, jetait de la poussière d’eau plein les yeux.
   On se mit à discuter sur la cargaison de ce bateau tardif. Et d’abord, d’où venait-il ? S’il vient du nord, eh bien, c’est du bois qu’il transporte ; alors, demain les vagues amèneront en masse des planches et des propses . Mais si c’est d’Allemagne qu’il vient ou des pays plus lointains, alors il peut être chargé des marchandises les plus variées. Ne leur est-il pas déjà arrivé une fois de récolter des oranges qu’il a fallu ramener sur le rivage à l’aide de râteaux. Une autre fois, c’étaient des grains de café. On les a donnés aux vaches et aux cochons qui n’ont d’ailleurs pas su apprécier à sa valeur ce produit exotique. Les pêcheurs eux-mêmes ne pouvaient guère l’utiliser pour eux, et bien que le bateau contînt beaucoup de café, sans sucre ça ne valait pas grand’chose. Mais la mer leur faisait aussi d’autres cadeaux qui fournissaient parfois un utile appoint à ce qu’on prenait dans les filets, nasses ou seines, et qui, trop souvent, ne suffisait pas à nourrir la famille nombreuse et unie.
   Le père de Sander avait vu bien des voiliers passer par ici, et il racontait que de son temps, il y en avait beaucoup qui coulaient sur le Banc-Noir :
   — Quand le vent soufflait de la mer, après une nuit de brouillard, au matin, tu en voyais ! Tu n’as qu’à sortir le canot, et hardi ! Tandis que maintenant !… Plus rien à ramasser dans la mer. On va à la vapeur… Et des phares, des instruments, des balises partout. Ils filent au large sans peine… C’est à pleurer !
   Sander et ses fils voyaient les choses un peu autrement. À chacun son droit : le bateau a le sien, le pêcheur le sien et le paysan le sien. Cela ne diminuait nullement la rancune contre les garde-frontières qui, deux fois, lui avaient pris toutes les planches qu’il avait repêchées de la mer et les avaient vendues aux enchères. Ça n’arrivait pas à lui entrer dans la tête :
   — Passe un bateau étranger. Les vagues s’emparent de lui et le jettent à la côte. Alors, si je ramasse les débris du bateau, n’est-ce pas la même chose que de pêcher du poisson ? Quel droit ont-ils de mettre cela aux enchères ? Et le pêcheur n’a plus qu’à s’essuyer la bouche et à pendre ses dents au clou.
   Voilà comment il raisonnait. Car ce que la mer apporte appartient à celui qui l’a ramassé. Ce qui est à la mer n’est plus à personne, de même que la mer elle-même ni l’air n’appartiennent à personne. Sans doute, il souhaitait bon voyage à tous les bâtiments qui passaient, avec leur cargaison. Mais quand une vague puissante chipe quelque chose, l’entraîne par-dessus bord et le rejette sur le rivage pour les habitants de la côte, ça, c’est du bon. Cette fois encore, c’est ce qu’il dit à ses enfants :
   — Au matin, on ira voir ce que c’est que ce bâtiment. Il faudra regarder de quoi il est chargé.
   Ils rentrèrent. Ayant fixé une lampe à la fenêtre pour le cas où l’équipage voudrait gagner la terre, ils se disposèrent à attendre le jour. On répondait peu aux nombreuses questions des femmes. Le pêcheur n’a pas coutume d’en raconter long ni sur la pêche ni sur la manière dont il vient d’échapper miraculeusement à la mort. Sans presque desserrer les dents, les fils s’enfouirent sous leurs rudes couvertures. Le père de famille s’assit dans la pièce du fond et l’on n’entendit plus que le sifflement de sa respiration. On voyait seulement dans le coin luire le feu de sa pipe, et de temps en temps jaillir la petite flamme jaunâtre du briquet. Cette nuit-là lui coûta pas mal de tabac.
   Au petit jour, la maison était déjà en mouvement. Et à l’aube, quand le vent s’apaisa, les hommes aperçurent sur l’emplacement du Banc-Noir la silhouette sombre d’un vapeur. La vision ne dura que quelques secondes. Le vent avait sauté au nord-ouest et charriait des nuages. La pluie commença et enveloppa bientôt de son réseau gris le bateau échoué et les vagues écumantes.
   — Il ne bougera plus maintenant, observa le père.
   — Est-ce qu’il n’y a pas moyen qu’il se relève ?
   — Du nord ? Au fond, il y a des pierres qui sont comme des dents. Pas de danger qu’elles lâchent. C’est encore heureux qu’il ait pu tenir toute la nuit. Bien arrimé, pour sûr, sans quoi le vent à force de le secouer aurait fini par le retourner complètement.
   — Et les hommes ? Est-ce qu’ils sont partis déjà ?
   — Comment partis ?
   — Mais pour gagner la terre. Ou bien, la tempête a fait sonœuvre sur les canots ?
   — Imbéciles que vous êtes ! Croyez-vous donc qu’un marin ne sache pas où l’on est mieux en sûreté par un temps pareil : à bord ou en canot ?
   — Pourtant, la cheminée ne fume pas.
   — Est-ce qu’on peut voir quelque chose avec ce brouillard ? Ils regardèrent du côté de la maison. En effet, la fumée qui sortait en spirales de la cheminée était à peine visible, noyée dans la grisaille de la fine pluie d’automne.
   — Si on allait y voir ? proposèrent les fils.
   — D’ici, il y a bien quatre kilomètres, dit le père. Si on était en été… Attendons un peu que la pluie calme les vagues. Alors, on pourra voir.
   Ils rentrèrent à la maison. Pendant que le père découpait les feuilles du tabac qu’il cultivait lui-même et remplissait d’essence son briquet, les fils préparaient les vestes de toile huilée et les chapeaux imperméables. On servit les pommes de terre en robe de chambre et les räims qui composaient le petit déjeuner ; et quand il ne resta plus dans la terrine qu’un tas des épluchures de pommes de terre saupoudré par l’argent des têtes et des queues de poisson, les hommes se levèrent pour partir. Ils descendirent aux trottoirs de planches où étaient tirées les barques et préparèrent une embarcation légère. On prit une voile taillée dans de vieux sacs, petite mais solide, comme il convient par la tempête et dont on ne regrette pas la perte. On vérifia un à un tous les tolets, sans oublier d’en faire une provision, ainsi que d’avirons. Une gaffe, accessoire indispensable en pareille occasion, prit place, elle aussi, dans la barque. Alors, on poussa le canot dans l’eau. Les vagues le soulevèrent, puis le laissèrent retomber dans le vide. À coups saccadés d’avirons, on traversa la zone du brisant et l’on entra dans les grandes lames où le canot devint plus docile.
   Les vents d’automne se calment aussi vite qu’ils s’élèvent. Ce matin-là aussi, le vent tomba et sauta au sud-ouest. D’une force moyenne, il fronçait légèrement les grandes vagues venues de l’ouest. Mais entre les récifs la mer bouillonnait encore si violemment qu’en dépit de toute l’habileté et de toutes les précautions des hommes, le canot embarqua deux ou trois fois et l’eau écumante vint remplir le fond jusqu’à hauteur des bancs. Mais les hommes sans s’arrêter, continuant à faire force de rames tout en tétant leurs pipes éteintes, avançaient pouce par pouce vers le Banc-Noir où, à l’aube, ils avaient entrevu le vapeur échoué.
   De nouveau retentit la voix de la sirène.
   — Encore un signal de détresse, dirent-ils, et ils s’arrêtèrent pour écouter. Mais instantanément, le vent fit virer le canot et une lame transversale faillit le faire chavirer. Les hommes se remirent à ramer. Le père avait entendu une autre sirène hurler dans le lointain, d’où parvenait maintenant le rauque rugissement d’une corne de brume.
   — En voilà un qui passe au large, remarqua quelqu’un.
   — Qu’est-ce que tu racontes ? Au contraire, il approche. La route des grands navires est beaucoup plus loin. Ils ont dû demander du secours par T.S.F. et c’est le bateau de sauvetage qui arrive.
   Les navires échangeaient des signaux, ce qui permettait aux hommes du canot de garder sans peine la direction. Après deux heures d’un rude travail, ils virent le corps noir du bateau surgir devant eux. Ils commencèrent par en faire le tour, pour l’examiner d’abord de l’extérieur. On leur jeta par-dessus babord une échelle de corde, en leur criant quelque chose dans une langue étrangère, à quoi ils ne comprirent rien. Mais le nom du bateau et du port de départ qu’ils avaient lu sur un côté leur avait appris que c’était un bâtiment allemand. Et comme on ne pouvait tout de même pas supposer que tout l’équipage voulût descendre dans leur canot, ils conclurent que l’échelle de corde leur était destinée. Ils étaient déjà sur le pont, le pont rougeâtre d’un navire de commerce, quand au loin apparut le bateau de secours qui, naviguant à la sonde, avançait à une allure de tortue.

II

   Pendant toutes les nuits qui suivirent, on pouvait voir de la lumière du côté du Banc-Noir. Les bateaux de secours s’affairaient autour du vapeur échoué et entre eux allait et venait fiévreusement la flottille des pêcheurs, comme un peuple de fourmis autour d’un gros scarabée noir.
   On jetait la cargaison à la mer. Mais elle avait cessé d’intéresser les pêcheurs depuis qu’ils avaient enfoncé leur gaffe dans plusieurs sacs successivement et glissé de nombreux coups d’œil à travers les écoutilles pour s’assurer que la cale ne contenait rien d’autre. Mais non, il n’y avait absolument rien d’autre que des engrais chimiques de différentes sortes.
   — Tout de même, si on en prenait deux ou trois, proposa quelqu’un. Histoire de rire un peu…
   Mais les autres répliquèrent :
   — Merci bien ! C’est une plaisanterie un peu fatigante… Et qu’est-ce que tu en ferais ? La vache n’en mange pas, toi non plus…
   — Et les champs ?
   — Les champs ? Il faut d’abord en trouver, des champs… Et puis, comment que tu peux savoir ce que c’est que cette saloperie-là : sulfate ou autre truc ? À la fin, on ne réussira qu’à abîmer encore le peu de terre qu’on a. À quoi bon encombrer le canot d’une chose qui ne sert à rien ?
   Voilà ce qu’il en fut, des engrais… Aussi ne voyait-on guère de canots repêcher les sacs jetés à la mer. Mais il y a toujours des gens que possède le démon de tout prendre…
   La réflexion ne vient qu’avec le temps. Le tas des sacs amoncelés sur le pont avait déjà presque entièrement fondu quand on s’avisa un beau matin que même si le contenu était inutilisable, le sac lui-même représentait une certaine valeur. Depuis ce moment, sans cesse, nuit et jour, les barques tournaient autour du bateau échoué, quand les hommes occupés autour du gouvernail, pour se débarrasser d’eux, ne leur jetaient pas de l’eau bouillante sur la nuque. On aurait dit des mouches fourmillant autour d’une goutte de miel. On ne prenait même plus le temps de défaire les sacs convenablement : on les ouvrait d’un coup de couteau dans le côté, et le sel jaunâtre ou la cendre gris-bleu, contenu invariable de tous les sacs, tombait dans l’eau en grésillant. Les tas de sacs vides s’empilaient dans le fond des barques. Quand on ne leur en jetait pas de nouveaux, les pêcheurs revenaient à terre prendre des gaffes plus longues, à l’aide desquelles ils fouillaient en tous sens le fond de la mer jusqu’à ce qu’il n’y restât plus rien.
   — Quand même, on ne nous laisse pas partir tout à fait les mains vides, opina Sander Pikasääre. C’était aussi le sentiment des autres, quoique tous eussent été bien en peine de dire ce que représentait au juste ce « on » : le bateau étranger, l’homme du gouvernail, ou la mer ?
   Outre les sacs, on tira encore un autre profit du bateau. Les jeunes hommes de Pikasääre furent embauchés comme journaliers pour aider au déchargement. Les femmes prirent leur places aux avirons. Ainsi, tout le monde travaillait : les femmes ramaient, le père manœuvrait la gaffe et les fils gagnaient de l’argent en jetant les sacs par-dessus bord.
   Cette activité fébrile au Banc-Noir dura trois jours et trois nuits. À plusieurs reprises, les deux bateaux de secours essayèrent de renflouer le vapeur échoué. Mais tous leurs efforts furent vains.
   — S’il s’y aidait lui-même… suggéra le père Pikasääre. Mais le bateau ne bougeait pas. Ses pompes n’arrivaient pas à faire baisser le niveau de l’eau dans la cale et, dans ces conditions, il était difficile de maintenir dans les chaudières un feu suffisant pour obtenir assez de vapeur. Or, à eux seuls, les efforts des bateaux de secours étaient impuissants.
   On parlait de raccommoder les déchirures subies par la coque, de faire venir des scaphandriers et autres mesures de ce genre. On recommença à décharger le bâtiment, espérant ainsi faire lâcher prise aux dents du rocher. Et peut-être aurait-on fini par y réussir. Mais entre temps, l’horizon s’était couvert de taches rouges, comme la peau du renard au printemps. Des nuages longs et minces apparurent, de ceux qui apportent le vent. Bientôt les trottoirs de planches furent noyés, et l’eau montait toujours du côté de la maison de Pikasääre. Le soir, quand les pêcheurs se sauvèrent à terre et que les feux des bateaux de secours s’éloignèrent dans la nuit, la mer était houleuse, et le vent sifflait déjà au-dessus de la mer et du promontoire. Au matin, c’était une véritable tempête qui faisait rage et qui cassa les branches mortes du peuplier dans la cour de Pikasääre.
   La tempête souffla pendant trois jours avant de s’apaiser. C’était le moment pour les pêcheurs de préparer leurs filets : un vent pareil, ça remue la mer sens dessus dessous, et ça fait lever le poisson.
   — Ça n’est pas encore la fin, disaient les plus sages. Et en effet, ça n’était pas encore la fin. Le vent sauta du sud-ouest au nord-ouest et souffla encore trois jours, échevelant et dispersant les nuages aux quatre coins du ciel. Enfin, les nuages ralentirent leur fuite. Du nord-ouest arrivèrent des masses noirâtres, chargées de grêle. Les rafales s’espacèrent, puis s’éteignirent, et la nuit froide vint argenter de gelée blanche les barques et le rivage.
   Les pêcheurs partirent en mer et revinrent, chargés jusqu’aux bords de poisson brillant comme du métal. Ce même jour, on aperçut l’un des deux bateaux de secours qui revenait vers le Banc-Noir.
   Mais cette fois, les jeunes hommes de Pikasääre n’avaient pas le temps d’y aller travailler, même à bon prix : la mer payait mieux. Et quand on se rendit au bateau naufragé, on apprit que l’équipage l’avait quitté avant la dernière tempête. Quant au bateau, maintenant, il n’était plus bon à rien.
   — Après la saison des glaces, il n’en restera rien, dit le père Pikasääre.
   — Nous allons enlever les pièces les plus précieuses, expliqua le pilote du bateau de sauvetage.
   — Et la carcasse, vous la laissez à la mer ?
   — Comment faire ? Elle est tout de même un peu grande pour qu’on la prenne sur le dos… Et on n’arrivera jamais à la remorquer.
   — Eh bien, c’est la mer qui s’en chargera.
   Comme cette fois-ci ils n’avaient rien à espérer et qu’on n’avait plus besoin de leurs services, les pêcheurs retournèrent à leurs filets. L’équipage du bateau de secours dépouilla les cabines et détacha des machines toutes les parties en cuivre. Tout ce qui se laissait prendre et tout ce qui en valait la peine fut enlevé et transporté sur le bateau de secours, tandis que deux scaphandriers travaillaient au fond de l’eau à détacher la précieuse hélice. Le travail fini, le petit bateau prit le large et disparut à l’horizon. Ainsi, le naufragé, avec sa carcasse éventrée et ses machines dépouillées de leur précieux revêtement, resta seul au Banc-Noir, couché sur le flanc, à attendre une nouvelle tempête pour recevoir enfin le coup de grâce et descendre jusqu’au fond sournois de la mer pour s’y rouiller à côté des autres.
   Un soir, la famille Pikasääre se trouvait de nouveau à l’intérieur de la maison. La pêche qui suivit la tempête n’avait pas duré longtemps. Au matin, on était revenu les filets presque vides, et les harengs étaient de petite taille, juste le déjeuner d’une corneille. Le soir, d’autres pêcheurs étaient repartis en mer, mais le père Pikasääre, lui, ne suivit pas leur exemple. Encore, si le filet ne coûtait rien, on pourrait toujours aller s’amuser à le rincer dans la mer. Mais c’est que le filet coûtait les yeux de la tête, et le père Pikasääre avait beaucoup de bouches à nourrir : les fils, les femmes, les petits-enfants. Aussi les chances de rendement de chaque entreprise devaient-elles être toujours dûment calculées.
   — Oh, on ne sait jamais avec la mer. Peut-être qu’il y a de nouveau du poisson, insinuèrent les fils qui n’avaient rien contre l’idée de faire un tour en mer, même sans aucun profit.
   — Qu’elle trompe ceux qui ne la connaissent pas, dit le père Pikasääre. Lui, il en savait plus long.
   — Ce n’est pas un vent à poisson, constata-t-il en regardant la mer froncée par le léger nord-ouest. Celui-là, il chasserait plutôt le poisson encore plus loin, ajouta-t-il, et la discussion fut close.
   On étendit dans la pièce les nappes grisâtres des filets, aux fils fins, aux mailles mystérieuses, et à travers les mailles déchirées l’aiguille commença son mouvement agile, maniée par les femmes qui, tout en travaillant, tournaient et retournaient indéfiniment tous les potins du village jusqu’à ce qu’ils en sortissent, soit définitivement éclaircis, soit complètement embrouillés, en tout cas, assez loin de la vérité primitive.
   Mais le père n’était pas tranquille. Tantôt, il traînait ses sabots de bois à travers la pièce, tantôt il se penchait à la fenêtre et regardait la mer. À vrai dire, les pêcheurs regardent toujours et sans raison la mer, comme s’ils craignaient que derrière leur dos quelqu’un n’aille la leur chiper : et puis, tu peux toujours courir après.
   Depuis plusieurs jours déjà, le père Pikasääre revenait sans cesse à la fenêtre. Et c’était vrai qu’il y avait quelque chose à voir dans la mer. La carcasse du bateau livrée au caprice des flots, c’était cela qu’il contemplait. Et finalement, cette contemplation se résuma en peu de mots :
   — Si on y allait ?…
   — Où ça ? Au canot ? interrogèrent les fils, croyant que le père voulait tirer le canot plus haut, de peur qu’il ne se trouvât pris dans la glace.
   — N… non… dit le père. Et ce fut tout.
   Le père enfila ses bottes et les fils en firent autant. Les femmes s’arrêtèrent de bavarder et elles suivaient des yeux leurs mouvements avec curiosité. Évidemment, on pouvait demander où ils allaient, mais tout en ayant, comme toutes les femmes, la langue bien pendue, elles savaient par expérience que quand le père devenait silencieux, les autres non plus n’avaient pas à parler. Et, où ils allaient, de toute façon, on le verrait bientôt.
   Enfin, l’aîné comprit :
   — C’est au bateau que tu penses, hein ?
   Et le père, la main sur le loquet de la porte, dit :
   — Ça se pourrait…
   — Maintenant, à la nuit tombante ? reprirent alors les femmes. À l’aller, ça marcherait encore, mais vous n’y verrez plus rien pour revenir, à terre il fera déjà nuit.
   — Mettez la lampe à la fenêtre. Le vent souffle de terre, alors pas de vagues à craindre. Sais pas si nous en avons pour longtemps…
   Les quatre hommes descendirent le sentier sablonneux, arrivèrent au rivage et mirent le canot à l’eau. Le vent gonfla la voile, et la barque, fendant la surface lisse de la mer, cingla droit vers l’ouest.
   — Tu prends trop à gauche, firent observer les fils.
   — Oui, un peu… On ne sait jamais : si quelqu’un nous voyait… Ce n’est pas la peine que les gens racontent plutôt ce que nous faisons, expliqua le père, tenant toujours à l’ouest.
   Lorsque la terre fut assez loin pour qu’on fût hors de vue, le père vira de bord et le canot prit le bateau échoué par le sud. Mais ça n’était guère commode de l’aborder. Il était là, tout près, on pourrait le toucher du bout de la rame, mais le bastingage était fort élevé. L’autre flanc, celui sur lequel reposait le bateau, évidemment plus bas, aurait été plus abordable ; mais il était tourné du côté du village et en traversant le pont, on risquait d’être aperçu. Leur présence, après tout, pouvait se justifier, mais alors ça aurait donné aussi aux autres l’idée de venir là, et il y a des circonstances où, ma foi, on préfère être seul.
   Ils avaient emporté une gaffe longue. On l’accrocha au bastingage et ce fut pour le plus jeune l’occasion de mettre à l’épreuve la force de ses bras et de ses poignets. Lentement, n’appuyant que de la pointe du pied sur les clous du doublage, il grimpait toujours plus haut, et à mesure qu’il se rapprochait du bastingage, ses mouvements s’accéléraient et devenaient plus aisés. Tout d’un coup, un craquement se fit entendre et l’eau jaillit entre le bateau et la barque. Le clou rouillé qui fixait le manche de la gaffe au crochet s’était cassé et le jeune homme était tombé avec le manche dans l’étroit espace d’un demi-mètre de large qui séparait la carcasse de la barque.
   Le temps de lancer un juron, et il était déjà remonté dans le canot. Seul le manche de la gaffe flottait encore sur l’eau tandis que le crochet se balançait au bord du bastingage. Quant au jeune homme, il regardait d’un air furieux le haut du bateau d’où il venait de dégringoler. Il éprouvait quelque difficulté à mouvoir son bras gauche.
   — Tu t’es foulé quelque chose, hein! demandèrent les autres.
   — Sais pas… Et le jeune homme fit quelques mouvements du bras gauche. Ça marche quand même. Un peu faible seulement. J’ai dû me cogner contre le bord de la barque en tombant.
   — Il n’y a plus rien à faire ici pour aujourd’hui, déclara le père, et les hommes se remirent à ramer, le cadet rien qu’avec le bras droit.
   — Alors, qu’est-ce que vous avez vu ? demandèrent les femmes.
   — J’y ai laissé un bras, dit le cadet.
   — Jésus-Marie ! Cassé ?
   — Bah, les os d’un homme ne sont pas des allumettes, fut la réponse insouciante du jeune homme qui ne voulut même pas montrer son bras et refusa de se laisser appliquer aucun remède. Il n’est pas dans les habitudes des pêcheurs d’embêter les autres avec leurs petites misères, tant qu’ils peuvent encore se tenir debout.
   — Est-ce que vous avez rapporté quelque chose ?
   — Quelle chose ? Et le père fronça les sourcils.
   — Mais on croyait justement…
   — Non. On y retournera demain. Mais écoutez-moi bien, femmes : que chacune veille à sa langue.
   Il y eut un silence. Puis la mère reprit, un peu alarmée :
   — Oui, oui… Mais à la fin, si ce que vous faites, ça n’est pas régulier ?… Est-ce que vraiment vous avez le droit d’y aller ?
   Le droit ? Comme si on pouvait encore parler de droit ? Cela n’appartient plus qu’à la mer. Tu peux porter la carcasse à la maison si tu veux. À qui ça fait-il tort ? Le vent va la mettre en pièces et alors, personne n’en aura plus aucun profit. Alors, ce n’est pas un crime si nous allons voir ce qu’il y a ou ce qu’il n’y a pas… Mais si vous ne savez pas tenir vos langues, les gens viendront de tous les côtés et il faudra partager.
   — Oh, nous… dit la mère au nom de toutes les femmes, par ces paroles vagues mettant un terme à la discussion.
   Le lendemain, avant le jour, les hommes partirent en mer. Le cadet voulait les suivre, bien qu’il ne pût toujours pas mouvoir son bras et malgré les instances de sa mère qui voulait l’envoyer chez le rebouteux. L’autorité du père trancha la question :
   — Est-ce un bras d’homme ce truc que tu as ! Les bras, ça n’est pas pour une journée, tu en auras encore besoin. Avec quoi que tu gagneras ta vie ?
   Ainsi fut-il décidé qu’il irait au village chez le rebouteux.
   Et les autres partirent en mer.
   Dès l’aube, ils étaient à l’épave. La barque l’aborda du côté de la mer, mais cette fois-ci ils avaient emporté une échelle de corde munie de crochets qui leur facilita l’escalade sur le pont. Ils passèrent toute la journée à bricoler sur le bateau. À la tombée de la nuit, se guidant sur la lumière convenue, ils rentrèrent, la barque lourdement chargée de tuyaux, de pièces en fer et de la porte en acajou de la chambre du capitaine. Sans doute, les bateaux de secours avaient emporté beaucoup de choses, mais pour les habitants de la côte qui, eux, ne sont pas difficiles, il restait encore pas mal à prendre.
   Ils travaillèrent ainsi tous les jours pendant près d’une semaine. Puis le vent changea et de l’ouest arrivèrent les lourdes vagues qui allaient rendre tout départ en mer impraticable de longtemps. Ce jour-là, craignant le froid qui augmentait toujours et les flocons de neige apportés par le vent d’ouest, les hommes prirent de bonne heure le chemin du retour. Il faisait encore clair, et là-bas, à la fenêtre de Pikasääre, ne brillait pas encore la petite lampe qui servait de phare et à la lumière de laquelle la mère de famille passait ses soirées à raccommoder les filets, en attendant le retour des hommes et soupirant sur la dépense de pétrole.
   La lampe n’était pas encore allumée, mais le vent s’était mis à gémir tout autour de la cabane et la girouette grinçait d’une façon si sinistre que la mère commença à s’inquiéter.
   — Ils pourraient bien rentrer plus tôt, aujourd’hui, pensa-t-elle. Voilà déjà le brisant.
   En effet, les vagues de l’ouest déjà hautes et fortes se brisaient en mugissant sur les nombreux écueils.
   La mère se leva, arrangea la mèche de la lampe, nettoya les carreaux pour que la lumière se vît mieux et partit munie d’une latte de bois chercher du feu sous le fourneau. Au même moment, une des jeunes femmes qui se trouvait dehors entendit des cris de détresse du côté de la mer, couverts par le bruit des vagues.
   — Seigneur Dieu ! cria-t-elle. Ils coulent à pic !
   Toutes demeurèrent un instant comme pétrifiées. Puis elles se précipitèrent dehors. À travers le fracas assourdissant des eaux parvenaient des appels.
   — Seigneur Dieu ! répétèrent toutes les bouches. Puis après un moment de stupeur, elles coururent aux planches et poussèrent dans l’eau le petit canot qui servait pour la pêche à la nasse. Elles savaient toutes bien ramer, mais cette fois, dans leur hâte, contrariant mutuellement leurs efforts, elles ramaient d’une façon si désordonnée que la barque ne faisait d’abord que tourner sur place. Enfin, on s’organisa. La mère prit le commandement et l’embarcation partit comme un trait dans la direction d’où venaient les voix.
   — Où êtes-vous ? Où… où ?…
   — Par ici, par ici ! Dépêchez-vous ! Et elles se dépêchaient.
   Les hommes étaient là, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et les vagues écumantes et glacées déferlaient en mugissant sur leurs têtes. Ils auraient été depuis longtemps balayés par les grandes lames du petit banc de sable où ils s’étaient réfugiés, s’ils n’avaient eu l’idée de se tenir un peu au-dessous de la crête, et s’ils ne s’étaient trouvés sur le Banc-du-Chien, protégé du côté de la mer par un autre banc parallèle, le Banc-Long, qui seul, recevait l’assaut des grandes lames et ne les laissait parvenir jusqu’à eux que déjà amorties.
   Sous le poids des trois hommes, le petit canot enfonça. Mais c’était le père qui commandait maintenant. Il avait pris le gouvernail et, pour éviter de recevoir en plein le choc des vagues en les coupant, il les prenait de biais. Et comme de l’autre côté du banc, la mer était plus calme, ils purent gagner la terre sans encombre.
   — Mais comment donc avez-vous fait ?… demanda la mère.
   — Ça c’est bien une honte ! dit l’aîné en colère. Sur le Banc-du-Chien ! Se noyer sur le Banc-du Chien ! On a honte de mourir dans ces conditions et de se présenter là-haut. Des fois qu’on vous demande : Par où c’est-y que vous êtes venus ?… Par le Banc-du-Chien !
   Le Banc-du-Chien n’était guère qu’à trois cents mètres du rivage. Mais une eau profonde, où l’on pouvait pêcher à la nasse le séparait de la terre ferme. De plus, les hommes portaient de lourdes bottes et étaient déjà fatigués. Et puis, si les pêcheurs n’ont pas peur de l’eau — ils ont tout le temps les pieds dedans —, on n’en voit pas beaucoup qui savent nager mieux que la poule ne vole.
   À la maison, on avala une infusion d’alcool aux gousses de poivre et on se frictionna vigoureusement les jambes qui, pendant leur séjour dans l’eau avaient d’abord fait mal, puis étaient devenues insensibles comme des bûches. On évoquait le souvenir du bon canot qui avait coulé avec toute sa charge de ferrailles. Si la mer ne le prend pas, ils pourraient, par une journée claire, essayer de le ramener à la surface, l’eau étant très peu profonde à cet endroit du bas-fond.
   Les appels avaient été entendus jusque dans le village et les pêcheurs qui avaient reconnu qu’ils venaient du Banc-du-Chien ou du Banc-Long s’étaient précipités au secours. Les naufragés étaient encore occupés à se chauffer en se frottant le bas du corps, le plus éprouvé par le bain glacé, lorsque plusieurs paires de bottes firent pesamment leur entrée dans la pièce.
   — Nous avons entendu crier. Alors, c’était vous, à ce qu’on voit ? dirent les pêcheurs, tout ruisselants d’embruns.
   — Eh oui, sur le le Banc-du-Chien… Les femmes sont arrivées à temps ! grommela le père.
   — Comment ? Sur le Chien ? On croyait que c’était sur le Long…
   La remarque touchait l’amour-propre au vif. Sur le Long encore, il y a des vagues, ça pourrait encore se comprendre. Mais sur le Banc-du-Chien… Par une simple bourrasque ! Une honte, quoi ! L’aîné voulut donner des explications :
   — Le feu n’était pas encore allumé. On avait pris un peu trop sur la gauche. Et vlan ! Voilà l’eau qui nous arrive jusqu’au ventre. On n’aurait pas été chargé, que c’aurait été un jeu d’enfants de remettre le canot d’aplomb. Mais avec toute cette ferraille !…
   Le père toussota… La conversation en resta là. Mais on en avait déjà assez dit pour donner à penser à des gens qui savent tirer d’un demi-mot plus que d’autres d’une longue histoire. Ce n’était pas d’hier que ces hommes habitaient au bord de cette mer semée d’écueils.
   C’est ainsi qu’à dater de cette nuit, le secret de Pikasääre fut connu de tout le village. Et ce qui est connu des femmes et des enfants, tout le monde ne tarde pas à le savoir. Il ne fallut pas longtemps pour confirmer cette vérité et cela attira bien du tracas et de l’ennui sur la famille Pikasääre.

III

   L’aîné tomba malade. Il souffrait de la poitrine et se plaignait de ne pas pouvoir respirer. Appliquée contre le coffre, l’oreille percevait le lourd ronflement des poumons, pareil au râle d’un animal mortellement blessé.
   — Il a pris froid, dit le père. Et il ajouta que lui-même avait les reins et les genoux tout perclus de douleurs.
   — Il faut chauffer le saun , conclut la mère de famille.
   Et personne ne jugea cette proposition déplacée.
   Le feu craquait encore dans le poêle du « saun » lorsque deux hommes en uniforme de garde-côte, le fusil sur le dos, descendirent de bicyclette devant la maison de Pikasääre et, après avoir appuyé leurs machines contre la palissade, entrèrent sans cérémonie, comme chez eux. Ils s’installèrent devant la vieille table toute striée par le frottement, et se mirent à déballer toutes sortes de papiers. Les enfants blottis dans un coin, le pouce dans la bouche, considéraient les intrus, dans l’attente de ce qui allait se passer. Ceux-ci réclamèrent le chef de famille.
   — Il est allé surveiller le feu dans le « saun », dit la mère.
   — Bon, qu’il surveille ! En attendant, toi, tu vas nous dire combien de fois vos hommes sont allés à ce bateau rapporter des choses ?
   — Combien de fois quoi ?
   À ce moment, le malade s’assit dans son lit et une violente quinte de toux le secoua. Le pire, c’était que de tousser, ça lui faisait mal, comme si on le transperçait avec des aiguilles.
   — Aussi, qu’est-ce que tu as besoin de te lever ? Tâche de retenir ta toux à l’intérieur, conseilla la mère.
   Mais le garçon têtu toussait de plus belle. Il devint bleu comme un morceau de moût bouilli, et la mère le gronda : s’il continuait comme ça, la maladie ne lui laisserait plus même le souffle.
   Le second garde-côte commença à tambouriner sur la table avec son crayon, et les enfants qui, entre temps, avaient approché leur nez des étrangers se renfoncèrent dans leur coin.
   — Alors, comment que c’était avec le matériel que vous avez rapporté du bateau ?
   — Oh, bon Dieu ! Vous ne voyez donc pas que je garde un malade ?
   — Avoue donc, et nous partons. Pas la peine de nier, ça ne vous servira à rien. De toute façon, nous savons tout.
   — Alors, à quoi bon me questionner ! Je n’entends rien, moi, aux affaires des hommes.
   — L’orgueil et l’obstination ne font qu’aggraver votre cas…
   À ce moment, le père rentra, pressant d’une main ses reins souffrants. Quant à l’autre, elle s’immobilisa et demeura comme collée sur la poignée de la porte lorsqu’il eut remarqué ces mêmes visiteurs qui étaient déjà venus chez lui dresser l’inventaire des planches rejetées par la mer.
   — C’est toi le maître de la maison ?
   — Ben oui…
   — Ils se sont jetés sur moi à cause du bateau et de je ne sais quelles ferrailles, expliqua la mère. Mais l’un des gardes lui coupa la parole :
   — Ferme ça ! Si tu ne savais pas parler tout à l’heure, tu n’as qu’à te taire maintenant. Eh bien, vieux, veux-tu faire des aveux de bon gré, ou faut-il que nous procédions à la perquisition ?
   Lentement, le regard du vieux pêcheur longeait le mur. Puis il avança le bras, prit le long couteau fiché dans une fente de la poutre et la planchette à tabac et se mit à hacher les feuilles.
   — Vas-tu avouer, oui ou non ? cria le garde-côte, et il s’avança vers le vieux, son fusil à la main. Tu es entre nos mains. Inutile de chercher des combines pour te sauver.
   — Ah, ah, vous menacez ? Allez donc faire peur aux enfants plutôt ! Avec eux, vous avez peut-être encore des chances de réussir…
   Les gardes-côtes renforcèrent leurs menaces. Ils avaient fait l’expérience que la menace de pendaison produit parfois de merveilleux effets. Comme le vieux ne répondait pas tout de suite, un des gardes le poussa légèrement du canon du fusil.
   — On dirait que vous avez tous les droits dans cette maison, grogna le père.
   — Des représentants de la loi ont toujours tous les droits dans la maison des criminels.
   — Eh bien, si c’est comme ça, débrouillez-vous tout seuls, dit le vieux. Sur quoi, il renfonça son couteau dans la poutre, cracha et sortit dehors. Il se dirigea vers le « saun », il s’assit sur le seuil, dans la fumée qui sortait encore du fourneau. Les hommes le suivirent pour l’interroger de nouveau. Mais il refusait toujours de répondre: s’il avait commis un crime, qu’avaient-ils encore à parler avec un malfaiteur ? Pour lui, il n’avait rien de plus à dire, sa conscience ne lui reprochait rien…
   — Si vous étiez venus comme des êtres humains, on aurait encore pu s’entendre, ajouta-t-il. Et, sans plus se soucier de ses interlocuteurs et de leurs jurons, il se mit à éteindre les braises dans le poêle.
   Les gardes-côtes étaient accompagnés du constable qui, de toute façon, avait à régler quelques affaires au village des pêcheurs. Bien qu’on pût se passer de lui, la présence du bailli de village ou de deux témoins suffisant pour légaliser la perquisition, les gardes savaient par expérience que les pêcheurs n’aiment pas aller chez le voisin pour assister la justice en qualité de témoins, et le bailli pas plus que ses administrés. Mais cette fois-ci, l’affaire paraissait claire, et le constable, pensant qu’on n’aurait pas besoin de lui, était resté au village pour distribuer les derniers avis de paiement de contributions, tandis que les soldats allaient faire signer l’aveu du délit. Or, comme on vient de le voir, ça n’avait pas été tout seul. Alors, un des gardes partit chercher le constable, pendant que l’autre se plantait devant la maison pour empêcher les tentatives éventuelles de faire disparaître les pièces à conviction.
   Le constable arriva enfin, les cheveux en bataille, l’air en colère, et la perquisition commença. Le chef de la famille, invité à y assister, répondit en demandant si on ne pouvait pas au moins cesser d’ouvrir et fermer la porte à tout instant : il y avait un malade à la maison et le vent froid n’était rien moins que bon médecin. Puis les frères et les femmes soulevèrent le malade enroulé dans ses couvertures et le transportèrent dans le « saun »; et lorsque, arrivé là, on commença à parler de la perquisition, le père coupa court aux propos en déclarant :
   — Mauvaise affaire… Pas la peine d’en parler.
   Les représentants de la loi attendaient leur retour pour dresser le procès-verbal. Ils avaient découvert dans le grenier deux tuyaux de machine, quelques plaques de fer et un petit morceau de cuivre martelé. Les serrures ainsi que d’autres menus objets qui se trouvaient dans une caisse cachée sous le lit du père échappèrent à leurs investigations. L’idée ne leur était pas venue de regarder sous le lit : personne n’était assez fou pour aller chercher des morceaux de bateau dans un endroit pareil. Ils ne savaient pas non plus que la majeure partie du matériel rapporté du bateau se trouvait au bord de la mer, cachée sous la vase que le froid des dernières nuits avait transformée en un bloc de glace. Le père n’allait tout de même pas y diriger les gardes ! Pas si bête… Mais il était tout le temps à les harceler en leur conseillant de chercher sous le lit où il les assurait qu’il y avait encore une caisse pleine d’objets. Eux, ils ne le croyaient pas :
   — Ne fais donc pas le malin. Tu chanteras sur un autre ton, tout à l’heure !
   Et le procès-verbal de la perquisition une fois terminé, les visiteurs indésirables s’en allèrent.
   Les hommes gardaient le silence, tandis que les femmes parlaient entre elles, à voix basse, comme s’il y avait un mort dans la maison. Mais la nuit venue, comme d’habitude, on n’entendait plus que le paisible ronflement des hommes. Chez les pêcheurs, quelles que soient les circonstances, le sommeil ne perd jamais ses droits. À peine viennent-ils de s’asseoir sur leur lit qu’ils commencent à bâiller, et ils n’ont pas plus tôt allongé leur corps fatigué qu’ils ronflent déjà. Peu importe que le lit soit dur ou qu’il soit arrivé malheur aux filets. Aussi dormaient-ils à poings fermés cette nuit-là comme les autres. Seul le malade ne pouvait fermer l’œil, et dans l’obscurité, il fixait le plafond, en colère contre lui-même : était-il un homme, oui ou non, pour tomber malade comme ça, pour un rien, pour un petit quart d’heure passé dans l’eau froide…
   Après les fêtes de Noël, l’affaire vint devant le tribunal, à la session de janvier. Le principal inculpé était le père Pikasääre. Les fils et quelques autres pêcheurs qui, à leur suite, avaient également touché à l’épave, étaient accusés de complicité ou simplement convoqués comme témoins. Chez lui, le père Pikasääre avait formellement exprimé sa volonté :
   — S’il arrive comme ça que l’un de nous doive aller derrière les barreaux, c’est moi qui y vais, déclara-t-il.
   — Et nous ? demandèrent les fils ?
   Ça ne vous regarde pas. Qui est le maître ici ? Si chacun commence à commander et à réclamer sa part, on n’ira pas loin…
   — Mais tu es vieux… Et si c’est pour longtemps qu’on condamne ?
   — Raison de plus. Les jeunes valent mieux que les vieux aux avirons. Et s’il suffit qu’un seul aille en prison, pourquoi alors nous y mettre en famille ? Si la loi est faite comme ça qu’un honnête homme doive aller au cachot, c’est toujours l’affaire du chef de famille…
   — Mais devant la loi, c’est vrai que vous êtes coupable, avança la mère.
   Sur quoi le père lui donna une explication détaillée pour qu’elle comprît une fois pour toutes la différence qu’il y a entre ce qui est régulier et ce qui ne l’est pas :
   — Est-ce que, dans toute ma vie, j’ai pris le bien d’autrui, ou est-ce que j’ai essayé de le prendre ? Jamais. Chez nous autres pêcheurs tout est ouvert ; pas une porte avec une serrure, et avons-nous eu lieu de le regretter ? Jamais. Et est-ce que j’ai eu jamais affaire au tribunal ? Jamais. Tout ce que je possède, je l’ai gagné en mer de mes propres mains. Et quand il reste une vieille carcasse de bateau qui n’appartient plus qu’à la mer, comme ils ont dit eux-mêmes, qu’est-ce qu’elle doit devenir ? Est-ce mieux, peut-être, que la glace la mette en miettes, sans profit pour personne ? Il vaut mieux que l’homme en ait quelque chose. D’ailleurs, qu’avons-nous gagné à tout cela ? L’un a eu le bras cassé, l’autre a manqué y passer. Maintenant il est là, le bateau, dans la glace, mais attends les premiers vents de la mer, et il n’en restera pas même la place pour un corbeau de se percher… Si on me condamne pour avoir pris de la vieille ferraille, qu’on me condamne aussi pour le poisson que j’ai pêché dans la mer. Bientôt, on n’aura plus le droit de rien prendre de ce que donne la mer. Enfin, tout de même, le monde n’en est pas encore arrivé si loin dans sa perversité. Mais voilà maintenant que ça n’est plus assez d’un qui aille en prison, il faut encore que les autres s’en mêlent. Pour ça, non. C’est moi seul qui réglerai cette affaire.
   Après ces fermes paroles, les femmes n’avaient plus qu’à se taire, et les fils durent se soumettre à la décision paternelle.
   Le jour du jugement, on se rendit en ville. Le banc des accusés fut occupé par les vieux pêcheurs à la peau tannée par le soleil et le vent, aux longues rides tirant les coins de la bouche. Ils regardaient fermement tout droit devant eux et fixaient le tapis de la table, comme ils regardent la mer lorsque leur barque menace de sombrer.
   — La loi prévoit pour votre cas des peines sévères, dit le Président. Le saviez-vous ? ajouta-t-il d’une voix indulgente et presque aimable, et sa politesse mit dans une extrême confusion les pêcheurs qui s’étaient préparés à une terrible tempête. Il leur semblait qu’ils avaient sur le dos des vêtements tout neufs et tout propres qui les gênaient énormément. Ils baissèrent les yeux, et certains se sentirent soudain encore plus mal à l’aise parce qu’ils ne savaient pas comment cracher sur ce plancher ciré.
   Cependant, le tribunal entendait les témoins. Tout fut raconté selon la droite vérité : comment on avait regardé le bateau, regardé encore et encore ; et puis, comme quoi on s’était dit : à quoi bon qu’elle reste comme ça, la vieille ferraille ? Et alors on avait été prendre de ce vieux fer pour essayer d’en faire, par exemple, des crochets à déterrer les pommes de terre, s’il était assez bon pour cela, ce dont on n’était pas sûr. Les juges ayant demandé au vieux Pikasääre si ses fils avaient pris part à l’entreprise :
   — Lequel ? riposta le père. Celui qui a la pneumonie ou celui qui a le bras cassé ? Et depuis quand alors les jeunes ont-ils quelque chose à dire ou à entreprendre quand le père est encore en vie ?
   Le représentant de la Compagnie de sauvetage rendit aux pêcheurs un grand service. Sans doute, toute réflexion faite, s’était-il convaincu que la condamnation et l’emprisonnement des hommes ne le rendraient pas plus heureux. Toujours est-il qu’il reconnut devant le tribunal que les objets et parties de machines emportées n’avaient pas même la valeur de la ferraille à vendre. Après sa déposition, l’affaire perdit toute importance. Le juge parla au père Pikasääre de condamnation avec sursis. Le montant des dommages et intérêts n’était que de 11 couronnes et quelques sentis. Le père restait encore à attendre devant la table du tribunal. Il réfléchissait à la condamnation et à la petite somme que, malheureusement, il n’avait pas sur lui en ce moment. Mais personne ne faisait plus attention à lui.
   On passa à l’affaire suivante, et quelqu’un dit aux pêcheurs qu’ils pouvaient s’en aller.
   — À la maison ?
   — Eh, pourquoi pas à l’auberge, suggéra une voix dans l’assistance.
   Lorsqu’on leur eut confirmé qu’ils pouvaient retourner chez eux, le père Pikasääre demanda encore :
   — Et cet argent, ces onze couronnes ? Est-ce qu’on peut attendre deux ou trois jours pour le paiement ?
   L’huissier sourit. Comme il ne pouvait entrer dans tous les détails, il dit seulement qu’on pouvait attendre. Et les hommes s’en furent.
   On n’avait pas oublié l’idée de l’auberge. Là, on acheta deux bouteilles de vodka qu’on vida sans s’asseoir. Ensuite, on alla regarder dans les boutiques les prix des filets neufs.
   En hiver, les journées sont courtes. Le crépuscule tombait déjà quand les lourdes bottes des pêcheurs se mirent à arpenter le chemin du retour. Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, trottaient tout doucement, tandis que par derrière les hommes marchaient tous ensemble, parlant sans arrêt ; chacun, maintenant, avait son opinion et son mot à dire sur l’affaire. Les Pikasääre étaient contents que tout se fût passé comme ça. Les fils avaient une notion du monde un peu différente du père et leurs craintes avaient été plus vives. Mais ils étaient aussi plus malins et savaient envisager une affaire de différentes façons, tandis que le père ne connaissait qu’un seul droit, celui de son fort intérieur.
   À la maison, le père fit aux femmes en quelques mots le récit du jugement. Et deux jours après, il se hâta d’aller à la mairie s’acquitter de sa dette. Mais on ne voulait pas encore de son argent. C’est seulement après plusieurs semaines qu’il réussit à la payer au constable.
   C’était juste dans le temps où la route devient bonne pour le traîneau. Sans rien dire aux siens, le père loua un cheval an village et commença à charger sur le traîneau les plaques de fer et les tuyaux pour lesquels il venait de payer au constable les onze couronnes.
   — Mais, est-ce qu’on a commandé de rapporter ? demandèrent les fils en voyant ces préparatifs.
   — Non.
   — Alors ?
   — Puisque c’est le bien d’autrui, je n’en veux, pas ! Mais à quoi tout cela peut-il servir ? firent observer les fils.
   — Puisque ça n’est pas régulier, qu’ils disent…
   Mais, là-dessus, ils ne parlaient pas la même langue, et ils ne pouvaient pas s’accorder. Un peu froissé par cette discussion, le père se mit à l’œuvre tout seul, sans vouloir appeler ses fils. Mais ceux-ci vinrent d’eux-mêmes à son aide, et ensemble, ils déterrèrent les tuyaux rouillés ensevelis sous la bourbe glacée. Le père transporta le tout chez l’agent de la Compagnie Maritime chargé de l’affaire, qui habitait à douze kilomètres de la côte.
   En le voyant arriver, celui-ci leva les bras au ciel. Il ne voulait pas de tout ce tas de ferraille rouillée dont il ne savait que faire. Mais après avoir dépensé toute son éloquence en vain, il ne lui resta plus qu’à hausser les épaules et laisser faire. Et le père Pikasääre déchargea jusqu’à la dernière parcelle tout ce qui avait été pris sur le bateau : planches, morceaux de cuivre, tuyaux et serrures. Et lorsqu’il put dire à l’agent que tout, jusqu’au dernier clou, se trouvait là maintenant, il ressentit dans son for intérieur un grand soulagement. De retour chez lui, il dit :
   — À vie honnête, mort honnête !
   Puis il alla à la fenêtre et regarda dehors. Là-bas, à la limite des glaces, la carcasse du bateau couché sur le flanc se profilait sur le bleu de l’eau libre.
   — Pas sûr, au printemps, qu’il en reste quelque chose, murmura-t-il, se parlant à lui-même.
   — Quand même qu’il en reste, on n’a pas droit d’y toucher, dirent les fils.
   — Si la glace le met en pièces, ce sera fini du bateau… Va alors le chercher au fond de la mer !… dit le père.
   Il était de la côte et le temps qui lui restait à vivre était trop court pour qu’il oubliât la justice naturelle et apprît les ruses et les détours compliqués du monde moderne ; trop court pour qu’il perdît le sentiment inné du droit sur les présents de la mer.

Traduit de l’estonien par Boris Vildé