L’homme-papillon

    Lorsque Anselm entra dans le bureau du directeur du cirque, sa bouche s’ouvrit de stupéfaction : il lui semblait avoir aperçu, assis derrière le bureau qui lui faisait face, une créature à tête de poisson. Mais ce n’était probablement qu’une hallucination, car celui qui maintenant l’invectivait était un homme tout ce qu’il y avait de plus normal – petit, gros et chauve :
    « Comment osez-vous entrer dans mon bureau sans frapper ! Quelle impudence ! Vous n’avez pas vu l’écriteau sur la porte ? Je suis parti déjeuner ! Vraiment, quelle impolitesse ! Incroyable ! Pour qui vous prenez-vous ? Et que voulez-vous ? Répondez ! Ou plutôt non, allez au diable ! »
    Anselm décida de ne pas se laisser éconduire si facilement, car il avait la ferme intention de se faire engager dans le cirque magique de Boruslawski.
    « Je vous prie de m’excuser, Monsieur le Directeur… euh… si vous êtes bien le directeur… » En voyant le visage irrité du gros homme, il se convainquit qu’il s’agissait bien de Boruslawski en personne. « Hum, eh bien voilà, Monsieur le Directeur… si vous le permettez… je voulais vous dire que je sollicite la place d’illusionniste dans votre cirque. »
    Le petit gros devint aussitôt plus attentif. Il se laissa glisser prestement de sa chaise et vint se placer en haletant sous le nez d’Anselm, plantant ses étranges yeux à fleur de peau dans ceux du visiteur : « Tiens, tiens, c’est donc cela… Est-ce que vous avez lu l’annonce attentivement au moins ?
    – Mais c’est précisément à la suite de l’annonce que je viens », répondit Anselm, étonné de cette méfiance.
    « Eh bien dans ce cas, vous devez savoir que nous n’engagerons qu’un véritable maître. » Les coins de la bouche du directeur s’étirèrent soudain en un sourire narquois. « Vous avez peut-être sur vous un document attestant de vos compétences, ou à défaut une liste de vos tours ? »
    La pression qui s’exerçait sur lui fit perdre à Anselm un peu de son assurance :
    « Ma foi… je n’ai aucun document à vous montrer, marmonna-t-il les yeux baissés, mais je peux construire en quelques instants un château de cartes… et sortir des lapins deux par deux de mon haut-de-forme… et aussi… en passant dans le public avec mon nœud papillon… » Anselm interrompit subitement son énumération, car le sourire de Boruslawski s’était déjà changé en ricanement :
    « C’est bien ce que je pensais ! lâcha-t-il enfin. Mon pauvre ami, votre répertoire est complètement dépassé ! Vous êtes peut-être très fort à tout cela, mais aujourd’hui cela n’intéresse plus personne, vos lapins, vos cartes et tout le tralala !… Tenez, prenez par exemple notre précédent illusionniste, Ernesto. Lui, on pouvait en être satisfait. Sa spécialité, c’était la Déformation des Petits Objets, et dans ce domaine, croyez-moi, c’était un véritable maître. Par la seule force de son regard, il pouvait changer la montre de gousset d’un spectateur en une authentique bergeronnette, ou un bouton de veste en pièce de cuivre – un jeu d’enfant pour lui ! Un jour, il a même réussi à transformer un lacet de soulier d’une spectatrice en orvet. La dame a eu une attaque, mais quel tour, hein ? Les numéros d’Ernesto se prolongeaient souvent jusqu’à minuit, mais le public acceptait avec plaisir de rester, car c’était vraiment du grand art. Vous comprenez ? »
    Anselm hocha la tête avec respect : « Mais que lui est-il arrivé ?
    – Ce qui lui est arrivé ? Ah, c’est courant avec les gens comme ça : plus ils sont doués, moins ils sont raisonnables. Un jour, pendant la représentation, il a essayé de transformer une balle de ping-pong en boule d’or, et il a fini par avoir une attaque cérébrale. Il avait surestimé ses capacités… Maintenant, excusez-moi, mais je suis un peu pressé. Je ne peux pas vous engager, car notre public est composé de gens éclairés, et quelqu’un comme vous devrait quitter la piste sous les sifflets. Au revoir. »
    « Ainsi, pensa Anselm au désespoir, personne n’a plus besoin de moi dans ce monde. À vrai dire, même à moi, mes compétences ne m’ont procuré jusqu’à présent aucun plaisir particulier. Boruslawski a entièrement raison de me mettre dehors. » La tête basse, il se retourna pour partir.
    Au moment où il toucha la poignée de la porte, quelque chose en lui se brisa et se détacha de son corps sous la forme d’un groupe de papillons, qui se dispersèrent dans le bureau du directeur. Anselm fut alors saisi par une agitation fébrile : livide, il commença à poursuivre ces insectes volants en faisant de grands gestes, brisant sur son chemin plusieurs vases remplis de fleurs et un aquarium avec des poissons rouges. Lorsqu’il attrapait un papillon, il le croquait aussitôt, jetant des regards de bête sauvage vers le directeur. Celui-ci, figé sur place, observait l’illusionniste.
    « C’est l’heure où je déjeune d’habitude, expliqua Anselm pour tenter – maladroitement – de se disculper. Et je suis très ponctuel sur les heures des repas. » Après quoi, comprenant dans quelle situation stupide il s’était placé, il s’enfuit précipitamment de la pièce.
    En descendant quatre à quatre l’escalier, il sentit que quelqu’un le poursuivait en haletant et il accéléra l’allure. Mais à la porte principale, le directeur, qui avait fait preuve d’une extraordinaire rapidité, parvint à rattraper le fuyard : « Où allez-vous comme ça, mon ami ? Ce que vous avez fait à l’instant dans mon bureau… c’était un vrai numéro de clown ! Et tous ces papillons multicolores qui se sont détachés de votre corps…
    – Oh, je vous en prie, ne vous moquez pas de mon infirmité, l’interrompit Anselm, j’ai déjà tellement souffert à cause de cela. C’est toujours ainsi : lorsque j’éprouve une émotion trop forte, ils commencent à sortir et ça me met hors de moi. À l’école déjà on me persécutait à cause de cela, et ma famille, y compris mes parents, me considéraient comme un monstre, bien que je sois en parfaite santé mentale. La seule à s’être intéressée au phénomène était une biologiste maniaque, mais c’était un intérêt contre nature. Elle est même devenue mon amante pour pouvoir m’étudier de plus près. Elle a identifié parmi mes papillons des théclas, des moirés et bien d’autres, mais elle aimait par dessus tout les grands mars changeants qui se détachaient de moi pendant l’extase charnelle. Elle a dénombré en tout plus de cinq cents espèces, chacune d’elles correspondant à un état mental différent. J’ai fini par en avoir assez de ce fanatisme stupide et je l’ai mise dehors. Voilà, vous savez tout.
    – Mais c’est absolument fantastique ! s’exclama le directeur, tout réjoui. Votre biologiste était une femme merveilleuse. Quant à vous, mon jeune ami, vous êtes désormais un grand magicien, je vous le garantis. Dès demain, vous serez le clou de notre spectacle, si vous êtes d’accord évidemment. Et vous aurez triple salaire ! Venez maintenant faire connaissance avec vos brillants collègues. Ils vous conduiront à votre appartement. »
    Le directeur au visage rouge entraîna Anselm dans une arrière-salle et lui fourra subitement dans la main une grosse somme d’argent :
    « Voici déjà une avance… Irmguird ! cria-t-il ensuite en direction d’un couloir qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. Viens montrer à notre jeune magicien sa nouvelle maison ! »
    Après quoi il salua Anselm d’une légère courbette et partit.
    La dénommée Irmguird était une femme d’une taille exceptionnelle : elle devait mesurer plus de trois mètres. Ses épais cheveux roux étaient réunis en natte derrière sa tête, et lorsqu’elle souriait apparaissait dans sa bouche une rangée de dents blanches et pointues.
    « Je suis Irmguird, la dompteuse de lions », annonça-t-elle d’une voix grave et ronronnante, en tendant à Anselm une main couverte de griffures.
    « Enchanté. Moi c’est Anselm, l’illusionniste raté… Et depuis aujourd’hui, on doit pouvoir m’appeler aussi l’homme-papillon », bafouilla-t-il en regardant ses pieds. Irmguird, un léger sourire aux lèvres, le prit par le bras, et ce couple singulier partit visiter les arrière-salles du cirque.
    Anselm y découvrit, comme dans un rêve, une curieuse galerie de personnages. Il vit un homme transparent assis parmi de belles femmes au corps opaque, apparemment payées pour lui constituer un harem. Il vit une vieillarde ridée qui avait sur le front une longue corne blanche et dont l’haleine suave lui rappela un monde oublié. Sous le plafond, deux enfants pourvus d’ailes en forme de main voletaient de-ci de-là comme des chauves-souris. Il y avait encore une troupe d’acrobates qui exécutaient différents exercices et dont la particularité consistait en ceci que leur peau était couverte d’écailles de poisson. Autour de toutes ces créature s’agitait une armée de serviteurs, prêts à satisfaire les moindres désirs des « artistes ».
    En pareille compagnie, Anselm se sentait assez mal à l’aise. Il n’arrivait pas à comprendre si l’on avait simplement rassemblé là des monstres venus des quatre coins du monde ou s’il s’agissait véritablement d’êtres exceptionnels et merveilleux, parmi lesquels il devait s’estimer honoré d’avoir été admis. Lorsque Irmguird lui demanda ce qu’il pensait de ses nouveaux collègues, il répondit timidement, avec un haussement d’épaules : « Il aurait peut-être mieux valu que je continue ailleurs mon métier d’illusionniste médiocre. C’est un peu spécial ici… »
    Cette remarque mit Irmguird en colère. Elle saisit l’homme-papillon par le paletot et l’attira comme une touffe d’étoupe entre ses deux énormes seins :
    « Si tu penses vraiment ce que tu dis, tu n’es qu’un petit imbécile, lui dit-elle avec rudesse d’une voix rauque. Tu me prends sans doute aussi pour un monstre, n’est-ce pas ? Tu crois peut-être que je devrais avoir honte de ma force et de ma beauté, hein ? »
    Comme Anselm était obligé, pendant qu’on l’invectivait ainsi, de regarder les yeux verts de la géante et de respirer l’odeur entêtante de musc qui s’exhalait d’entre ses seins, il laissa soudain échapper une nuée de grands mars changeants, ce qui était chez lui le signe de l’extase suprême.
    En voyant cela, Irmguird se calma, s’accroupit devant lui et lui parla d’un ton plus doux :
    « Dis-moi, homme-papillon, pourquoi as-tu honte de ta particularité ? Pourquoi veux-tu jouer les charlatans stupides alors que ta vraie nature est toute différente ? C’est précisément ici, parmi nous, que se trouve ta véritable place. Il faudra que tu t’y habitues. Si nous vivions là-bas, avec les autres, ils nous considéreraient comme des monstres ou comme des handicapés, mais ici, sous les feux des projecteurs, ils nous admirent comme des demi-dieux venus d’un monde qui leur est inaccessible, et c’est ainsi qu’il doit en être. Viens maintenant, je vais te montrer ta chambre. »
    Irmguird le prit par la main, comme un petit garçon désemparé, et le conduisit dans son nouveau logement.
    Après avoir installé l’homme-papillon dans sa chambre plutôt luxueuse et avoir mis à sa disposition deux serviteurs chauves (dont l’un entreprit aussitôt de cirer les chaussures d’Anselm, et l’autre de brosser sa veste), la géante se pencha encore une fois près de son oreille et lui chuchota qu’elle l’attendrait chez elle après la représentation du lendemain, ce qui fit aussitôt sortir d’Anselm quatre ou cinq noctuelles confuses (Macdunnoughia confusa), signe d’un état de grand trouble mental.
    C’est seulement après minuit que l’ancien illusionniste sombra dans un sommeil traversé de cauchemars et de visions, en raison du brusque tournant que venait de prendre sa vie. À un moment donné, il rêva qu’il était un hanneton géant et qu’il s’avançait en titubant sur une piste de cirque, devant un public composé de scarabées et de mille-pattes de la taille d’un homme qui attendaient son numéro dans une grande effervescence ; il commençait alors à s’arracher ses vilaines croûtes noires, jusqu’à être finalement tout nu et tremblant comme un adolescent au milieu de la piste ; soudain, le public composé d’insectes géants se précipitait sur lui et le dévorait avidement.
    Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, il avait fort heureusement oublié ce rêve idiot. Au fond de lui subsistait néanmoins une peur enfantine, le pressentiment qu’à la représentation du soir les choses ne se passeraient pas aussi bien que prévu.
    Pour calmer un peu ses pauvres nerfs fragiles, il alla se promener en ville. Mais où qu’il aille, à tous les coins de rue, étaient déjà placardées de grandes affiches bariolées où l’on pouvait lire : « Venez voir le grand cirque magique ! Chaque numéro est une pure merveille ! Le clou de la soirée : l’homme-papillon ! Avec la présence du célèbre entomologiste Amirgaldi, qui identifiera des espèces de papillon inconnues ! Venez ! Vous ne le regretterez pas ! »
    À chaque nouvelle affiche qu’il voyait, se détachaient de lui deux ou trois chamoisés lapons (Oeneis jutta), qui indiquaient une peur d’intensité moyenne. Il dut retourner au cirque, afin de ne pas trop attirer l’attention sur lui avant la représentation.
    Vers le soir, sa peur se changea en une apathie générale et une indifférence à l’égard de tout ce qui l’environnait. Quand le spectacle commença, il prit au hasard dans sa garde-robe un frac beaucoup trop grand pour lui et une casquette ridicule pourvue d’une longue visière, qui ne s’accordait pas du tout avec le reste de sa tenue. Les serviteurs, inquiets, le regardaient faire, mais n’osaient pas intervenir. Il alla ensuite à petits pas se placer à côté du rideau pour attendre son tour. Plus le moment approchait, plus il avait l’air résigné.
    Soudain, surgi d’on ne sait où, le directeur en personne arriva, rouge et essoufflé, tenant par le bras un monsieur sec à lorgnon qui se mit à examiner Anselm avec un vif intérêt.
    « Permettez-moi de faire les présentations, dit Boruslawski. Voici le professeur Amirgaldi. Professeur, l’homme-papillon… Mais qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ? Tu n’as pas vraiment l’air d’un magicien. Enfin, c’est toi qui décides. L’essentiel est que le spectacle soit de qualité. Votre numéro commence dans sept minutes. » Et il disparut aussitôt, laissant face à face le professeur au regard perçant et l’homme-papillon à l’expression vide.
    Pour échapper à cette pénible situation, Anselm s’approcha doucement du rideau et regarda la piste. Irmguird, vêtue d’un justaucorps scintillant, terminait son numéro avec ses lions. Elle aurait pu faire une digne épouse pour Hercule. La salle était comble : les affiches avaient bien rempli leur rôle. Les applaudissements éclatèrent. C’était maintenant au tour d’Anselm.
    Irmguird, toute rouge, passa devant lui à vive allure entre deux lions et lui envoya d’un air radieux un baiser aérien. Lorsque Anselm fit enfin son entrée avec le professeur et les assistants, un tonnerre d’applaudissements éclata. Mais cela ne changea rien à son indifférence. Il s’assit machinalement sur la chaise placée au centre de la piste, croisa les jambes et commença à examiner d’un œil éteint sa chaussure droite. La salle observait un silence absolu.
    « Vraiment, pensa-t-il en souriant dans sa barbe, il vont assister aujourd’hui au numéro le plus spirituel du monde : un homme extraordinaire qui vient s’asseoir un moment sur une chaise, les jambes croisées, et puis s’en va. » L’espace d’un instant, un tel numéro lui sembla même assez intéressant.
    Pendant ce temps, les assistants tournaient déjà autour de lui avec une certaine fébrilité ; le professeur Amirgaldi, serrant devant sa bouche un porte-voix en fer-blanc, se tenait prêt à crier les noms latins des papillons. Mais Anselm était toujours assis sur sa chaise, l’air indifférent, balançant sa jambe droite comme une poupée mécanique.
    Une heure s’était écoulée depuis le début du numéro. La salle était toujours silencieuse, mais pour combien de temps ? Le directeur, assis au premier rang, se leva, un peu irrité, et, d’un geste, appela auprès de lui un assistant à qui il chuchota quelques mots à l’oreille. Celui-ci retourna vite auprès de ses collègues et leur chuchota à son tour quelque chose d’un air mystérieux. Les mouvements sur la piste devinrent alors plus professionnels et un frémissement d’aise parcourut le public : les choses semblaient tout de même avancer.
    Chacun des assistants sortit de sa poche un petit accessoire : qui une plume d’oie, qui une moitié d’oignon, qui une pince à épiler… Ils se regroupèrent ensuite autour d’Anselm et essayèrent de le faire rire ou pleurer, ou en tout cas de modifier son humeur. Mais à part un petit rire bête, ils ne purent rien obtenir de lui.
    Certains spectateurs avaient l’impression qu’il s’agissait d’un homme-papillon momifié que l’on essayait maintenant d’éveiller à la vie sous leurs yeux, et ils applaudissaient frénétiquement à chaque gémissement d’Anselm. Mais les plus éclairés leur signifiaient par des froncements de sourcils qu’ils avaient tout compris de travers.
    Environ deux heures s’écoulèrent ainsi sans que rien de particulier ne se produise. Le public, certes habitué à attendre patiemment les exploits magiques, commençait tout de même à s’énerver quelque peu. Les premiers sifflets retentirent, certains spectateurs quittèrent démonstrativement la salle avec une moue méprisante. Mais la majeure partie de l’assistance, qui comprenait de nombreux naturalistes diversement chevronnés, décida d’attendre pour voir comment ce curieux numéro allait finir. Dans le public se trouvaient aussi Irmguird, une expression chagrine sur le visage, et le directeur du cirque, tassé par la colère et le découragement.
    À minuit, Anselm dormait sur sa chaise en bois et rêvait. Il se voyait, petit garçon, allongé dans une prairie en fleurs, les mains sous la nuque. La vie était simple et agréable. Ce rêve d’une journée légère comme l’air était si net devant ses yeux qu’il fut soudain convaincu de n’avoir jamais véritablement existé avant et après ce moment.
    Enflammé par cette pensée, le corps d’Anselm sécréta soudain une nuée de pourprés automnaux, signe d’un enthousiasme causé par une idée fixe inattendue. Le professeur Amirgaldi, qui était lui aussi en train de s’endormir sous l’effet de l’ennui et de la fatigue, se redressa aussitôt, stupéfait par cette vision, et hurla avec enthousiasme dans le porte-voix : « Agricola macilenta ! – Fantastico Agricola macilenta ! » Les spectateurs s’étaient levés d’un bond et applaudissaient à tout rompre l’exploit de l’homme-papillon. Mais ce n’était qu’un début. Anselm, ayant compris grâce à son rêve que toute sa vie ultérieure, comparée à cette journée si légère, n’avait été qu’un absurde théâtre d’ombres, plongea dans un tel état de chaos mental qu’il perdit soudain tout contrôle de lui-même. Un étage de ses sentiments se rendit visible sous la forme d’une explosion de papillons de diverses espèces, de sorte de son corps fut bientôt entièrement soustrait aux regards : les vols de vanesses de l’ortie alternaient avec des nuées de psychides, les piéridés avec les bombyx des buissons, les thyatiridés avec les zygènes, et dans ces milliers de lépidoptères se trouvaient déposées les joies, les peines et les pensées des jours passés et à venir d’Anselm.
    Devant cette féerie de couleurs, le public devint de plus en plus euphorique. Certains, les larmes aux yeux, se mettaient à embrasser leurs voisins. Un autre sortit de sa poche une bouteille de vin et la vida d’un trait. Chacun essayait de répondre à sa manière au prodige accompli par l’homme-papillon. Le directeur du cirque, saisi par une joie exubérante, fit même depuis son siège un saut périlleux, ce qui était pour le moins inattendu compte tenu de sa corpulence. Cette impressionnante manifestation d’enthousiasme fut aussitôt saluée par une salve d’applaudissements. Seule Irmguird restait étrangement silencieuse au milieu de l’exaltation générale, observant d’un air grave, et même inquiet, la métamorphose d’Anselm.
    Pendant ce temps, le professeur Amirgaldi ne cessait de danser en tous sens autour de l’amas de papillons sous lequel devait se trouver le magicien, en criant dans son porte-voix de nouveaux noms latins : « Sideridis reticulata ! Hadena confusa ! Amphipoea oculea !… », jusqu’à ce que sa voix, de plus en plus éraillée, finisse par s’éteindre complètement. Du public surgirent alors de nouveaux spécialistes (certes moins érudits que Monsieur Amirgaldi), qui commencèrent à s’agiter sur la piste en criant aussi fort qu’ils le pouvaient pour tenter de couvrir la voix des autres. La chose indisposa fortement l’éminent professeur, qui entreprit sans plus attendre de refouler en direction des gradins ces spécialistes autoproclamés, en leur assenant de vigoureux coups de porte-voix. Mais cela ne fit qu’accroître la confusion et le vacarme, de sorte que le spectacle qui se déroulait maintenant sur la piste commençait à ressembler à du théâtre de foire.
    Le bruit et l’agitation cessèrent lorsque l’on constata qu’il y avait maintenant dans la grande salle du cirque un nombre extraordinairement élevé de papillons. Et il en sortait toujours autant du corps d’Anselm, bien que toute la piste fût déjà noyée dans un papillonnement multicolore et qu’il fût devenu difficile de respirer. En cherchant la sortie, les papillons pénétraient dans les yeux et la bouche des spectateurs, dont les exclamations enthousiastes avaient cédé la place à des éternuements et à des cris angoissés. Pour la majorité d’entre eux, le prodige commençait à être un peu trop envahissant et effrayant.
    Au bout d’un moment, Irmguird, très inquiète, frappa avec son gros index sur le crâne encore exalté du directeur et lui chuchota à l’oreille qu’à son avis il se passait quelque chose de bizarre avec Anselm. Lorsque Boruslawski considéra d’un œil dégrisé le chaos environnant, le dôme rose clair de son crâne prit peu à peu une teinte rouge vif. « Anselm, arrête ça tout de suite ! Ou je te licencie sur-le-champ ! » Voilà ce qu’il avait l’intention de crier, mais il avait à peine articulé le premier mot qu’une dizaine d’arpenteuses cornues (qui indiquaient, dans l’échelle des sentiments d’Anselm, un oubli de soi passionné) s’engouffrèrent tout droit dans ses voies respiratoires, de sorte qu’Irmguird dut lui taper dans le dos un long moment afin que cet important personnage ne périsse pas d’étouffement. Le directeur se fraya ensuite un chemin, les yeux mi-clos, à travers une épaisse broussaille de papillons. Parvenu au centre de la piste, il enfonça les bras vers l’endroit où devait se trouver le corps de l’illusionniste, mais la seule chose qu’il put saisir, au milieu de cette masse d’insectes, fut un cœur humain en train de battre, qui s’évapora peu à peu dans sa main en papillons vibrionnants. À cet instant, Boruslawski – qui avait été jadis l’un des magiciens les plus célèbres du monde, capable notamment de se transformer en cœlacanthe, avant qu’il ne perde la foi en lui-même et ne fonde pour se consoler ce cirque unique en son genre – fut frappé par une véritable stupeur et une jalousie incommensurable : il avait trouvé un homme dont les pouvoirs dépassaient ses plus folles spéculations en matière de métamorphoses.
    Les assistants avaient eu entre temps la judicieuse idée d’ouvrir toutes les portes et les fenêtres, de sorte que la majeure partie des papillons et des spectateurs avaient déjà quitté la salle irrespirable et se dispersaient maintenant dans la ville qui commençait à s’éveiller.
    Les nuées de papillons eurent bientôt envahi tout le ciel au-dessus de la ville, et les spectateurs toutes les rues, provoquant une grande agitation parmi les citadins encore à moitié endormis qui se rendaient à leur travail.
    Il ne restait plus dans la salle que quelques entomologistes fanatiques, parmi lesquels le célèbre professeur Amirgaldi, qui courait maintenant en tous sens entre les rangées de sièges, essayant de capturer avec son filet des spécimens des espèces les plus rares ou encore inconnues.
    Sur la chaise où, une heure auparavant, était encore assis Anselm l’illusionniste, ne restait plus à présent qu’un frac chiffonné et une casquette. Derrière la chaise se tenait toujours le directeur Boruslawski, qui observait de ses yeux tristes de cœlacanthe l’envol du dernier papillon. C’était un azuré commun. Il tournoya encore un moment dans la salle et se posa finalement sur l’épaule d’Irmguird, debout près d’une fenêtre. La géante examina ses ailes bleu clair qui s’agitaient et songea que c’était peut-être dans ce dernier papillon que se dissimulait le moi véritable d’Anselm, cette millionième partie de l’illusionniste qui était enfin délivrée du labyrinthe des sensations trompeuses du corps humain et voulait maintenant lui faire comprendre quelque chose d’essentiel, d’irremplaçable, qu’il n’avait pas pu ou pas su lui dire auparavant…
    À cet instant, le papillon fut emporté par le vent du matin, et Irmguird le perdit bientôt des yeux.
    

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin