Viivi LUIK
- LA BEAUTÉ DE LHISTOIRE
(dernier chapitre)
Quand on pénètre dans un appartement étranger sans y avoir été invité, il vaut mieux ne pas trop lambiner ! Cest peut-être pour cela quelle disparaît aussi promptement par lembrasure noire de la porte. Non comme un être humain, mais comme un animal ou un esprit.
Contre toute attente, elle a réussi à ouvrir assez facilement et sans le moindre bruit. Maintenant, elle serre très fort dans sa main la clé devenue inutile et dont elle ne sait plus que faire. Le vestibule, avec sa pénombre verdâtre, lui évoque une bouteille vide ou un monde sous-marin. Elle en déduit que les rideaux sont toujours tirés devant les fenêtres. Comme avant, les pendeloques de verre tintent au moindre mouvement dair.
Puisque rien na changé, pourquoi navance-t-elle pas ? Que guette-t-elle ainsi, tendue, les mollets contractés, la gorge nouée et les yeux flamboyants ?
Lodeur de cire fraîche qui flotte dans les pièces se mêle à un parfum étranger, à peine perceptible, de citron et de menthe, deau de cologne et de dentifrice. On nentend pourtant nulle part le martèlement excité des talons de la mère, ni les pas lourds et assourdis de tante Olga, ni le raclement des griffes du chien Kinski. Le père ne vient pas non plus dans le vestibule en glissant silencieusement sur le plancher ciré, la tête pleine didées secrètes et imprévisibles nées de lautre côté du rideau de fer.
La porte du séjour souvre et Lion apparaît. Grandeur nature. De chair et de sang. Celui quon attendait ! Chacun recule dun pas et simmobilise, les bras croisés sur la poitrine. Jamais deux êtres nont retenu leur souffle avec une telle unité, ni respiré ainsi dune seule et même bouche.
Comme personne ne les a mis en garde contre cet instant, ils se retrouvent face à lui totalement démunis. Debout à côté du portemanteau, caché derrière les vêtements, lange de cette heure les observe avec intérêt, curieux de voir comment ils vont sen sortir. Étrange que leurs côtes soient si dures ! Quelles soient toujours intactes ! Que cet instant ne les ait ni brisées ni écrasées !
Leurs dents sentrechoquent et des étincelles jaillissent de leurs yeux. Ils manquent de sétouffer, mais ne sétouffent pas. Se serrent à en mourir, mais sont toujours vivants. Pour finir, ils inspirent profondément et entreprennent de lécher leau amère et salée qui perle au coin des yeux de lautre. Pendant ce temps, leurs nez se mettent à couler et ils reniflent prosaïquement. Chacun sessuie énergiquement les narines sur le col de lautre.
Impossible dentendre si le mot unique quils prononcent est « ah », « oh » ou « mh ». Peut-être sagit-il dun mot qui nexiste dans aucune langue humaine. Impossible aussi de savoir avec certitude si ce qui glisse à présent sur le mur est une tache de lumière dorigine inconnue ou un singe blanc sorti furtivement de derrière le bac dargile. Montrant les dents et se livrant à détranges grimaces, le singe attend le moment propice pour toucher leurs paupières de sa patte avide. Après un examen plus attentif, il se rend compte que les pièces de monnaie quil espérait y trouver ne sont en réalité que des baisers. Déçu, il retourne se cacher. Mais il faut rester vigilant ! Il peut réapparaître à tout instant ! Peut-être est-il déjà prêt à sauter, battant de la queue contre le mur et se léchant les babines.
Ils se fondent malgré tout lun dans lautre. Le plomb et létain accumulés dans leurs os ne suffisent pas à les retenir. Les matières radioactives contenues dans leurs tissus ne les effraient pas. Le sel de leur sang étincelle. Lor et le fer de leur sang sont incandescents.
Même les grains de poussière ont pris vie : ils sont revenus au monde, dansent dans lair et forment des colonnes de lumière qui se déplacent lentement avec le soleil, à travers les pièces silencieuses comme des mondes éteints. Le ciel, quon aperçoit entre les rideaux, est plus loin et plus haut que jamais. Quant aux nuages qui y pendent encore, on croirait que quelquun les a fabriqués en carton doré et les a suspendus par plaisanterie au bout dune corde. Quand le moment sera venu, ils seront à nouveau tirés vers le haut.
Dans le séjour, on nentend encore aucun bruit, pas même la respiration des deux endormis. Leurs visages expriment un bonheur terrible et cruel. Ils appartiennent tout entiers à lavenir, à côté duquel les soucis les plus graves, et même la souffrance, paraissent ridicules, enfantins et dérisoires, comme un zéro absolu.
Une chose est sûre : cette heure dont ils vivent en ce moment les dernières secondes ne disparaît nulle part. Elle se déplace, avance et recule dans le temps, et chacun peut appuyer son front, ne serait-ce quun instant, contre son bord étincelant.
Maintenant, elle sen va vers lavant rejoindre dautres êtres. Eux, ici, reviennent dans le présent et ouvrent les yeux. Ils séveillent dans un même sursaut, comme si une vague froide de la Baltique les avait rejetés sur le rivage. Ils se secouent comme des chiens mouillés. Pouffent de rire. Il ny a pourtant pas de quoi !
Lion récupère enfin son calepin et son canif. Bien quil ait décidé de ne pas poser de questions, il demande rapidement, comme en passant : « Où étais-tu ? » Elle répond de la même manière : « En Estonie ». Les mots que lon ne dit pas et les questions qui demeurent sans réponse font déjà sentir leur présence, pas encore sur leur langue, mais loin dans les profondeurs de leurs yeux.
Il est encore facile de les repousser. Il suffit de tourner la tête et de fermer les yeux, comme elle le fait. Les traits de Lion saniment. On dirait quil voit ces paupières et ce visage pour la première fois. Il couvre un instant de sa main ces yeux fermés et sent sous ses doigts le frémissement émouvant et obstiné des cils. Prenant fermement cette tête entre ses deux paumes, il la regarde sous tous les angles, la tourne et la retourne, lexamine comme luvre de ses mains ou le fruit de ses pensées. [...]
Maintenant, Lion ne peut faire autrement que de déballer la statue dargile remisée dans un coin, déjà à demi oubliée, et de lexaminer. Il jette sur le bac un regard de propriétaire et éprouve une surprise agréable en constatant que tante Olga pense toujours à arroser largile. Même luvre en cours nest pas aussi sèche quon aurait pu le craindre.
« Oui. Maintenant je sais ce quil faut faire ! » annonce-t-il gravement après avoir tourné la statue vers la lumière. Il a scruté dans largile ce qui sy trouve figé, comme il scrutait avant ce qui vivait dans la chair.
Ce que voient ses yeux dans largile, personne ne peut le savoir. Il déclare, comme sil venait de faire une découverte de la plus haute importance : « Il faut oser ! » Et voilà que cette expression creuse est soudain investie dun pouvoir. Elle remue dans la poitrine, brûle le palais et la langue. Peut-être serait-elle même capable de modifier lavenir.
Lorsque leurs yeux se rencontrent à nouveau, leur regard nest plus le même. Rayonnant et sans pitié, cest un regard de vainqueur. Il proclame, sans erreur possible, que tant quils nauront pas changé leurs amours et leurs peines en mots imbibés de sang ou en statue que dun souffle on éveille, même une balle dargent ne pourra les emporter. À quoi bon sinquiéter ! Que leur importent les milliers de kilomètres et la courbure de la Terre, quand bien même elle devrait les séparer à jamais ? Que leur importent lÉtat et ses machines à tuer, quand bien même ils devraient y rester pris par la gorge ? Quest-ce que cela peut bien leur faire ?
Voilà pourquoi la gravité avec laquelle ils accueillent cette journée est particulièrement ridicule et émouvante. On peut même se demander si leur sérieux nest pas un peu forcé.
On sétonne en tout cas dentendre Lion rendre compte avec autant dapplication de son voyage à Moscou, et de voir lautre écouter dun air si concerné des descriptions de gens et de lieux qui ne devraient pourtant guère lémouvoir.
Les mains déjà maculées dargile, un tablier couvert de plâtre par dessus sa combinaison, elle aussi tachée dargile, Lion parle en se déplaçant autour de la statue dévoilée dont il modifie peu à peu le visage. En observant des pauses tantôt brèves tantôt longues et en pétrissant vigoureusement largile, il parvient aussi à faire surgir limage du bureau de Leo à Moscou.
Leo est taillé dans un roc. Un vrai pharaon ! De larges épaulettes. Une tête carrée en granit, sur laquelle se reflètent à tour de rôle toutes les lampes allumées du bureau. Lorsquil se tourne sur sa chaise, cest lourdement, de tout son corps.
Il nen a pas moins des yeux vifs et rapides. Ils vont et viennent entre le visage de Lion et les téléphones noirs officiels, plus grands que nature, qui trônent sur le bureau. Il ny en a que trois, mais on ne peut se défaire de limpression quils sont tout un troupeau. Lentretien est continuellement interrompu par leurs glapissements. « Ne va pas timaginer quils sonnaient. Non, ils glapissaient », insiste Lion.
Du regard, Leo a clairement fait comprendre que, quelle que soit laffaire, il ne fallait pas en parler dans ce bureau. Lui-même a parlé principalement de la jeunesse de tante Olga. Pendant les intervalles entre les glapissements des téléphones, il est parvenu à placer aussi un bref aperçu sur ses calculs rénaux et sa récente opération.
Il a blâmé gentiment le prénom de Lion, quil a qualifié de raffinement superflu et de concession à la mode. Il a lu la lettre de tante Olga, sest réjoui de tout son cur en trouvant entre les feuilles la vieille photo effacée. Sest même mouché plusieurs fois démotion. Mais après avoir lu la lettre, il a ramené la conversation sur ses calculs rénaux. Pour finir, il est sorti de derrière son bureau, a mis sa main dans celle de Lion et lui a dit : « Viens me voir ce soir chez moi, on fera une partie déchecs ». Il a insisté : « Les échecs demandent de la patience, mon cher, de la patience. »
Le mot échecs a rendu Lion inquiet. Jusquà la fin de la journée, il sest vainement creusé la tête pour tenter de découvrir sa signification véritable.
À peine lavait-elle fait entrer dans le vestibule que tante Lora, la femme de Leo, sest mise à lui raconter le souvenir quelle conservait dune visite du petit Lev, alors âgé de six ans. Le souvenir est le suivant. Le petit Lev ne mange ni ne boit, il se tient devant la fenêtre, saccroche au rideau des deux mains et pleure. On lui demande ce qui ne va pas. Il répond : « Je suis triste pour tante Olga ». « Pourquoi ? » « Parce que tante Olga est une femme et quelle ne pourra jamais fumer la pipe comme le camarade Staline ».
Pendant que tante Lora parle, Leo se tient à la porte du salon, il fait claquer ses doigts et attend le moment le plus judicieux pour se mettre à rire. On ouvre grand les battants de la porte et oh surprise ! dans la pièce est assise Kuzminitchna en personne, plus vraie que nature, avec ses lunettes et ses boucles doreilles. Kuzminitchna est joyeuse et bienveillante, elle sirote le thé oriental au jasmin préparé spécialement pour elle et mène une conversation sérieuse. Que Kuzminitchna et Leo se connaissaient, même tante Olga, qui est pourtant au courant de tout, ne le savait pas. Dans son milieu familier, Kuzminitchna brille comme le soleil et luit comme la lune. Elle commence à chanter les louanges du père et ne parvient plus à sarrêter. Elle promet de rassembler dès demain matin tous les papiers nécessaires au départ et de les faire passer par où il faut.
Mais il y a aussi un problème plus sérieux. Leo dit ne pas pouvoir influencer le bureau de conscription letton. Tout récemment, il a reproché personnellement aux fonctionnaires de Riga leur libéralité excessive à légard des appelés. Bien quil soit convaincu que seul le service militaire peut changer des jeunes gens en hommes, il comprend que, dans le cas présent, cela constituerait un obstacle au départ. « Et je te recommande de partir » chuchote-t-il mystérieusement. « Des informations que je tiens de bonne source me permettent daffirmer que notre avenir est très sombre », avertit-il.
Dans le cas présent, il faut un diagnostic solide, qui sera porté sur tous les papiers. Leo a donc donné à Lev une lettre pour un médecin-major letton de ses amis.
« Le cur résoudra tout », lui a dit Leo pour le réconforter au moment de partir. « Rappelle-toi, le cur », a-t-il encore crié dans la nuit, debout sur le pas de la porte. [...]
Lion tourne autour de la statue achevée, examine intensément ses ombres, à la manière dun rapace. Lorsquil relève enfin les yeux, ceux-ci rayonnent dune joie triomphante. Cest sans doute la raison pour laquelle il ravale aussi bravement la question vitale qui lui était venue sur la langue. Il arrache au Destin un bref délai de grâce. Barbouille dargile les doigts de lautre, les serre à en faire craquer les phalanges. Impitoyablement, comme sils étaient pour lui des compagnons de lutte.
Avec une joie singulière, il dit : « Regarde, mon père te fait un cadeau » et place dans la main de lautre un couteau suisse identique au sien. Il ajoute en guise dexplication : « Daprès lui, tu es un peu comme ce couteau. Beaucoup à lintérieur, mais rien de visible à lextérieur. »
En recevant ce cadeau, elle rougit jusquau bout des oreilles. Exactement comme prévu. Ils éclatent de rire en même temps, dune même bouche. Rattrapent dun coup tous les rires quils nont pas eus. Tapent des mains sur leurs genoux et rient à en perdre haleine. Leurs jambes flageolent. Ils seffondrent sans force sur le cou lun de lautre et sécartent à nouveau. [...]
Leur rire se répercute jusque sur le socle rocheux de listhme de Carélie, jusque sur les pierres de Jérusalem. Il réduit en poussière sans distinction les os des morts de la Guerre dHiver, les missiles moyenne portée qui tomberont dans lavenir sur Jérusalem et les colonnes de chars qui détruisent aujourdhui le revêtement des rues de Prague et écrasent les tibias des humains. Ce rire serait même capable de libérer les montagnes de verre et la mer de feu retenues derrière lhorizon.
Et voilà quô miracle, grâce à ce rire insouciant, ils parviennent comme par inadvertance à unir leurs vies et leurs destins. Vingt-trois ans plus tard, un matin de janvier où le ciel tressaillera, où sur les écrans vides des téléviseurs apparaîtra delle-même, comme par magie, limage lointaine mais bien distincte dun corps céleste noir, où toutes les radios feront entendre les mêmes divagations sur la Guerre Sainte, la Mère de Toutes les Guerres et la beauté des armes, ils seront eux aussi, avec leur rire daujourdhui, chair de la chair et os des os de cette journée. Ce matin-là, le lointain sera le prochain, toutes les strates du temps seront sens dessus dessous et il nimportera plus de savoir qui se réveille à Jérusalem, à New York ou à Tallinn. Les distances, vidées de leur pouvoir par leur rire daujourdhui, seront devenues dérisoires.
Ce rire, cest le chien Kinski en personne qui linterrompt par ses salutations impétueuses. Le chien manifeste sa joie en essayant de faire tomber Lion et tante Olga, qui vient dapparaître dans lencadrement de la porte. Il prend son élan pour sauter de plus en plus haut. Ses larges bajoues de boxer se balancent, ses yeux étincellent dune joie sauvage. Même son plastron blanc paraît sêtre un peu déplacé vers la nuque sous leffet de lexcitation. Lion doit élever la voix : « Ça suffit, Kinski ! Couché ! Allez, couché ! »
Tante Olga considère cette tempête inattendue avec un contentement et un attendrissement muets. Elle dissimule son émotion sous des récriminations de pure forme : « Le parquet venait tout juste dêtre ciré et le voilà déjà plein dargile ! Alors comme ça on ne va plus à latelier ! Quest-ce que cest que cette nouvelle manie ! Quelle vie, mon dieu, quelle vie ! »
Tante Olga a dans son sac un gros poisson, une carpe vivante quil faut tuer, nettoyer et faire bouillir dans du lait. Car la carpe bouillie dans le lait est le plat préféré du père. Tante Olga, comme à chaque fois, a lintention de célébrer le départ de son frère par un bon repas. Le père invisible doit avoir sa place à table, comme toujours.
Tante Olga a donc beaucoup de travail aujourdhui. Elle ne sait pas comment elle parviendra à tout faire. Elle est pourtant particulièrement excitée. Son visage pourrait servir de matériel pégagique vivant pour expliquer à ceux qui ne le savent pas ce que signifient les mots «lumière intérieure». Elle ne se lasse pas de poser des questions à Lion, bien que celui-ci lui ait déjà tout raconté hier. Elle lui demande ce que Leo a dit au sujet de son opération, comment tante Lora était habillée et si le père a mangé le poulet rôti en entier ou seulement les cuisses, en jetant la carcasse comme il a déjà fait une fois.
De temps en temps, elle interrompt ses activités importantes, apparaît à la porte du séjour et confesse : « Oh, je me sens vraiment soulagée ! » On sétonne quelle ne se mette pas aussi à battre des mains comme un enfant. À ses yeux, la convocation militaire de Lion a perdu son caractère menaçant, car elle place ses meilleurs espoirs dans ce médecin-major inconnu. Le principal sujet de conversation de tante Olga, aujourdhui, peut se résumer en deux mots secs et officiels : réunification des familles.
La confiance de tante Olga est tout à fait étonnante. Apparaissant à nouveau à la porte du séjour pour pousser sa joyeuse exclamation, elle appelle aussitôt après : «Dragon, viens maider à tenir la queue du poisson !»
Mais Lion la repousse avec impatience dans la cuisine. Comme sil craignait que lautre puisse vraiment aller tenir le poisson par la queue, il lui prend la tête entre les mains, ainsi quil ferait à un chien, et lappuie contre la sienne : front contre front, sourcils contre sourcils, paupières contre paupières. La question redoutable se compose des mots les plus ordinaires : « Alors ? Tu viens avec moi ? ». Lautre répond sans prononcer une parole. En secouant la tête. Non.
Peut-être resteraient-ils ainsi debout sur le pas de la porte, sans bouger, sans respirer, appuyés front contre front jusquà la fin des temps, si le chien Kinski ne prenait soudain les choses en main, ne pointait son large museau vers le plafond et ne se mettait à hurler dune morne voix de basse. Ce hurlement mis à part, la maison est silencieuse. Comme morte. Aucun bruit ne parvient plus de la cuisine. Lorsquils arrivent sur les lieux, lAnge de la mort les y a précédés.
Tante Olga git en travers de la porte, la tête du poisson dans la main, un sourire joyeux sur le visage. Par terre traînent aussi les deux moitiés du gros poisson, brillantes comme les tables de la Loi données à Moïse.
Quimporte que leurs visages pâlissent et que leurs jambes se dérobent. Quils hurlent donc leur chagrin ! Cela ne peut pas leur faire de mal.
Un oiseau des bois égaré regarde par la fenêtre et crie dune voix sonore, moqueuse, quon dirait sortie tout droit du palais de Salomon : « Pose-moi comme un sceau sur ton cur, comme un sceau sur ton bras
», puis il senvole dans un froissement dailes, comme sil nétait venu de si loin que pour plaisanter.
Lourdement, inéluctablement, leau bourbeuse des grands fleuves sécoule comme du sang sur les flancs de la terre, vers les ténèbres des océans. Le soleil se rapproche de plus en plus et appuie contre la vitre son visage divin. Au plafond, les pendeloques de verre tintent, bien que personne nentre ni ne sorte. Les colonnes de chars, les ailes davions et les rails de chemin de fer perdent leur éclat particulier et prometteur.
Le ciel prend à nouveau sa véritable forme. Se change en voûte et en coupole. Tout est encore devant. Y compris lavenir et sa terrible beauté.
Traduit de lestonien par Antoine Chalvin
© Christian Bourgois éditeur, 2001.