Quand Dame Nature, dans sa grande bonté, a aidé une femme à mettre au monde trois forts et beaux garçons, on peut dire que cette famille a été visitée par le bonheur, et l’on peut être sûr que l’un de ces trois enfants au moins a devant lui un grand avenir.
Dans la famille Aaviksoo naquirent trois fils : Jaak, Peep et Tiit. Tous trois devinrent de grands et braves garçons aux cheveux blonds, qui, à l’école, brillaient tout particulièrement en mathématiques et en basket. Après le lycée, ils entrèrent à l’université. Jaak étudia la physique, Peep les mathématiques et Tiit la chimie. Chacun d’eux comptait parmi les meilleurs étudiants de sa promotion.
Peep et Jaak devinrent d’honorables citoyens : le premier fut homme d’affaires et le second ministre. Mais, pour une raison inconnue, c’est sur le plus jeune et le plus timide des trois, le chimiste Tiit, que Dame Nature jeta son dévolu.
Chacun sait que la Nature peut être l’artiste à la fois le plus patient et le plus capricieux. Elle laisse parfois attendre très longtemps ses élus avant de leur révéler ses projets et frappe souvent à la porte au moment où l’on s’y attend le moins, ou même lorsque l’on n’attend déjà plus rien. Mais une fois qu’elle a frappé, mieux vaut ne pas l’énerver en tardant à répondre. Si on ne la laisse pas entrer aussitôt avec déférence, elle devient jalouse, défonce rageusement la porte et prend ce qui lui revient.
Avant même d’avoir achevé ses études, Tiit Aaviksoo avait épousé une de ses camarades de promotion. Une fois diplômé, ce brillant sujet fut nommé professeur de chimie à Vastse-Kuuste. Le sovkhoze local lui attribua un appartement et le jeune couple eut bientôt des enfants. Grâce à ses capacités intellectuelles et à son talent d’organisateur, Tiit fut promu quelques années plus tard directeur des études du collège de Vastse-Kuuste. On lui accorda un appartement plus grand, ainsi qu’une augmentation de salaire. Au bout d’un an, on lui téléphona du ministère de l’Éducation pour lui proposer un poste dans un lycée prestigieux de Tallinn. Tiit et sa femme commencèrent à rêver de l’achat d’un appartement coopératif à Mustamäe et envisagèrent de faire un troisième enfant. Tout semblait aller pour le mieux et de mieux en mieux. C’est le moment que Dame Nature choisit pour venir frapper un soir à la porte des Aaviksoo, au mépris de leur bonheur familial.
Mais on ne l’entendit pas, ou l’on fit semblant de ne pas l’entendre.
Elle frappa encore une fois, mais on ne prêta pas attention à elle.
Alors la Nature se fâcha. Elle pénétra la troisième nuit par une fenêtre entrouverte, s’introduisit par les oreilles et les voies respiratoires de Tiit, s’infiltra dans son sang, alourdit sa respiration et fit s’abattre sur lui une maladie terrible et furieuse.
Une semaine plus tard, Tiit Aaviksoo commença à présenter de curieux symptômes. Sa peau, qui était déjà auparavant assez sensible à la lumière, se couvrit peu à peu d’une couche écailleuse, devint épaisse et ridée, et le démangea sur tout le corps. En très peu de temps, Tiit devint tellement laid que ses enfants commencèrent à en avoir peur et que sa femme ne voulut plus dormir dans le même lit que lui. Il avait beau se laver plusieurs fois par jour, sa peau devenait chaque jour plus ridée, plus stratifiée. Comme le problème ne disparaissait pas tout seul, Tiit se rendit à la polyclinique, où les médecins diagnostiquèrent un syndrome des écailles de poissons. La nouvelle bouleversa toute la famille. Il est bien connu en effet que les personnes atteintes de cette maladie de peau voient leur apparence devenir de plus en plus terrifiante et n’y survivent pas longtemps. Les cheveux blonds de Tiit disparurent entre les replis de son épiderme, ses beaux sourcils et ses moustaches furent engloutis sous sept couches de peau, et ses yeux autrefois si bleus et si clairs s’injectèrent de sang.
Une vilaine peau de poisson écailleuse recouvrit bientôt tout son corps et le changea en un véritable monstre.
Il arrive souvent que les favoris de Dame Nature cessent d’être les favoris de leurs proches et doivent affronter à cause de cela de nouvelles épreuves, étranges et inattendues. La femme de Tiit Aaviksoo supporta encore deux ou trois mois l’irrémédiable déchéance de son mari, puis elle fit ses valises en pleurant, prit ses deux enfants par la main et partit. Le malade regarda par la fenêtre sa famille qui s’éloignait sous la pluie d’automne. Il tira ensuite les rideaux avec une grimace de douleur et resta seul dans son grand appartement. Son existence était devenue un cauchemar.
Un plus faible que lui aurait, en pareil cas, renoncé volontairement à la vie. Mais Tiit n’était pas homme à choisir une voie aussi facile. Il décida, quel que dût en être le prix, de lutter contre cette horrible maladie. Il acheta d’énormes quantités de savon, de médicaments et d’antalgiques, essayant d’employer contre l’ennemi le plus d’armes possibles, même si le combat paraissait perdu d’avance. Les douleurs occasionnées par le nettoyage de sa peau écailleuse, qui lui prenait des heures, étaient indescriptibles et se prolongeaient souvent bien après l’opération.
Un jour, Tiit décida de quitter son domicile, car les enfants du voisinage avaient déjà très peur de lui et leurs parents le regardaient d’un air hostile et accusateur. Il était devenu un marginal.
Il s’installa dans un immeuble à un étage, passablement délabré, dans un petit village kolkhozien situé à trois kilomètres en direction de Valga. Il devait faire chauffer de l’eau avec une résistance électrique, car il n’y avait pas d’eau chaude dans le bâtiment. La moitié des fenêtres étaient couvertes de morceaux de contreplaqué et la majorité des appartements n’étaient pas habitables. Il eut désormais pour voisins des bergers, des exclus, des ivrognes et des voleurs. Mais ceux-ci étaient habitués à tous les désagréments possibles de la vie. C’est pourquoi l’apparence repoussante de leur nouveau voisin ne les dérangea pas outre mesure.
Pour atténuer un peu la douleur, Tiit recouvrit sa peau de draps froids et humides, se déplaçant ainsi chez lui comme une momie. L’appartement était envahi par la vapeur, à cause de l’eau qui bouillait en permanence, la tapisserie se détachait peu à peu des murs et le plâtre tombait des plafonds. Malgré cette lente et douloureuse disparition, quelque chose vint alors rendre la vie de Tiit un peu plus intéressante. En même temps que la dégradation de son organisme, il se rendit compte en effet avec étonnement que son odorat et son sens des couleurs s’aiguisaient, que sa sensibilité spatiale se développait et qu’il était de plus en plus souvent visité par d’étranges visions. Dans ses rêves revenait comme une obsession le motif ou l’image mentale de la sécheresse, qui prit bientôt en lui une forme si nette et si palpable qu’il découvrit un matin, à sa plus grande surprise, qu’il avait envie de peindre cette vision. Et même qu’il devait le faire. Il demanda à la vieille bigote de la ferme voisine — la seule personne en qui il eût confiance — de lui procurer des pinceaux, de la peinture à l’huile, des cadres de bois et un grand rouleau de toile, puis il se mit au travail sans perdre de temps.
Lorsque Tiit Aaviksoo eut apprêté une dizaine de toiles de quatre mètres carrés chacune, il commença à les recouvrir des visions qui le tourmentaient dans ses rêves : des lacs ou des lits de rivière asséchés, des surfaces d’argile craquelées par la chaleur, des poissons qui se tortillaient en aspirant de l’air, des grenouilles géantes qui regardaient le ciel d’un air pensif, la bouche ouverte. En peignant ces visions fantomatiques, avec un soin minutieux du détail, Tiit était si absorbé qu’il en oubliait complètement la douleur. Il ajoutait ici ou là quelques plantes aquatiques, une forêt lointaine qui vibrait dans la chaleur ou quelques hérons maigres sur une berge.
Tiit ne savait pas pourquoi il était obsédé précisément par les lacs asséchés. Toujours est-il que seules des visions de ce type le visitaient. Ses images fiévreuses étaient si réalistes et si suggestives que lorsqu’il les regardait longuement, il éprouvait aussitôt une sensation de soif et devait aller boire un verre d’eau. Il donna comme titres à ses tableaux « Lac Peipsi », « Rivière Emajõgi », « Rivière Õhne », « Lac Veisjärv », « Lac Mustjärv », « Rivière Pühajõgi », « Tourbière de Kikepera ». Toute l’angoisse qui troublait ses sens fut ainsi portée sur la toile à l’aide des couleurs.
Heureusement, il avait suffisamment d’argent pour acheter des provisions, des couleurs et des toiles. Il recevait de l’argent de ses frères aînés. Ceux-ci, qui habitaient maintenant dans de grandes villes, auraient eu un peu honte de le rencontrer, mais en leur for intérieur ils s’inquiétaient tout de même pour lui. Ils commencèrent à envoyer des versements de quelques milliers de couronnes à la petite vieille de la ferme voisine, laquelle, un jour sur deux, achetait à Tiit du savon, des médicaments, des provisions et de nouvelles couleurs.
Son incurable maladie de peau continuait d’évoluer. Quand il se lavait, il devait se mordre les lèvres pour ne pas crier de douleur. Son corps commençait à ressembler à une énorme masse qui se déplaçait très lentement, comme un animal préhistorique, une créature amphibie vivant dans les lacs ou les marais. Dans sa pièce surchauffée, éclairée par une unique ampoule géante de deux cent cinquante watts, cet homme torturé peignait sans cesse de nouveaux plans d’eau en voie de désertification et des grenouilles qui avalaient de l’air sur l’argile séchée.
Pourquoi la Nature se montrait-elle si cruelle envers lui ? Quels étaient ses projets avec lui ? Le monstre que Tiit était devenu ne méritait plus le nom d’humain. Ses yeux n’étaient plus que deux étroites fentes sanguinolentes, presque invisibles, il avait des sortes d’excroissances en guise de doigts et des pailles plantées dans les narines pour que la peau n’obstrue pas ses voies respiratoires. Un jour, il n’eut plus la force de peindre, de se laver ni de se soigner. Sa peau de poisson, qui ne cessait de pousser, l’enveloppa bientôt tout entier et finit par l’étouffer comme un boa sournois : la malheureuse créature s’effondra sans connaissance dans un coin de la pièce.
La petite vieille qui s’occupait de lui frappa à sa porte le lendemain matin. Comme personne ne vint lui ouvrir, elle pensa que Tiit avait été conduit à l’hôpital. Au bout de deux semaines cependant, les rideaux tirés et le silence de l’appartement commencèrent à lui paraître suspects. En outre, on voyait pendant la nuit de la lumière qui filtrait derrière les rideaux. La vieille ouvrit la porte avec la clé de secours que Tiit lui avait confiée et pénétra dans l’appartement. Grand fut son étonnement. Les deux pièces étaient pleines de tableaux géants représentant des paysages désertiques aux atmosphères étranges et oppressantes, et des grenouilles assises sur l’argile craquelée qui regardaient le ciel. Ces images stupéfièrent la vieille femme et lui donnèrent aussitôt très soif. Elle se rendit dans la cuisine et but deux verres d’eau. Elle découvrit alors dans un coin un gros paquet sombre et rose en forme de cocon. Elle le poussa du bout du pied sans comprendre ce que c’était.
Comme il faisait froid, elle alluma le poêle et commença à faire le ménage. Lorsque la température de la pièce eut atteint environ vingt degrés, elle vit soudain du coin de l’œil, en lavant le plancher, que quelque chose avait bougé dans la cuisine. Effrayée, elle se releva et regarda, les yeux écarquillés, le cocon qui traînait dans le coin. Une forme remuait à l’intérieur. Saisie d’une peur panique, la vieille s’enfuit de l’appartement aussi vite que ses jambes le lui permirent.
Elle revint le lendemain matin avec son fils simple d’esprit et le berger qui habitait la maison voisine. Ils chauffèrent de nouveau les pièces jusqu’à ce que le cocon se remette à bouger. Avec une curiosité mêlée de crainte, ils regardèrent cette étrange chose qui gisait à terre. Dans la chaleur, la peau qui recouvrait le cocon devint mince et fragile, rappelant un parchemin rose ou le matériau qui recouvre les nids de frelons. Sur un signe de la vieille, l’un des deux hommes commença à dévider précautionneusement le cocon, tandis que l’autre, un tisonnier levé au-dessus de sa tête, se tenait prêt à frapper si quelque chose d’horrible devait en sortir. La peau déroulée et friable couvrait déjà le sol de l’entrée et du séjour lorsqu’ils atteignirent enfin le cœur du cocon. Mais ce qu’ils virent les surprit profondément, y compris le berger belliqueux qui tenait fermement le tisonnier au-dessus de sa tête. En effet, de l’intérieur du cocon sortit un petit homme, très beau, recroquevillé en position fœtale.
Il avait la peau assez foncée, des cheveux bouclés châtains et marmonnait quelque chose d’indistinct, comme plongé dans un demi-sommeil. Ayant senti que l’enveloppe protectrice autour de lui avait disparu, le petit bonhomme commença à s’agiter et voulut ouvrir les yeux, mais il n’y arrivait pas, car ils étaient pleins d’un épais liquide jaune.
La première à surmonter sa stupeur fut la vieille bigote, qui avait davantage d’expérience de la vie que les autres. Elle essuya gentiment le visage de l’homme avec un chiffon humide et il ouvrit lentement les yeux. Ils étaient bleu-vert, très clairs et expressifs. Après avoir regardé un moment devant lui, il tourna la tête vers les gens qui se penchaient sur lui et leur sourit. Puis il s’assit, s’étira longuement avec volupté et se mit debout d’un bond.
« Où je suis, là ? », demanda-t-il d’une petite voix enfantine.
Les trois autres eurent d’abord envie de s’enfuir, mais en voyant que le petit homme était tout aussi effrayé qu’eux, ils restèrent à côté de lui et attendirent. L’homme commença bientôt à explorer les environs de façon méthodique. Il regarda par la fenêtre et s’extasia. D’après son apparence, on pouvait lui donner dans les vingt-trois ans. Il ne mesurait pas plus d’un mètre soixante. Soudain, il désigna sa bouche avec un doigt, faisant ainsi comprendre qu’il avait très faim. La vieille regarda son fils et le berger, qui haussèrent les épaules. Elle soupira, fit trois signes de croix et dit :
« Que faire ? On ne peut tout de même pas laisser ce pauvre orphelin tout seul ! »
Après avoir aidé le nouveau-né à enfiler un pantalon et un vieux pull de Tiit, qui étaient bien entendu beaucoup trop grands pour lui, ils allèrent tous ensemble dans la ferme de la vieille et firent un bon dîner pour célébrer ce singulier événement.
L’homme sorti du cocon passa dans cette ferme les deux mois qui suivirent. Il mangea, but et reprit des forces. Il recevait sans cesse la visite des gens du voisinage. On venait même le voir depuis Vastse-Kuuste et Antsla. Tout le monde s’émerveillait de ses grands yeux verts, de son esprit enfantin et de son énorme appétit. Le petit homme s’intéressait tout autant aux gens qui venaient le voir, il examinait les arbres et les buissons qui poussaient autour de la maison, apprenait grâce aux tire-au-flanc des environs, avec qui il avait déjà eu le temps de sympathiser, les noms des choses plus compliquées, regardait toutes les émissions à la télévision et écoutait tous les bulletins d’information à la radio, mangeait et chantonnait continuellement. Le soir, il jouait aux dominos ou aux petits chevaux avec le fils de sa logeuse.
La notoriété de cet étrange petit bonhomme se répandit de plus en plus loin, jusqu’au jour où un important fonctionnaire arriva de Tartu afin de le conduire en ville pour l’identifier. Il apparut alors que personne ne connaissait cet homme, qu’il ne figurait pas dans le registre de la population. Nul ne savait qui était son père, sa mère, ni même de quelle nationalité il était. Les fonctionnaires respectueux de la loi se demandèrent même si l’existence d’un tel individu était seulement possible. Pourtant… il existait bel et bien ! Pour plus de sûreté, on convoqua pour une confrontation les frères Jaak et Peep Aaviksoo, car l’homme avait été trouvé au dernier domicile connu de Tiit Aaviksoo. Mais ni Jaak ni Peep ne découvrirent dans ce joyeux petit luron le moindre trait commun avec leur frère mystérieusement disparu. Quand on leur demanda si cet homme ne ressemblait vraiment en rien à Tiit Aaviksoo, les frères secouèrent la tête avec impuissance. On fit venir également l’ancienne femme de Tiit pour identifier l’individu, mais elle aussi fut incapable de dire de qui il s’agissait.
À l’époque où se déroulaient ces étranges événements, l’Union soviétique était déjà en train de se décomposer et les vents de la liberté avaient commencé à souffler en Estonie. Heureusement, pour cette raison, les procédures bureaucratiques n’étaient plus aussi compliquées qu’avant. Il fut donc décidé d’inscrire ce petit homme surgi de nulle part dans le registre de la population en tant qu’Estonien, puisqu’il parlait estonien, quoique de façon un peu enfantine. Quand on se demanda quel nom on pourrait bien lui donner, il répondit lui-même sans hésiter : « Je suis Elmo Pääsuke. »
Pourquoi pas, après tout ? Personne n’avait rien contre ce nom. Et c’est ainsi que le petit homme devint un citoyen à part entière de l’Estonie soviétique.
Elmo Pääsuke ne fut pas accablé par les soucis d’argent, car les toiles découvertes dans l’appartement de Tiit Aaviksoo lui furent attribuées par décision de justice. La question fit d’ailleurs l’objet de vives polémiques, car de nombreuses personnes, parmi lesquelles les frères, l’ex-épouse et les enfants de Tiit Aaviksoo, prétendaient hériter des tableaux. Ce qui emporta la décision fut une découverte surprenante : sur toutes les toiles figurait la signature d’Elmo Pääsuke, qui était assez compliquée et que seul le petit homme était capable de reproduire à la perfection, ce qui prouvait qu’il était bien l’auteur de ces œuvres. Personne ne comprit comment une telle chose était possible, mais comme seules comptaient, aux yeux du tribunal, les preuves factuelles, on coupa court à toutes les contestations ultérieures.
Pourquoi fit-on tant de bruit autour de ces peintures et pourquoi tant de parents de Tiit Aaviksoo voulaient-ils se les approprier ? Tout simplement parce que la valeur de ces fantasmagories suggestives avait été jugée très élevée par les spécialistes. De fait, toutes ces œuvres furent bientôt vendues aux galeries et aux musées de Tartu et de Tallinn, et Elmo Pääsuke devint en peu de temps un homme riche. Lorsqu’on lui demandait s’il ne pourrait pas peindre encore de tels tableaux, il répondait simplement, avec un sourire enfantin : « Cette époque est maintenant révolue ! »
Avec l’argent tiré de la vente des tableaux, Elmo Pääsuke commença à voyager à travers l’Estonie, portant un intérêt inépuisable à tous les objets, les paysages et les humains qu’il rencontrait. Il explorait le monde comme un enfant, comme s’il voyait tout cela pour la première fois de sa vie. Grâce à son éternelle bonne humeur et à son naturel confiant, il se faisait chaque jour de nouveaux amis intéressants. Il plaisait apparemment aux gens par la sincérité de ses questions, de sa conversation et de son rire.
« Conduisez-moi au bord de la mer. Je veux voir la mer ! » demanda-t-il un jour. Et son souhait fut exaucé, car nombreux étaient ceux qui voulaient aider cet homme. La soif de vivre d’Elmo était contagieuse.
Quand il arriva au bord de la mer, il en pleura de bonheur et, frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre, déclara qu’il voulait acheter un bateau et faire un voyage autour du monde.
Le cercle des amis d’Elmo Pääsuke, qui ne cessait de s’élargir, comptait déjà quelques marins. Ils lui enseignèrent les termes de marine, le maniement des voiles et la navigation. Trois mois plus tard, Elmo avait déjà appris tout ce qu’il devait savoir. Il s’acheta un voilier à un mât. Les larmes aux yeux, il prit congé de la petite vieille qui avait été pour lui une mère pendant si longtemps, dit adieu au simple d’esprit, aux tire-au-flanc et à ses nombreux autres amis, puis il partit pour son voyage autour du monde.
Depuis ce jour, on n’a plus guère entendu parler d’Elmo Pääsuke. Des voyageurs ont rapporté avoir croisé un homme qui lui ressemblait non loin des côtes de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, ou encore sur l’île de Pâques ou au large des Sakhaline. Selon les rumeurs les plus récentes, il aurait accosté en Nouvelle-Zélande et aurait épousé là-bas une Maorie de haute lignée, aurait eu avec elle quatre enfants et se serait fait construire une maison près de Wellington. Mais cette histoire n’est pas forcément vraie, car des gens prétendent l’avoir vu aussi à São Paulo et dans les eaux côtières de la Californie, et même, tout récemment, près de chez nous, sur l’île de Visby, avec à chaque bras une belle Suédoise mesurant une tête de plus que lui. Il est donc bien difficile, avec toutes ces rumeurs, de distinguer le vrai du faux !
Ce qui ne fait aucun doute, c’est la chance de ceux que Dame Nature a élus, car ils connaîtront certes les plus grandes souffrances, les difficultés, les destructions, mais aussi la renaissance, la joie de vivre et le bonheur du voyage !
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin