Basse sur pattes, les yeux larmoyants, le pelage blanchâtre-rougeâtre ou rougeâtre-blanchâtre (Dieu ! que c’était difficile de le définir !), telle était la chienne Murka. Pendant cinq longues années, on l’avait appelée ainsi. Puis un changement était survenu.
Car, à la suite d’une élection parlementaire, Karla de Tiidu-Jaaguti (à qui Murka appartenait) se transforma soudain en Monsieur Carl Jaakson, politicien et membre de parti (tout en restant Karla de Tiidu-Jaaguti pour les habitants de son village natal). Sa femme, l’ex-tante de Tiidu-Jaaguti, était devenue une grande dame et la chienne blanchâtre-rougeâtre ou rougeâtre-blanchâtre avait été baptisée du nom plus élégant de Muki.
Aussi, cette chienne était-elle le seul être, dans la maison du politicien tout récent, qui rappelât encore l’ancienne vie et les anciens temps. Et cela uniquement grâce à C. Jaakson, qui avait élevé la chienne lui-même, et qui, maintenant, refusait obstinément de s’en séparer. (Peut-être étaient-ce les qualités héréditaires des Jaakson, la ténacité et l’obstination, qui se manifestaient ici ! Possible !)
Il avait pourtant bien facilement troqué son bonnet et sa blouse de campagnard contre l’habit et le haut-de-forme, mais son ancienne chienne, non, il ne l’avait pas remplacée par un carlin ou un bouledogue. Comme seule concession aux insistances et aux larmes de Madame, il avait consenti à ce que Murka fût rebaptisée Muki. Maintenant, on tondait le roquet boulot deux fois par mois, en ne lui laissant qu’une crinière autour du cou (pas même une crinière, au fond, car c’était plutôt un collier de poil tout embroussaillé) et une petite touffe au bout de la queue.
Mais oui, Murka était devenue une véritable chienne citadine, dans le sens le plus strict de ce terme !
Arborant au cou un splendide collier de cuir sur lequel luisait une plaque en métal poli avec l’inscription « Muki », elle rôdait à présent par le vaste appartement des Jaakson, pendant ces heures matinales pas encore encombrées par les visiteurs. Mais, ici, il faut vite ajouter que, si cela n’avait dépendu que du maître de céans, ces nombreuses chambres auraient aussi été vides l’après-midi, leur propriétaire passant toutes ses journées (parfois même ses nuits et ses soirées) à s’occuper d’affaires d’État et de parti.
Et c’est probablement parce que son écuelle à pâtée et le coin que Madame lui avait assigné à la cuisine ne lui suffisaient pas que la chienne commença à s’ennuyer follement. Aussitôt qu’elle le pouvait, elle s’esquivait pour s’en aller ailleurs.
D’abord elle trottinait, museau à terre, d’une chambre à l’autre (histoire se répétant généralement chaque matin) et poursuivait les traces du maître aimé. Mais, comprenant enfin que ce n’était que l’odeur de celui qu’elle cherchait qui était restée dans les chambres, elle s’accroupissait tristement dans un coin quelconque et gémissait plaintivement.
Quand elle en avait assez, ou lorsqu’on la forçait au silence, elle s’asseyait souvent gentiment et s’apprêtait à contempler Madame à sa toilette matinale. Il est vrai qu’elle n’osait le faire ouvertement, car Madame ne pouvait souffrir même l’ombre de ce roquet rustaud à côté d’elle, dans la même chambre, mais la chienne, à force de ruse, parvenait malgré tout à s’offrir ce spectacle si captivant.
Elle rampait silencieusement jusqu’à la porte entrouverte de la chambre qu’on avait affublée du nom bizarre de boudoir et, là, elle se mettait à l’affût. C’était entre autre une épreuve des plus pénibles pour la chienne, car, par la fente de la porte, des effluves écœurants venaient la frapper à la gueule lorsque, dans la chambre, Madame, presque nue, se laissait oindre, frictionner et asperger de liquides nauséabonds.
Souvent, la chienne se sentait contrainte d’oublier sa haine envers sa mauvaise maîtresse, quand on approchait de la tête aux cheveux coupés courts de celle-ci un instrument chauffé à blanc et qu’une odeur suffocante de roussi commençait à se répandre.
Mais, avant cela, il lui fallait encore assister à une scène horrible dont elle se réjouissait pourtant toujours, au fond de son cœur tendre. Deux femmes en tablier blanc et à visage sévère se mettaient subitement, sans cause apparente et sans qu’on eût pu se douter de quelque chose, à battre et à pétrir Madame, grasse et nue comme un ver.
La première fois qu’elle vit cette scène, Muki ne put simplement y tenir et, se précipitant dans la chambre, enfonça ses crocs dans les mollets des tortionnaires de celle qui, bien que méchante, n’en était pas moins sa maîtresse. Mais, alors, cette garce nue se dressa d’un bond, jurant ignoblement, et, de son lourd pied, lança à la chienne des ruades qu’une vache au pâturage n’eût pas désavouées. Après cela, Muki ne se mêla plus de cette affaire.
Mais elle ne pouvait cependant jamais maîtriser un grognement de contentement quand Madame, après avoir été bien rossée, grillée au fer rouge, enduite et arrosée de puanteurs atroces, s’attifait d’un vêtement couleur d’aurore tout en dentelles. Parfois, celui-ci était long, traînant jusqu’à terre, d’autres fois, il était tout froufroutant et atteignait à peine les aines.
Ah, avec quel visage riant Madame se contemplait alors dans la glace, en se dandinant sur ses hanches ! Jadis, au printemps, Muki se souvenait d’avoir vu de jeunes veaux se démenant ainsi ! Mais jamais elle n’avait observé la maîtresse de Tiidu-Jaaguti en faire autant. Il existait pourtant encore bien des choses qu’elle n’avaient pas remarquées là-bas !
La chienne se trouvait parfois passablement satisfaite d’une matinée pareille.
C’est vrai que la vie était étrange en ville, mais il fallait bien reconnaître qu’elle avait énormément gagné en intérêt. La nourriture, par exemple, en était une preuve, car, maintenant, on entassait quelquefois des monceaux de viande fraîche devant elle ! Est-ce qu’on avait jamais vu ça à la campagne, en dehors des jours où on tuait un cochon ou un mouton ? Et même, alors, elle ne recevait que des rogatons si coriaces, qu’elle en était réduite à les avaler tout entiers, ses dents n’y ayant aucune prise.
Ah non, la vie citadine était tout de même autre chose ! Si seulement cet ennui n’avait pas été !
En y songeant, un hurlement serrait toujours la gorge de la chienne. Même le maître, qui seul l’aimait, ne la prenait que rarement avec lui. Être toujours contrainte de ne quitter son coin que pour se distraire en tournant autour des chambres !
Mais quand Madame était absente, elle s’y morfondait aussi.
Elle ne s’habituait d’ailleurs que difficilement à de nouvelles personnes, surtout si celles-ci ne s’occupaient pas d’elle.
La chienne commença donc ainsi à suivre Madame et à rechercher sa société avec une persévérance toujours croissante.
— Cet animal est comme Satan attaché à mes pas, répétait Madame. Emmenez-la à la cuisine, ordonnait-elle sans cesse à une des servantes nommée femme de chambre à présent. Mais ceci ne garantissait pas encore la tranquillité d’âme de la grande dame. Non !
Comme une conscience coupable, les regards de cette chienne avaient commencé à torturer Madame. On ne sait trop pourquoi, mais une idée obsédante s’était emparée d’elle. Elle s’imaginait que chacune de ses actions, pourvu que la chienne l’aperçût, était aussitôt connue de son mari, absent de la maison.
Et, vraiment, les yeux de la chienne semblaient accompagner Madame partout. Même le cristal des flacons et les vases (les conjonctures ayant très sérieusement enrichi les Jaakson) paraissait luire comme l’humidité de ces yeux. Les regards du roquet la poursuivaient jusque dans les reflets du café, des liqueurs, de la soupe et de la carrosserie de l’auto.
Les médecins, auxquels Madame avait recours, dans son désespoir, affirmaient : ce n’étaient que les nerfs. La nouvelle vie, des expériences énervantes, bref : les avantages de la civilisation ! Madame n’avait qu’à conserver son calme.
Mais, grands dieux, comment y parvenir ? Il ne lui fallait que sortir pour trouver la chienne devant elle. Et encore, si ce n’était que ça ! Mais non ! Car l’animal lui rappelait de nouveau toute son ancienne vie campagnarde. On aurait juré que cette chienne avait apporté avec elle les relents répulsifs des étables et des champs. L’empoisonner ? Impossible. Madame connaissait son Carl trop bien. Leurs relations étaient déjà fragiles, elles risqueraient d’être complètement rompues alors.
Que faire ? se tourmentait Madame. Dehors, le vent du large hurlait et les eaux mugissaient. Muki flânait par les chambres, lasse de toujours dormir et manger ; elle posa ses pattes de devant sur l’accoudoir de la fenêtre et plongea ses regards dans la nuit de printemps. Une telle mélancolie lui serra subitement le cœur qu’elle ne put retenir un hurlement.
Sa nature de femelle commençait à réclamer son dû.
Elle se rappela des chiens poilus de son village natal, si vigoureux, intrépides et familiers. Et des gémissements désolés étouffèrent sa voix. Cela dura toute la matinée.
Mais les yeux experts d’une femme discernent tout.
Et ce fut ce qui arriva !
Lorsqu’on commença à pétrir Madame, ce jour, elle ne défendit pas à Muki d’y assister. La chienne put même s’accroupir sur le seuil du boudoir et admirer. Encore plus, la grande dame, dans son déshabillé de dentelles se laissa flairer par la tête ; elle lui tapota la tête, la femelle complice et sournoise se laissant deviner sous ses sourcils fardés.
Muki était particulièrement heureuse de tout cela. Il lui semblait que sa maîtresse avait commencé à s’attacher à elle. On aurait dit qu’elle le sentait tout à coup. Ce jour-là s’annonça comme d’ordinaire. L’heure du dîner arriva. Le maître parut tôt. Il mangea nerveusement. Et, après avoir fini son repas, il n’oublia pas de donner, de sa propre main, un morceau à la chienne, aujourd’hui aussi, tout en expliquant à Madame, qui doucement s’efforçait d’entamer une conversation, qu’il n’avait pas de temps pour quoi que ce soit et motivant sa hâte par quelques complications surgies entre les partis et le gouvernement.
Muki frétilla de la queue et accompagna son maître dans l’antichambre.
Une demi-heure plus tard, le timbre de la porte d’entrée retentit. C’était toujours ainsi lorsque le maître avait l’air d’être pressé de sortir. Et, comme Muki y était déjà habituée, ayant dû s’accoutumer à tant de choses dans cette nouvelle vie si stupide, elle ne prit même pas la peine de se déranger par curiosité.
Elle avait d’ailleurs reconnu le nouvel arrivant à sa manière de sonner. C’était un de ces jeunes gens à l’égard desquels la maîtresse se comportait, à l’avis de la chienne, de la manière dont on se comporte uniquement en présence d’une bouchée très appétissante.
La maîtresse de maison s’empressa de faire entrer le nouveau venu, comme elle avait accoutumé de le faire dans ces cas. Et elle devint vive et souriante.
Mais une odeur bizarre, étrangement excitante, vint chatouiller les narines de Muki. On perçut le rire consentant de la maîtresse accueillant l’étranger comme quelqu’un qu’on a longtemps attendu. Puis la porte s’ouvrit.
Ce fut d’abord la maîtresse qui entra dans la chambre et deux étrangers la suivirent.
Muki connaissait déjà l’un d’eux, un jeune homme, mais elle n’avait pas encore vu l’autre. C’est vrai que c’était une bête et, selon toute apparence, un chien, mais terriblement pareil à son compagnon : les hanches minces, haut perché sur de longues pattes, le poil long et bien lissé, le front fuyant un peu idiot, le museau pointu et le poitrail mince, presque contre nature.
Ce quadrupède déplaisant explora aussitôt tous les coins (Muki, intimidée, recula jusqu’à la porte fermée), puis il s’approcha d’elle, bêtement prêt à lui lécher certain endroit secret. Madame et le jeune étranger les observant approbativement.
— Les lévriers me plaisent, entendit-elle Madame affirmer. Lorsqu’une chienne comme la nôtre, cette propre à rien, met bas, ses petits lui ressemblent toujours ! Ainsi, nous serions enfin débarrassés de cette race de rustres…
Et le couple, bras dessus, bras dessous, disparut dans les appartements de Madame où se trouvaient des couches étrangement moelleuses, garnies d’une profusion de coussins multicolores.
Muki, seule maintenant avec l’étranger flaireur, ne sut d’abord que serrer sa queue sous son derrière, le dos collé contre le mur de la chambre. Mais, l’étranger continuant avidement de la renifler, elle éprouva soudain, encore une fois, ce sentiment de faiblesse d’hier soir, ce laisser-aller paresseux ressenti autrefois dans les champs, une nombreuse bande de mâles à ses trousses.
Mais, à présent, ce monstre devant elle lui était trop honteusement étranger pour cela.
D’abord, elle gronda son timide refus. Et, quand on fit mine de passer outre, elle montra les dents et s’apprêta à se défendre et à mordre.
Mais l’intrus n’y songeait même pas. Galamment, il s’étendit devant elle, sur le tapis, et se mit à épier chacun de ses mouvements, une flambée de volupté dans ses yeux mi-clos. Selon toutes apparences, on était décidé à vaincre.
Muki se ramassa sur elle-même, cherchant à se défendre. Puis elle gronda. Et, ensuite, elle commença à piauler désespérément, la voix de son adversaire se transformant alors en hurlements retentissants. À ce bruit, les domestiques accoururent d’un côté, Madame, irritée, de l’autre. Elle ordonna d’emporter immédiatement la brailleuse et, le désordre de sa tenue éveillant la curiosité du personnel, elle s’empressa de se retirer dans la chambre d’où elle était venue.
L’instant suivant, Muki se trouvait déjà à la cuisine. Elle avait sauvegardé l’honneur de sa position et de sa race. Mais sa terreur était trop grande pour lui permettre de le comprendre. Ses regards affolés ne cherchant qu’un chemin pour continuer sa fuite, elle s’élança dans la rue par la fenêtre ouverte.
Depuis longtemps déjà, une impulsion impérieuse fermentait en elle : s’éloigner d’ici, retourner aux champs de son village natal !
Maintenant, elle déboucha enfin dans la large rue qui gravissait la colline. Elle se souvenait avoir passé par ici avec son maître, autrefois. Et il arriva que le maître, se hâtant et conversant fougueusement avec un de ses semblables, la rencontra à ce moment. Mais elle n’entendit même plus son appel. Oui, est-ce que cela la regardait, elle, la chienne, ou est-ce qu’elle le savait que cet incident pourrait entre autre déclencher quelque crise de cabinet, puisque, même chez les Français, comme l’affirment certains savants, ce ne fut que le rhume de Napoléon qui provoqua la défaite de Borodino !
Traduit de l’estonien par Mme M. Navi-Bovet