Tout d’abord, il y a eu l’accueil, une petite pièce sur le côté, meublée d’une table et de quelques chaises brunes en toile cirée avec des pieds en fer. Nous étions assises là avec maman, qui rendait compte de tous les maux que j’avais. Est-ce que j’avais eu la rougeole, la diphtérie, la coqueluche ? Quelles maladies avais-je déjà eues ? (Pharyngite, pharyngite, pharyngite). Est-ce que j’avais des mauvaises habitudes ? « Elle remue ». Elle remue, c’est-à-dire ? L’infirmière à l’accueil m’a lancé un regard réprobateur. « Elle remue au lit, souvent ses cheveux sont en bataille d’un côté », a répondu ma mère honteusement.
La première fois que je suis allée à l’hôpital, j’avais environ huit ans et pas de pharyngite, seulement mal au foie et à l’estomac. En tout cas, je me souviens que ma mère m’avait apporté des mandarines, c’étaient des friandises rares, je les avais englouties d’un coup et j’avais eu des renvois toute la nuit, je n’avais pas réussi à aller aux WC, qui se trouvaient dans un long couloir vert (vous savez, ce vert d’hôpital, ni clair, ni foncé, ni bleuâtre, proche du vert-de-gris, la couleur la plus laide du monde), mais j’avais vomi dans l’évier qui se trouvait dans la chambre, et encore, en en mettant la moitié à côté. Oh, le matin, le Serpent à Lunettes, une infirmière, m’avait passé un savon. C’était une femme qui devait avoir entre cinquante et soixante ans. Derrière ses lunettes, elle avait des yeux sévères et globuleux et tout le monde en avait peur parce qu’elle ne cessait jamais de nous gronder. « On va te faire une piqûre de cocarboxylase », disait-elle aux garnements en guise de menace. « Ça te fera tellement mal que tu pisseras dans ton froc ». Le Serpent à lunettes faisait toujours la paire avec une aide-soignante très grosse, aux yeux bruns et à la moustache noire, et ensemble elles se simplifiaient pas mal la vie.
Il y avait deux chambres d’enfants en enfilade, la première était celle des filles, la suivante celle des garçons, environ six à sept lits par chambre. Avant elles, il y avait le box des bébés, au centre de la pièce une niche avait été aménagée avec des cloisons, où chaque bébé pouvait hurler seul, mais ils étaient comme des chiens : quand l’un commençait, tous les autres suivaient. Dans la catégorie des bébés figuraient aussi des gamins d’environ deux ou trois ans qui faisaient dans leur froc et ne savaient pas aller sur le pot. Les enfants plus âgés étaient obligés de les nourrir, de leur nettoyer le derrière et de les mettre sur le pot. Comme ça, le Serpent à lunettes et la Grosse pouvaient tranquillement prendre le café.
La Grosse portait une grande blouse blanche à poches, dont les boutons sur son opulente poitrine menaçaient de céder. L’infirmière, quant à elle, avait une robe sans manches blanche, et sur la tête une coiffe semblable à un fichu, qui retombait derrière en triangle. D’un blanc éclatant, propres et amidonnées. Je ne me souviens d’aucun des médecins, ils se montraient pendant dix minutes lors de l’inspection matinale, ils n’étaient pas méchants et ne présentaient aucune particularité mémorable.
Avant et après l’inspection, c’était le temps des traitements. Celui qui devait recevoir une piqûre, on le piquait, celui qui devait faire une radio, on l’y emmenait. Moi je devais avaler une sonde. La salle d’avalage de sonde était au premier étage, la sonde stomacale était un tuyau en caoutchouc court et épais et la procédure durait une heure, la sonde biliaire était longue et fine et il fallait restait couché toute la journée avec le haricot à côté sur un tabouret. Les tuyaux étaient de couleur rouge brique, avec des trous au bout, et les avaler était un vrai supplice chinois, toute ma vie ensuite j’ai eu peur d’ingurgiter une sonde, une peur terrible, et j’ai toujours tenté de garder mes distances avec les médecins. Mais il a quand même bien fallu, pendant toute ma scolarité, j’ai dû traiter avec les médecins, parce qu’aller à l’école ne me plaisait vraiment pas. Maladive de nature, je m’en sortais bien avec mes simulations, qui auraient seulement fait froncer les sourcils de la mère d’un autre enfant. Dès que je me plaignais de quoi que ce soit, on me laissait alitée à la maison, encore et toujours alitée, et on appelait le docteur Hiob. Il examinait ma gorge et disait : le fond de la gorge est rougeâtre. Pharyngite. Point. À la fin, j’ai eu tellement de pharyngites que le docteur Hiob s’en est lassé et m’a fait enlever les amygdales.
Ils m’ont fait l’ablation des amygdales dans le grand hôpital pour les adultes. J’étais sanglée à la chaise et par derrière une infirmière me maintenait la tête en place. Sur le plateau d’émail blanc à bordure noire, il y avait en grande quantité des ciseaux, des crochets, des lames et des grattoirs. Tout d’abord, ils m’ont fait une piqûre dans la gorge et ensuite ils m’ont détaché les bords de l’amygdale avec un scalpel, puis ils l’ont entourée avec une boucle de fil fin, comme un nœud coulant, et – clap – ils ont tiré sur le fil et l’amygdale a bondi hors de la bouche. Et la même chose encore une fois. « Purulentes », a commenté le médecin. Ça m’a vite fait terriblement mal. Dans la chambre il y avait un gobelet sur la table de nuit pour cracher, je ne pouvais rien avaler, je devais tout cracher. Une petite journée plus tard, on m’a donné du lait caillé et ensuite du « tumm ». Au fait, vous savez ce que c’est le « tumm » ? C’est de la nourriture pour malade, de la bouillie à l’eau, même pas de la bouillie en fait, mais plutôt l’eau dans laquelle la bouillie a cuit, c’est de l’eau à la bouillie.
Je devrais vraiment essayer de manger du « tumm » pour savoir si ça marche contre les maux d’estomac des adultes, habituellement je soigne mes soucis de ventre en fumant et en buvant du café.
Mais en dépit de mes fréquentes simulations ou peut-être justement à cause d’elles, une vraie maladie est apparue. Presque chaque année scolaire, au troisième trimestre, je me retrouvais à l’hôpital. On ne demandait plus à l’accueil quelles étaient les mauvaises habitudes de cet enfant, tous savaient déjà que c’était une fille d’enseignante et qu’elle remuait.
Un jour on m’a amenée en urgence à l’hôpital dans la voiture de Hiob, j’avais sur les bras et les jambes des enflures rhumatismales qui grattaient terriblement, il y en avait le long du tibia et du coude jusqu’au poignet. Et la piqûre de cocarboxylase n’avait pas pour but de me faire peur, mais de me soulager. Les enflures étaient vraiment douloureuses. Comme j’étais très pudique, j’ai fait faire toutes les piqûres sur le bras, à moins que les fesses ne soient expressément indiquées. « Crois-moi, sur les fesses, ça ne fait pas si mal », m’avait dit une infirmière un peu plus aimable. Rien à faire, je secouais la tête. J’ai fait un ECG, verdict : rhumatisme cardiaque. Plus tard, quand j’ai atteint l’adolescence et que ma tension faisait du yoyo, ils ont mis ça sur le compte d’une dystonie neurovégétative.
Presque chaque fois que je retournais à l’hôpital, il y avait deux ou trois enfants qui étaient eux aussi des résidents permanents, l’un d’eux avait du diabète, ses dix doigts étaient tout bouffés par les incessantes prises de sang et déjà complètement recouverts de corne. Une fille avait toujours une pneumonie, sans interruption.
Parfois, quelqu’un de presque adulte se retrouvait parmi nous. Il y a eu, par exemple, cette fille de quatorze ans. Elle faisait, entre autres choses, de jolis portraits au crayon de ses voisins de chambre, et elle avait un gros livre avec elle, La SS agit, elle me l’a refilé quand elle a pu rentrer chez elle. Je cachais ce livre à la maison dans mon armoire, enfoui sous un tas de vêtements, et j’avais très peur des images qui se trouvaient dedans. Finalement j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai jeté en secret à la poubelle, comme on se débarrasse d’un grand péché ou d’une bouillie de semoule avariée.
Le soir, au lit, on se chuchotait des histoires, des blagues et des récits d’épouvante – jusqu’à ce que la respiration d’un dormeur finisse par nous répondre. Je regardais au plafond les raies de lumière blanche de la lune, j’écoutais le silence, les vagissements agités des bébés, les pas feutrés de l’infirmière, le lavabo luisait dans l’obscurité, on voyait la lumière du couloir derrière le coin, les lits craquaient et grinçaient, les pensées se figeaient, se mélangeaient et alors venait le sommeil.
La journée, nous jouions aux cartes et à Circus, un jeu de société. Nous étions plutôt tranquilles, seule l’heure calme était assez déprimante. Pendant cette heure-là, il fallait rester couché en silence sous la couverture en molleton, et on n’avait pas le droit de lire.
Les lits avaient bien sûr des bords en fer et un sommier en treillis métallique, quelle chance quand on en avait un que le sommeil des autres n’avait pas fini par trouer ! Le matin, il fallait les faire comme des petits soldats, rabattre joliment les bords de la couverture sous le matelas et tout cela était inspecté ensuite. Si ce n’était pas fait soigneusement, si le résultat n’était pas joliment lisse, il fallait tout refaire. L’oreiller était une vieille guenille minuscule, il ne suffisait pas à amortir le cadre du lit. Après l’heure calme, on pouvait commencer à attendre l’heure des visites, c’était de cinq heures à sept heures, alors maman venait me voir. Et si tout jusque là avait été plus ou moins supportable, la tristesse de la séparation était infinie. Bien sûr, en hiver, il y avait la quarantaine grippale, alors personne ne pouvait entrer, maman venait avec notre chien à la fenêtre, ils se tenaient à deux dans la neige, dehors, et moi je restais de l’autre côté de la vitre, je regardais mon chien à poil brun et je mourrais d’envie, je voulais plus que tout qu’on permette aux chiens d’entrer dans l’hôpital, la nuit je m’imaginais comment il dormirait dans mes bras, ça m’aidait un peu à supporter la solitude et aussi à m’endormir.
L’hôpital pour enfants se trouvait dans une vieille bicoque en bois à un étage, sur le devant il y avait des piliers en bois, peut-être était-ce autrefois une auberge. Au rez-de-chaussée se trouvait une petite salle d’accueil, ensuite un long couloir vert conduisait aux chambres qui se succédaient : les bébés, les filles, puis les garçons. À l’autre bout du couloir, il y avait d’un côté une petite chambre de quarantaine avec deux lits, où j’ai également séjourné, et de l’autre se trouvait la buanderie, où pendaient les sacs en caoutchouc avec de longs tuyaux pour faire les lavements. Dans un coin il y avait une chaise roulante, sur les rebords de fenêtre étaient posés tout un tas de bassins de lit et d’autres objets d’hôpital du même genre. Il n’y avait qu’un WC pour les malades, avec une seule cuvette, un petit réduit sombre aux murs marron, c’est là qu’il fallait faire pipi le matin pour les analyses d’urine. Ces analyses, ils les aimaient bien. Pour une analyse, il fallait retourner toutes les heures faire la chose, même s’il ne venait qu’une demi-goutte. Il me semblait que tous les échantillons d’urine se mettaient dans des pots de crème fraîche en verre, que ce soit à l’hôpital ou que je les apporte de la maison ; et quand récemment j’ai dû apporter mon urine pour une analyse, on m’a regardée comme si j’étais tombé de la lune et on m’a dit qu’on vendait dans les pharmacies des flacons pour échantillons d’urine et que personne ne les apportait dans des bocaux en verre, ce n’était pas accepté.
À l’étage se trouvait la salle des médecins, celle des infirmières était en dessous, quelque part à côté de celle des ECG et de celle des radios. Il y avait aussi une curieuse chambre sous les combles, soutenue par des poutres, dans laquelle étaient logés une femme avec son bébé, aveugle de naissance, une fillette solitaire infestée de poux, et moi, personne d’autre. La chambre était plutôt spacieuse. J’étais déjà une grande fille, hospitalisée pour une dystonie neurovégétative, c’est-à-dire pour rien, et les médecins perdaient leur temps à me soigner. J’avais 14 de tension et 37,2 de fièvre, et ils disaient que c’était dû à ma croissance rapide. Dans tous les hôpitaux où je suis allée, à cette époque ou plus tard avec mes enfants, il y avait toujours des gamins que les parents ne venaient pas chercher. C’était le cas de cette fillette qui avait reçu un traitement anti-poux et dont la tête était enveloppée d’une serviette : elle avait eu la permission de rentrer chez elle, mais personne n’était venu la récupérer. Quant à moi, j’avais subi cette fois-là l’une des plus grandes hontes de ma vie. Des vers, avait dit le médecin. Du vermifuge. Pour une si grande fille ! Le vermifuge était jaunâtre et sucré comme du lait de poule, mais il avait un goût amer. Et on me l’administrait à la cuillère.
Un traitement très courant, qui ne marchait évidemment pas contre les vers, mais était efficace contre tout le reste, était l’électrothérapie. Le cabinet se trouvait dans le grand hôpital, c’était une vaste pièce avec de nombreux compartiments séparés par des paravents en tissu et, dans chacun d’eux, un grand appareil lourd et gris, avec des boutons, des interrupteurs, des indicateurs à aiguille, des câbles. Le malade recevait le traitement au niveau de la gorge, alors on lui plaçait des électrodes sur le cou. Il fallait en plus rester assis pour recevoir le quartz, un tube dans la bouche, avec tout autour une odeur d’ozone un peu métallique, et un sablier posé sur la table. L’électrothérapie marchait contre les troubles des reins et de la vessie, les sinusites, les otites et aussi contre cent autres maux, petits ou grands. Ça picotait et ça fourmillait, de temps en temps l’infirmière venait régler le courant, sous les électrodes on plaçait des bouts de tissu humides, les gens restaient allongés là tranquillement et guérissaient. De nos jours, pour quelque raison, l’électrothérapie n’est plus aussi populaire.
En plus des amygdales, j’ai bientôt perdu une autre partie de moi-même : l’appendice. C’était un samedi d’école. J’avais terriblement mal au ventre, si mal que je me tenais toute recroquevillée et que j’étais incapable de marcher. Maman était en déplacement à Minsk et j’étais seule à la maison avec le chien. Mais par chance, il y avait dans ma classe une fille qui avait eu l’appendicite et qui a tout de suite compris de quoi il s’agissait, elle m’a emmenée à l’accueil de l’hôpital. Un jeune et beau médecin a voulu me palper le ventre et m’a demandé d’enlever ma jupe et ma culotte. Mais je portais ce jour-là une vieille jarretière en coton de tante Ellen, brodée de jolis motifs floraux bleus, et elle ne s’enlevait pas si facilement, il fallait défaire une trentaine de petits crochets. « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » m’a demandé le médecin, perplexe.
On m’a emmenée sans plus de façons en salle d’opération, on m’a mis sur le nez le masque d’anesthésie et je me souviens comment la grande lampe ronde qui diffusait une vive lumière blanche a commencé à s’assombrir par les bords, jusqu’à devenir un point de plus en plus petit qui a fini par s’éteindre. Rien de trop effrayant à part ça, mais je n’ai pas pu rire pendant toute une semaine, j’ai été dispensée d’école pendant deux semaines, et de sport jusqu’à la fin du trimestre, que demander de plus. Mais s’il n’y avait pas eu cette camarade de classe clairvoyante, j’aurais subi le même sort que mon copain Ennu quelques mois plus tard : il n’est pas allé à temps chez le médecin et son appendice s’est percé, son ventre était plein de saletés et les choses se présentaient vraiment mal. Il est resté à l’hôpital plus d’un mois, ils ont maintenu la plaie ouverte, un tube pendouillait à l’extérieur, toujours est-il qu’il est resté en vie. Un autre de mes camarade n’a pas eu autant de chance : il est mort à seize ans de façon inattendue d’un coma diabétique parce que les médecins n’ont pas su reconnaître les symptômes. C’était un enfant tardif de parents déjà âgés.
J’ai réussi à me casser le bras en sautant dans mon lit à la maison. En chahutant avec le chien, j’ai sauté sur mon bras et ça m’a fait très mal. Pendant une fraction de seconde, j’ai essayé de ne pas crier, puis je me suis mise à hurler. J’étais une fois de plus alitée avec une pharyngite et je devais aller consulter le lendemain le docteur Hiob. J’en ai profité pour lui dire que j’étais tombée en glissant sur une plaque de verglas et que mon bras me faisait très mal. Verdict de la radio : fracture. Et on m’a mis un plâtre. Maman, quant à elle, s’est cassé le bras en tombant le jour où elle est venue me voir à la fête de l’école. Les extrémités de ses os se croisaient, elle a atrocement souffert pendant tout le spectacle, et ensuite seulement elle est allée aux urgences, où un médecin à la main particulièrement rude lui a remis les os en place. (Il était connu pour être un boucher qui se fichait de la douleur, sa femme aussi était médecin et ils avaient deux enfants gentils mais sourds-muets).
À l’hôpital, les journées sont rythmées de façon stricte par les heures des repas. Petit-déjeuner, déjeuner, goûter et dîner. Et le dîner est toujours servi très tôt, à six heures au plus tard. Ce sont donc des conditions idéales pour perdre du poids, bien qu’à l’hôpital pour enfants maigrir ne fasse pas nécessairement partie du traitement. Il existe aussi différents menus, appelés régime numéro 1, numéro 2 et numéro 3, le repas habituel étant le régime numéro 7. Pour les diabétiques pas de sucre, pour les bileux rien d’amer, pour les ulcéreux rien d’acide. La nourriture de l’hôpital me plaisait bien en général. Du porridge chaud ou de la soupe de lait le matin, avec une tartine de saucisse à cuire. Une tranche de pain blanc avec des harengs à la tomate. Le beurre n’était pas tartiné sur le pain, mais déposé sous la forme d’un petit cube sur l’assiette. De la chicorée sucrée. À midi, de la soupe et un dessert, par exemple du gâteau de semoule avec du kissell. Ou des fruits au sirop avec des raisins secs et quelques pruneaux. De la viande hachée en sauce, teintée de rose par la salade de betterave servie avec. Des carottes à la crème. Le soir, du gratin de macaronis et un thé sucré accompagné de biscuits. Le menu de la semaine était toujours affiché dans la chambre. Ainsi, on savait à l’avance quels repas on pouvait attendre avec impatience et ceux dont au contraire on ne pouvait rien attendre. Je ne me souviens que d’un seul plat particulièrement répugnant, c’était la soupe de légumes au lait : du chou, de la carotte et du rutabaga bouillis dans du lait, c’était vraiment infect. Et bien sûr aussi la soupe de pain, la détestation de ce plat me suit depuis le jardin d’enfants, où l’on me forçait à en manger, et pendant tout le reste de ma vie je me suis toujours abstenue d’y toucher.
Ceux pour qui les repas de l’hôpital ne suffisaient pas se faisaient envoyer de la nourriture de chez eux. Aujourd’hui, dans les hôpitaux, il y a partout des frigos pour conserver les aliments, mais à l’hôpital pour enfants il n’y avait rien de tel, nous gardions tous nos provisions, périssables ou non, dans la table de chevet. Cette table, c’était le petit monde du malade, un mini chez-soi, un résumé de sa conception de la vie. J’ai vu des tables de nuit dont le propriétaire ne gardait que ses lunettes et son peigne dans le tiroir supérieur et dans la partie inférieure ses chaussons d’hôpital. Mais j’en ai vu aussi dont la porte ne fermait pas tant elles débordaient de papiers de bonbons, de biscuits, de pelures d’orange, de briques de jus de fruit et de bouteilles de limonade, entassés pêle-mêle avec des recueils de mots croisés et des chaussettes sales. Invariablement, il y avait sur ces tables des trognons de pomme, un reste de pain du déjeuner gardé en réserve pour plus tard, le thé de la veille et des fleurs un peu fanées dans un bocal. Et les livres, l’hôpital est un lieu où on lit des livres. C’est à l’hôpital que j’ai lu Quarante bougies de Raimond Kaugver, emprunté à ma voisine de chambre, et Vends maison individuelle inachevée de Villem Gross. J’y ai lu en entier Vérité et Justice et Guerre et paix (sauf les scènes de guerre) et tout un tas d’autres œuvres plus inhabituelles, comme les romans d’Endla Tegova, et Les Poings de Silver Anniko, et encore d’autres auteurs estoniens populaires.
Quand j’étais au lycée – Dieu sait ce que j’avais encore inventé pour échapper à l’école –, j’ai séjourné une fois dans un hôpital de la capitale. J’y ai été témoin de la plus touchante histoire d’amour qu’il m’ait été donné de voir. Dans notre chambre, il y avait une jolie dame déjà un peu âgée, elle avait d’épais cheveux gris coupés courts, comme un garçon, qui lui allaient merveilleusement bien, de jolis traits fins et un caractère agréable. Un vieil homme juif d’une chambre voisine est tombé follement amoureux d’elle. Nous étions chaque jour témoins de leur drame amoureux : comment la dame renvoyait les fleurs, les friandises, les cadeaux, et comment, avec une inébranlable persévérance, l’homme lui en expédiait encore et encore. Ils se promenaient dans le couloir, s’asseyaient côte à côte sur la banquette en cuir synthétique, et nous, l’oreille dressée, tentions de savoir de quoi il retournait. Elle l’a fermement éconduit à plusieurs reprises. Pour quelle raison, je ne le comprenais pas. Je ne sais pas non plus comment l’histoire s’est terminée, car dans la capitale on ne gardait pas longtemps les simulateurs dans mon genre.
À l’hôpital, j’ai appris à me balancer très doucement, de telle sorte que cela ne se voie presque pas : mes cheveux restaient bien droits, les draps et la couverture ne bougeaient pas. J’ai appris à connaître la solitude, là-bas comme partout ailleurs. J’ai appris à être malade et à me comporter comme une malade. J’ai appris à être patiente, à faire mon lit, à ranger derrière moi, et beaucoup d’autres choses très utiles. Et si le destin est un tant soit peu charitable, il m’accordera un jour de connaître un amour tardif à l’hôpital, un amour que j’ai toujours été en trop bonne santé pour accepter jusqu’à présent.
Traduit de l’estonien par Arnaud Behr et Antoine Chalvin