À LA CROISÉE DES CHEMINS
La lune brille par la fenêtre, elle est toute ronde et elle louche.
Vidrik est couché sur le dos dans son lit, les yeux ouverts et loreille tendue. Pas un bruit dehors, à peine un souffle de vent au coin de la maison. À lautre bout de la chambre, on entend un ronflement à deux voix. Ils dorment tous les deux, le père et la mère. Ils dorment déjà depuis un bon moment. Mais Vidrik attend encore, ses membres sont sans force, il a mal aux bras davoir monté la paille pendant le battage.
Mais non, de cette façon-là il pourrait sendormir ! Parfois, il était déjà comme assoupi.
Il sassied prudemment et pose ses pieds nus sur le plancher raboteux. Il se lève du lit, lentement, pour quil ne craque pas, empoigne au pied du lit son pantalon et sa veste et savance sur la pointe des pieds vers la porte. La porte ne grince pas, ne gémit pas, elle a été soigneusement huilée. Vidrik arrive dans lentrée, attrape dans le coin ses bottes avec les chaussettes et se glisse dehors.
Par-dessus le faîte de létable, la lune le regarde en face, flotte dans le ciel dun bleu froid, le bord déjà un peu émoussé. Les arbres se dressent comme des masses immobiles, seul un tremble dans le coin de la cour frémit légèrement. Pour linstant, tout est noir bleuté et gris argenté, on ne voit pas que les feuilles sont déjà fortement bigarrées de jaune et de rouge.
Les habits sur le dos et les bottes aux pieds avant que le froid ne sattaque au corps. Puis passer la barrière
Mais Vidrik va dabord dans la remise, tâtonne dans lobscurité et ressort, un fusil à deux coups sous le bras, les doigts serrés autour du canon rond et froid. Il ouvre le fusil et regarde dedans : les charges y sont, les plombs les plus gros dans un canon, dans lautre une petite balle. Y vienne qui voudra
Le sentier sous bois est rempli dombres serrées qui sentrecroisent sur le chemin. Lherbe miroite comme si elle était recouverte de fer-blanc. Les bottes heurtent à peine la molle couche de gazon. Vidrik avance sans bruit, ombre parmi les ombres, le fusil sous le bras et les yeux à laffût sous la casquette.
Ou-iit, ou-iiit, ou-iiiiiit ! lance quelque part un oiseau réveillé et apeuré. Vidrik sarrête net et relève le canon du fusil. Cest loin, on nentend plus rien. Qui dautre pourrait bien encore
Devant, un ruisseau murmure, Vidrik ralentit encore le pas. Là, dans un bout de pré, il pousse un regain frais et dru. Sil y avait là
Il sarrête et écoute.
Clapotis, bruissement paisible des buissons, voix de la forêt même quand il ny a pas de vent. Mais est-ce quil ny a pas encore quelque chose, un craquement dherbe arrachée, tirée par une langue et des dents acérées
Rien, bien sûr ! Illusion dans les oreilles, au-delà du bruit de leau on nentend rien. Vidrik se glisse pas à pas jusquau bord du pré et sarrête pour écouter. La lune met là aussi du fer-blanc. Au milieu du lopin se dresse une meule pointue, plus loin sélèvent deux ou trois sapins massifs. Un coin étroit senfonce à droite jusquau ruisseau. Si cétait là
Vidrik reste arrêté jusquà ce que lair froid se faufile par le col de sa veste jusquà la peau. Il ny a rien, seulement un temps précieux de perdu. On narrive à rien de cette façon-là. Vidrik crache une bonne fois la mauvaise humeur amassée sur sa langue pendant la nuit et reprend sa marche.
Ss-crrrac ! À droite, dans le coin du pré, une ombre surgit entre les buissons, fait un grand bond par-dessus le ruisseau et disparaît dans la forêt silencieuse.
Sale bête ! Cétait un chevreuil, là, à peine à vingt pas, mais il la laissé échapper. Il aurait dû mieux ouvrir lil. Mais les ombres sont trompeuses et le bruit du ruisseau couvre tout le reste. Un beau rôti parti dans le bois ! Sil avait attendu encore une minute, le chevreuil se serait peut-être montré entièrement. Il fait bien clair, on pouvait tirer
Sil avait
Vidrik lance rageusement le fusil sur son dos et repart, sans ruser ni guetter. Il ny aura plus rien ici, puisquil en a effrayé un de cette façon. Pas la peine den souffler mot à personne
Son père se ficherait de lui : voyez-vous ça, on ne peut pas encore mettre un fusil dans les mains du gars : nez à nez avec un chevreuil, et il ne tire pas !
Mais ce nest pas pour un chevreuil quil est sorti. Le chemin est encore long, plusieurs verstes à travers les bois, les taillis et les prés, jusquà ce quil tourne par lenclos dans la cour dune ferme où de solides bâtiments de pierre, comme des fortins, projettent des ombres anguleuses
Vidrik marche, et même il siffle doucement. Il suit comme en plein jour le chemin qui serpente dans le pré uni. Il ny a personne là qui verra passer le chasseur. Son père na pas de permis de port darme, encore moins de permis de chasse, mais personne ne sen soucie. Il abat toujours trois ou quatre chevreuils dans lannée. Vidrik aussi en a eu un au printemps. Il était à laffût au bord du layon quand le chevreuil est sorti et a regardé fièrement des deux côtés. Vidrik a la main sûre et le coup dil rapide, tenez, même plus que son père. Le père naime guère prêter son fusil : des jeunes, le sang chaud, ils vont faire du grabuge pour rien. Il faut réfléchir avant dappuyer sur la détente. Il faut penser au garde forestier et aux autres adversaires, voir si ça vaut la peine
Et si laffaire est douteuse, ne pas appuyer.
Vidrik nen fait pas autant. Si le gibier est devant, il tire ; après, il arrivera ce quil arrivera. Et jusquici il nest rien arrivé. Ils sont bien venus une fois fouiller, ils ont cherché à plusieurs le fusil et la peau du chevreuil. Mais bernique ! Personne ne garderait ça à la maison par les temps qui courent. On na même pas trouvé les cendres. Le père leur riait au nez et il a payé la goutte au flic pour son dérangement.
Le pas est léger, la veste sent le battage : la paille et la menue paille. Voilà déjà une semaine quil est au battage, ici et là, quil a monté dans les granges la paille des fermes, mangé la soupe au riz où la cuiller tient debout et mâché la viande de porc grillée. Les fermes sont différentes, les gens ne sont pas les mêmes non plus, mais la nourriture ne change pas et les filles piaillent de la même manière quand on les fait rouler dans la paille.
Pourtant, ce nest pas tout à fait la même chose
Cest pour ça que Vidrik est en route en ce moment, par une nuit de clair de lune, le fusil pendant, inutile, à lépaule. Il y en a qui rient de telle manière que le rire reste dans les oreilles et quon nentend plus rien dautre. Dans le nez aussi, il a encore maintenant lodeur des cheveux brun-roux, différente de celle des autres. Et la morsure à loreille.
Est-ce que je te mords jusquà ce que ça saigne ? Comme ça, les autres verront que le gars a eu affaire aux chiens.
Mords !
Je ne mordrai pas, je ne mords pas tout le monde.
Tu mords qui, alors ? Le machiniste ?
Un galvaudeux de la ville ! Il ne sapproche pas assez pour y mordre.
Qui alors ?
Je ne te le dirai pas ! Devine !
Je vais deviner et alors ça ira mal.
Pour qui ?
Pour le deuxième.
Et le troisième, et le quatrième, ha-ha-ha ! Toi, mon garçon, tu ne connais pas encore la moitié des affaires du monde. Aïe ! Pas comme ça, pas si fort. Avec les filles, il faut y aller doucement. Caresser et cajoler. Pas là ! Pas là !
Mais Vidrik caressait et cajolait quand même, là aussi. Il croit en sentir encore
Je vais y aller, alors.
Ne viens pas !
Si, jirai !
Ne viens pas, ne viens pas ! Pourquoi viendras-tu ? Pour quel motif veux-tu venir ?
Pour toi.
Tu es fou ! Ne viens pas !
Jirai sûrement.
Promettre et tenir
Vidrik a promis, mais il ny est pas allé, trois jours perdus. Savoir pourquoi
Mais ce doit être évident, pourquoi Vidrik na pu venir, quand le battage dure jusquà minuit et que cest plein de monde dans tous les coins. Enfin, maintenant, tout est calme, les siens dorment et les chiens sont connus.
Le petit bois de lenclos se rapproche, plein dombres lui aussi, et déjà apparaît un toit de grange flambant neuf. Un morceau seulement, près du faîtage, nest pas encore couvert. Les couvreurs sont encore là, et parmi eux il y a Laur
Ils doivent coucher dans la grange, il ne soccupe pas deux, à moins que Laur
Les doigts caressent la crosse du fusil.
Vidrik se faufile par la barrière des bestiaux et se redresse tout en écoutant. Mais Reku nentend rien la nuit, cest un chien paresseux, et la vachère, cest sûr, a emmené Muri dans la grange à foin. Et même sils entendent un bruit, ils se tairont tous les deux. Et qui est-ce qui sortirait pour un ou deux aboiements
Il faut mettre le fusil derrière un tas de bois, comment faire avec ça dans une cour qui nest pas à soi. Si par hasard quelquun venait à regarder par la fenêtre
Quelque chose luit entre les tas de bois. Un vélo tout neuf !
À qui est-il ? Jaan, le valet, na pas de bicyclette, à se piquer le nez comme il fait
Laur a un vieux clou, le maître couvreur nen a pas. Et personne de la maison nirait fourrer son vélo entre les tas de bois. Ce doit être une espèce de
un coureur de jupons !
Le cur se met à battre, il cogne vite et fort. On dirait quune bouchée trop dure lui remonte à la gorge. « Et le troisième, et le quatrième
» Les gars disaient déjà lhiver que Nelli la rouquine, elle nen avait pas assez dun. Quelle change comme de chemise
Les gars de la ville lauraient étrennée
La main empoigne avec force le canon du fusil. Il ne va pas poser le fusil là pour linstant, à côté du vélo. Ce quil faudrait, cest avec un clou, dans les pneus
Il naurait quà retourner à pied chez lui
Mais sil était ailleurs, en fin de compte, avec la vachère ? Vidrik traverse sur la pointe des pieds le gazon de la cour, écoute au pied de lescalier du grenier.
Rien. Du côté de lécurie, on entend quelques rares craquements. Une poule irritée caquette sur sa perche dans létable. Quelque part, très loin, certainement derrière le marais, une chouette ulule.
Et sil ny avait personne là ? Savoir quel est ce vélo
Sil frappait ?
Dans le grenier quelquun rit, dune voix étouffée, en pouffant
Et là-dessus on entend un bavardage assourdi.
Salauds ! Sil déchargeait son fusil par la porte, ça tomberait où ça voudrait. Ah, cest ainsi ! Mais on ne se moque pas de Vidrik.
Le fusil reste pourtant sur le dos. Dans la cour des autres, où aller après ? Tout doux ! Qui cela peut-il bien être ?
Vidrik écoute un moment, mais il ne distingue pas les voix. Et ce nest pas la peine de rester longtemps, les tempes battent et les mains commencent à trembler. Vidrik se glisse de nouveau à travers la cour jusquaux tas de bois.
Le vélo ! Qui donc a un pareil vélo flambant neuf ?
Cest à reculons que la bicyclette a été poussée entre les tas de bois, le guidon est au ras du tas, on na quà le tirer et partir. Une plaque brille. Le clair de lune permet de lire : Huskvarna !
Cest Ott Karus qui sest acheté cet été une nouvelle bicyclette Huskvarna. Vidrik la même essayée. Ott a une grosse voix, rauque, qui semble venir dun tonneau
Il nétait pas au battage cette fois, il creusait dans les grands prés au bord de la rivière un fossé collecteur. Cest dailleurs de là quil a eu largent. Cest pour ça que Nelli avait Vidrik, pour passer le temps
La garce !
Vidrik cherche son couteau dans sa poche. Pour crever les pneus
Mais le couteau ny est pas, il est resté dans la poche de lautre veste, ou à la maison sur la table.
Voilà pourquoi Ott était dimanche si hargneux. Il disait, pour le piquer, que Vidrik aussi voulait déjà se mêler aux hommes. Et après, dans son dos, il parlait à haute voix des gamins. Vidrik avait fait semblant de ne pas saisir. Et maintenant, Ott est là qui parle de sa grosse voix, les bras autour de Nelli et joue contre joue
On dirait que la lune ricane, la bouche de travers.
Une chouette ulule de nouveau et, quelque part, très loin, un chien lance un hurlement, puis se tait.
Vidrik est planté comme un nigaud en plein milieu de la cour, le fusil sur le dos. « Promettre et tenir
» Nelli doit rire
Et Ott aura de quoi parler dimanche prochain : le petit Vidrik tournait aussi aux alentours là-bas, mais quand cest un homme
Personne na encore pu rire aux dépens de Vidrik sans que
Et Nelli est là, près dOtt, tout contre lui
La lune sourit
Vidrik passe la barrière pour gagner la grand-route.
Il faut quil rentre avant le jour, Ott. Sinon, il narrivera pas à temps au fossé. Là-bas, cest une question de temps et ça presse. Mais Vidrik part avant lui, pour lattendre.
Non, pas par la grand-route. Il y a beaucoup dyeux au bord de la route ; ils dorment, bien sûr, mais il y en a toujours un qui regarde comme par hasard. À travers bois, on arrive au croisement de Käru et, de là, le chemin dOtt tourne vers la forêt, entre les buissons et les broussailles. À une verste aux alentours il ny a pas une seule maison.
Quil y vienne donc avec son vélo. Ça vaut même mieux, sil vient en vélo. Sur ce chemin-là, au clair de lune, il ne peut pas aller vite. Et il aura la lune en face, en pleine figure.
Vidrik retourne à lenclos, escalade la clôture et marche rapidement sur le sentier. Le temps presse. Savoir quand lautre partira dici
En vélo, il y sera avant. La nuit est à peu près à son milieu.
Personne encore ne sest moqué de Vidrik. Même à lécole ils nosaient pas, ni au catéchisme, ni à larmée. Personne na dit que Vidrik avait la bouche de travers. Dans son dos, peut-être
Ses pas sallongent de plus en plus, son ombre danse devant lui sur les buissons et les mottes, les branches lui égratignent le visage et les mains.
Vidrik a lil juste et la main sûre, meilleurs que son père. Les plombs valent mieux que la balle, leur effet est sûr. La balle peut dévier.
La lune peut regarder, elle ne rit plus. Ou si elle rit, cest dOtt. Le gros joufflu à terre, si bien défiguré que même sa mère ne le reconnaîtra plus. Et même pas un chien qui aboiera. Ott a beaucoup dennemis, allez attraper celui qui aura fait le coup. Vidrik na rien eu en public avec Ott, il ne la pas menacé.
Vidrik est essoufflé quand il arrive à la croisée des chemins. Personne ne bouge nulle part. Et Ott nest pas encore passé par ici
Vidrik cherche entre les buissons une souche doù lon voie bien le chemin. Il ny a plus quà sasseoir là et attendre, lautre va se jeter lui-même dans le piège comme un oiseau stupide.
La lune commence à baisser, les ombres sallongent. On dirait que là, derrière, lhorizon rougit. Quand il fera jour, les gens vont commencer à circuler, on va allumer le feu dans les chaudières des batteuses, les sifflets vont rassembler tout le monde. Mais non, pas encore, dici là, il y a encore du temps
Il peut attendre jusque là, bien que les paupières salourdissent, que les yeux semblent pleins de sable.
Vidrik ferme une fois les yeux, pour les reposer, et regarde de nouveau. Rien ne bouge, il ne fait que se fatiguer les yeux. Sil les ferme encore une fois
Comme elle riait, Nelli, en soufflant ses cheveux de devant son visage, au nez de Vidrik
Il faut ouvrir les yeux, sinon ils vont rester
Ses prunelles sagrandissent, sa main se referme sur la crosse.
Sur le sentier, un chevreuil sest arrêté, la tête dressée, et il écoute !
Cest un mâle, les cornes luisent. Sil pouvait relever le chien sans quil claque. La balle était dans le canon de droite : la détente arrière
On entend comme un craquement dans le bois, le chevreuil tourne rapidement la tête. À ce moment, Vidrik relève le chien et vise lanimal.
Le coup éclate, le fusil frappe lépaule, une traînée de feu fait un éclair devant les yeux. La forêt renvoie lécho.
Le sentier est vide !
Vidrik est debout, sort de sa cachette et écoute.
Rien ! Seulement le murmure de la forêt.
Où le chevreuil a-t-il disparu aussi subitement ?
Un bruit de feuillage dans les buissons
Vidrik relève le second chien et se précipite.
Le chevreuil est là, à terre, sur le dos, il étire encore une fois les pattes et reste silencieux. Sur le poitrail brille une traînée sombre. Il la touché juste au bon endroit !
Vidrik rabaisse le chien et jette le fusil sur son dos. Sil pouvait maintenant arrêter le sang, quil ne reste pas de traces ! Il va bientôt faire jour, les gens vont commencer à circuler.
Vidrik presse sa vieille casquette sur la blessure et cherche dans sa poche un bout de ficelle pour essayer de lattacher. Mais la ficelle est courte, et il na pas non plus de ceinture. En voilà une façon daller à la chasse, sans couteau, sans ficelle pour lier les pattes ! Il ne peut même pas couper un brin dosier !
Avant tout, ne pas rester à découvert, regagner le fourré ; ici, on peut voir. Au besoin, il pourra le cacher quelque part.
Salut ! crie quelquun derrière Vidrik juste au moment où il est en train de hisser le chevreuil sur son épaule.
Ott est sur le chemin, les pieds écartés, la bicyclette entre les jambes.
Cest un superbe mâle que tu as eu, bien travaillé. Qui diable aurait pensé que les chevreuils venaient ici, sur le chemin. Si javais pris moi-même un flingot
Tu as été longtemps à laffût ?
Un bout de temps, répond Vidrik, le chevreuil sur lépaule.
Arrête ! Ne ten va pas comme ça, le sang goutte. Le garde forestier naura même pas besoin de chien, il te suivra à vue. Attends, jai là
Ott couche la bicyclette et détache du porte-bagages une ficelle et un sac.
Cest un sac à pain vide, mais tant pis, il faut aider un gars du même coin. Tu penseras peut-être à moi pour un cuissot.
Voilà la blessure solidement bandée et les pattes attachées aussi, cest facile à jeter sur le dos. Sur sa bicyclette, Ott lance encore de sa grosse voix :
À présent, file à toutes pattes ! Et cache le fusil avant que les agents y soient !
Il zigzague sur létroit sentier, prend son élan et disparaît entre les buissons. Vidrik à son tour traverse le chemin en courant presque et senfonce à lendroit le plus touffu. Sil cachait ça dans le taillis de réserve de Träss, dans ce fourré perpétuel, jusquà ce quil voie sil y a des chercheurs. Après, il se dépêchera daller à la maison et de là au battage. On verra la tête que fera le père quand il entendra que son fils a eu un pareil mâle
Il a du taillis à arpenter avant davoir fait les deux verstes jusquà Träss. Il nose pas se montrer sur un seul chemin. Ce serait idiot de se faire prendre maintenant, le chevreuil sur le dos.
Vidrik arrive enfin au but et, dans lépais taillis, laisse glisser le chevreuil à terre. Un sacré mâle, on nen a pas vu de pareil par ici. Si quelque trimardeur était venu à passer
Soudain, Vidrik sent ses jambes faiblir et ses mains se mettent à trembler. Il tâte de la main devant lui, pour voir si cest bien un chevreuil
si ce nest pas du tout autre chose.
Que serait-il arrivé si le chevreuil était passé plus tard, Ott plus tôt
Sur un coup de folie, il aurait envoyé à lhomme la charge de plombs dans la tête. Il sen était fallu de peu pour faire dun homme un meurtrier
Le chevreuil la sauvé ! Le doigt de Dieu y était certainement.
Vidrik se baisse et remet le chevreuil sur son dos. Il le porte à la maison, coûte que coûte. Et même sil vient un flic ou un garde forestier, il a la conscience tranquille, bien tranquille. Même sil emporte aussi le fusil
Ce serait même mieux sil lemportait. Un fusil, ce nest pas un joujou ! Cétait tout simplement un miracle, ce qui sest passé là, à la croisée des chemins, une bénédiction de Dieu ! On ne se rend même pas bien compte tout de suite de la bénédiction que cétait.
Vidrik traîne le chevreuil à la maison et le dépose bruyamment au milieu de la pièce.
Réveille-toi ! crie-t-il à son père, qui se dresse dans son lit en entendant le bruit. Tiens, cest moi qui ai fait ça ! Donne-moi la goutte, je tremble !
Tu es fou ! Tu apportes un chevreuil à la maison. Tu tes soûlé ou quoi ?
Reçois ton fils ressuscité, sécrie Vidrik. Le meurtrier est redevenu un homme.
Il retire le fusil de sur son dos et, de la porte dentrée, il tire en lair la charge de plombs.
Voilà, père ! mes doigts ne toucheront plus cet instrument-là.
Traduit de lestonien par Michel Dequeker.