Le 15 septembre au soir. Preedik Sollmann était assis sur l’escalier de la maison et observait le ciel où venait de passer un vol d’oies sauvages. Dans la cour, les étourneaux chantaient sur les branches des arbres. L’été, on ne les entendait pas car ils avaient d’autres choses à faire mais à l’automne, le chant leur revenait. L’air était froid et l’on pouvait s’attendre à une nuit de gel. Sa femme avait rentré les courges. Un étrange parfum lui monta au nez et il se mit à chercher ce que c’était. C’était une odeur qu’il connaissait bien mais qu’il avait oubliée. Il jeta sa cigarette éteinte pour saisir plus nettement le parfum. Mais il ne retrouvait plus ce que c’était. Il alluma une nouvelle cigarette puis resta assis en silence. Il pensait au lendemain. Demain, il lui faudrait commencer la récolte des pommes de terre sans avoir pu ouvrir les sillons au préalable car il n’avait pas réussi à se procurer un cheval. Pareille chose était-elle déjà arrivée par le passé ? Oui, c’était arrivé vingt-cinq ans auparavant. Ou plutôt non ; son souvenir était confus. Il était alors assis comme aujourd’hui sur l’escalier, la veille de la récolte et tirait sur sa cigarette. Il était évidemment beaucoup plus jeune, il avait quarante-neuf ans. Et comme aujourd’hui, l’automne était beau. Le blé avait été passé à la batteuse, les céréales d’hiver en partie semées et les pousses sortaient. C’était le premier automne du kolkhoze, Preedik n’avait plus de cheval. Harnais, chariots, traîneau et cheval, tout avait été amené à l’écurie collective. Dans l’étable, il ne restait que le vide. Preedik avait aussi amené ses trois vaches et ses moutons là où il fallait.
Alors revint frapper à sa mémoire le parfum qui, un instant auparavant, l’avait ému. La perception de cette odeur fut si claire qu’il ferma les yeux par reflexe pour que rien ne vienne troubler les images du passé qui remontaient à sa mémoire. A vrai dire, aucune image ne surgissait devant ses yeux. Ce n’était qu’un souvenir : il était assis sur l’escalier, l’étable était en face de lui, juste devant la maison, les portes à l’avant et à l’arrière étaient grandes ouvertes. Toute la journée, elles avaient vu passer un incessant va et vient. Par la porte de derrière, les chevaux entraient avec leur charriot vide et ressortaient par celles de devant, le chariot rempli de fumier. A la ferme de Sollmann c’était alors les journées du fumier, le patron lui-même y prenait part. Cette fois-là, on avait sorti de l’étable trente chargements, il ne restait plus rien du tout. On amenait et on épandait le fumier dans le champ du voisin, collectivisé lui aussi, par-dessus le chaume de seigle. On voulait l’enfouirdès le lendemain.
Jamais l’étable de Preedik Sollmann n’avait été aussi vide que cette fois-là. Le fond en avait été raclé jusqu’au sol. Elle ne sentait plus le fumier. Et quand, tard le soir, Preedik s’était assis sur l’escalier pour rafraîchir ses membres fatigués, les portes étaient restées ouvertes pour que le bâtiment s’aère. Le vent avait apporté au nez de Preedik un parfum de terre fraîche et froide, qui était si nouveau et si bouleversant qu’il s’en était souvenu pendant très longtemps. C’était comme une odeur de tombe fraîchement creusée. Plus rien de ce bâtiment ne rappelait à Preedik qu’il avait abrité un jour des animaux.
Preedik ouvrit les yeux. Cette étable, qui exhalait l’odeur d’une tombe fraîche, n’existait plus. Elle s’était délabrée et avait disparu petit à petit en bois de chauffage. Et il n’avait pas regretté qu’il en fût ainsi. De nouveau le parfum revenu à sa mémoire le rendit jeune et mauvais. Il voyait en même temps dans ce souvenir comme un présage de la fin de sa propre vie.
Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert