Ils fréquentaient la même école communale, Tõnu, le fils du fermier de Kõrrevälja, et Jants, le bâtard d’Elts, qui occupait la chaumière dépendant de la même ferme. On l’appelait Jants depuis sa première enfance déjà, bien qu’il eût reçu le nom de Jaan au saint baptême, nom sous lequel il était aussi inscrit dans les registres paroissiaux. C’était à dessein que la mère avait fait choix de ce nom pour son fils sans père, ayant une fois entendu le pasteur dire que Jean signifiait : aimé de Dieu.
Nous ne savons si Dieu l’aimait ou non, et la pauvre mère l’ignorait également. Mais il n’en reste pas moins que son fils, pas plus haut qu’une botte encore, avait déjà lié connaissance avec le froid et la faim. Bientôt, Elts commença à soupçonner que Dieu ne chérissait pas trop son fils. Et lorsque Jants lui-même, âgé de dix ans, dut aller à l’école, il put se convaincre que les hommes ne l’aimaient guère.
À l’école, il ne connaissait personne, hormis Tõnu, le fils du fermier, de quelques années son aîné, qui était aussi plus grand, plus droit, plus fort et plus éveillé que lui. Déjà le premier jour Tõnu annonça à toute l’école que Jants n’était autre que le bâtard d’Elts, un sans-père, trouvé dans la forêt ou procréé par un loup. Le même jour, Tõnu démontra encore qu’on pouvait impunément taquiner, chicaner et houspiller Jants, qu’on pouvait lui faire des crocs-en-jambe, le pousser par la nuque, le secouer en l’empoignant par la poitrine et disposer de lui pour n’importe quelle action. On ne prit même pas la peine de chercher un objet de risée mieux adapté et au bout de quelques jours Jants était devenu la cible des polissonneries d’une cinquantaine de garnements.
La mère de Jants l’avait envoyé à l’école, étant persuadée que tout irait bien. Et pourquoi pas ? Son fils savait lire dans n’importe quel livre, il savait aussi écrire, quoique ses lettres fussent énormes, maladroites et trop étalées. Aussi l’instituteur le louait-il pour sa manière de lire bien distincte et pour ses réponses pleines de bon sens, et durant les leçons d’arithmétique, il était toujours le premier à lever le bras parmi ses camarades de classe. On ne le réprimandait que parce qu’il se levait trop lentement de son banc lorsqu’on l’interrogeait, en jetant autour de lui un coup d’œil craintif, comme pour demander : oserai-je répondre ?
D’habitude, il arrivait le matin à l’école en même temps que Tõnu, cinq pas derrière lui pourtant. On cheminait amicalement, le fils du fermier s’informant avec une supériorité condescendante des devoirs de l’autre, demandant s’il les avait appris, etc… Mais à peine les sacs à provisions étaient-ils rangés dans le garde-manger et les livres dans les pupitres, que les épreuves de Jants commençaient :
« Va chercher du bois ! », « Apporte de l’eau ! », « Aiguise mon canif ! » ordonnait Tõnu, bien que ni l’eau ni le bois ne fussent absolument indispensables, le canif étant souvent suffisamment tranchant. Mais c’est ainsi qu’il pouvait faire voir aux autres que le fils de la pauvre paysanne devait exécuter ses ordres et lui obéir.
Et Jants apportait du bois, il apportait de l’eau lorsque le seau n’était pas encore vide, il rémoulait à l’affûteuse, jusqu’à l’en faire reluire, le canif du fils du fermier. Mais quand Tõnu lui commandait de mettre sa tête entre ses jambes et de tirer la langue derrière son dos, ou de courir trois fois autour de la cour, les mains dans les poches, Jants répondait en se regimbant peureusement : « À quoi bon ? »
Question complètement superflue, car il devait bien se rendre compte que tout ceci n’était destiné qu’à provoquer le rire et les railleries des autres. Parfois, Jants n’accomplissait pas les ordres de Tõnu, mais on ne le lui pardonnait pas. Tõnu, aussitôt, inventait une punition : il faisait immobiliser les bras du délinquant et lui versait lui-même de l’eau froide dans le cou, derrière son col. Puis, demandant à Jants s’il était prêt maintenant à exécuter ses ordres, il ne recevait en guise de réponse qu’un reproche timide : « À quoi bon ? Laissez-moi tranquille ! »
Après avoir vidé ainsi une cruche d’eau dans le cou de Jants, on riait en la regardant dégoutter de son pantalon et on le libérait alors.
Ce n’était qu’une bonne farce, une innocente plaisanterie, un passe-temps avant le commencement des leçons ! Personne ne pensait mal faire, personne n’avait de comptes à régler avec le fils de la pauvre paysanne.
Mais Jants, dissimulant ses larmes, poursuivi par les éclats de rire des autres, se réfugiait en titubant dans la grange, y tordait son pantalon et revenait ensuite se mêler craintivement aux autres. Pourquoi ne se plaignait-il pas à l’instituteur?
Pourquoi supportait-il tout cela ? Il s’était bien plaint à plusieurs reprises, lorsqu’on l’avait déjà trop fait souffrir. Mais une fois on sut prouver que ce n’était qu’une dénonciation calomnieuse de sa part et il fut réprimandé par l’instituteur. Une autre fois, en rentrant de l’école, Tõnu lui infligea une telle correction qu’il perdit désormais toute envie de se plaindre. Il en tira très tôt la conclusion que rechercher justice et protection était chose inutile, ou fort dangereuse en tout cas.
C’étaient la ténacité et la patience de Jants qui incitaient Tõnu et d’autres garçons encore, plus grands et plus cruels, à le chicaner et le torturer. Il y avait cependant d’autres enfants, de pauvres paysans et métayers, qui étaient stupides et abrutis. Mais à peine avait-on commis une injustice à leur égard qu’ils soulevaient un tel tapage et couraient vers l’instituteur avec des accusations si outrées que ce dernier ne pouvait les ignorer. Ou bien ils saisissaient des briques ou des bûches et menaçaient de se faire rendre justice eux-mêmes.
Mais Jants supportait tout avec soumission ou répétait avec un air de reproche triste : « Laissez-moi donc !… Pourquoi vous démener ainsi ? »
Ceci ne faisait qu’exciter les grands garnements brutaux à se livrer à de nouvelles prouesses. Ils agrippaient Jants par la ceinture de son pantalon et le soulevaient en l’air, l’y tenant ainsi un bon moment, impuissant, gigotant des bras et des jambes.
Ou encore, une fois on lui tira sa chemise hors du pantalon, la lui faisant passer par dessus la tête avec sa blouse, pour la nouer là avec une ficelle, en laissant ses bras emprisonnés à l’intérieur. Le pauvre garçon, ne sachant où aller, faisant aveuglément un pas à droite, un pas à gauche, disait d’un ton de blâme : « Que faites-vous ? Lâchez-moi donc ! »
Mais ce numéro était si intéressant qu’on ne songeait pas du tout à le libérer de sitôt. On regarda Tõnu : Qu’en pensait-il ? Et celui-ci, pressentant son importance, sourit et dit : « Attendez seulement ! »
Il prit une épingle, s’approcha de Jants sur la pointe des pieds et la lui enfonça dans la chair découverte. Effrayé, celui-ci recula d’un pas, s’attendant avec résignation à une nouvelle piqûre. Alors on apporta une poignée de neige du dehors et on l’appliqua sur le dos nu ou la poitrine de Jants. Il fit de nouveau un pas de côté, répétant d’un air las : « Mais laissez-moi tranquille ! Pourquoi tout cela ? » Et il se préparait à de nouvelles souffrances.
Quand on le délivra enfin, ce ne fut que parce que la récréation de midi touchait à sa fin et qu’on craignait l’arrivée de l’instituteur. Honteux, n’osant lever les yeux, Jants regagna sa place en tâtonnant et prit un livre.
Tõnu se dandinait victorieusement, se sentant comme un artiste de cirque célèbre après une représentation bien réussie avec un animal dressé qui aurait provoqué l’admiration générale. Il y avait aussi certainement de meilleurs moments dans la vie d’école de Jants, lorsque les autres l’oubliaient complètement, étant las de le taquiner et de le tourmenter, ou quand ils allaient même jusqu’à lui faire partager leurs jeux. Il était tout particulièrement utile et recherché dans les cas où il fallait faire preuve de persévérance et d’opiniâtreté tenace. C’est ainsi que chaque parti belligérant l’attirait de son côté lors des batailles de boules de neige, car personne ne savait résister aussi obstinément ou toucher son but aussi sûrement que Jants. Il restait planté sur place, attrapant de la main les boules de neige de l’ennemi ou les évitant d’un mouvement du corps, et guettait patiemment l’instant propice pour envoyer à la tête de quelque antagoniste proéminent sa missive de neige.
Tõnu quitta l’école plus tôt et les dernières années de Jants y furent ainsi plus calmes. On ne le poursuivait plus que rarement en paroles ou en actes.
Pour être plus près de sa mère, il allait en été garder les troupeaux de Kõrrevälja et plus tard il y devint valet de ferme. Il était gauche, trapu, timide et placide, un peu lent, mais soigneux et persévérant.
Tõnu alla faire son service militaire avant lui, mais lorsque la mère de Jants mourut, celui-ci dut y aller à son tour, car la guerre mondiale voulait beaucoup d’hommes. Quand ils revinrent au foyer – tous deux s’en étaient tirés sans trop de dommage –, la vie reprit son cours normal, avec la différence toutefois que Tõnu était le maître maintenant, son père s’étant entre temps installé au cimetière.
Le jeune maître était laborieux, scrupuleux, exigeant et sévère. Souvent Jants fut insulté et injurié, battu même, mais il ne s’en frappait pas trop, s’y étant déjà habitué à l’école d’abord et en gardant les troupeaux ensuite.
Le jeune fermier était surtout orgueilleux, n’étant pas en vain le propriétaire d’un grand domaine, un grand gars mâle et bien découplé.
On attendait déjà la fin de toutes les guerres et adversités lorsque des bandes rouges russes, venant de l’est, commencèrent à s’approcher rapidement. Des rumeurs confuses les précédaient et l’inquiétude envahissait tout le monde. Les pauvres gens étaient devenus plus audacieux, espérant la liberté et de la terre : on menaçait de pendre les maîtres.
Tõnu n’était plus hautain ni dur : il traitait Jants comme son égal et lui demandait de temps à autre :
— Que penses-tu faire quand les Rouges viendront ? Deviendras-tu maître toi-même ?
Jants souriait timidement et ne soufflait mot.
Les Rouges survinrent plus tôt qu’on ne l’avait craint, et, un soir d’hiver, un de leurs détachements arriva en traîneau devant la ferme de Kõrrevälja. Tous excepté Tõnu et Jants s’étaient enfuis.
Les soldats rouges étaient affamés et ils avaient froid. Ils exigèrent qu’on leur donnât à manger et à boire et ils envahirent les chambres sans en solliciter la permission. Tõnu s’efforça d’abord de leur démontrer qu’il était le maître des lieux et qu’il convenait de demander son autorisation et de tenir compte de lui en toutes choses. Mais il reçut quelques coups de crosse de fusil dans les côtes en guise de réponse et on l’enferma dans la chambrette de la chaumière. On promit de le faire passer en jugement le lendemain.
Les Rouges prouvèrent bien qu’ils avaient faim et froid ; ils tuèrent un cochon, le rôtirent, chauffèrent le poêle si fort que les tuyaux en étaient tout rouges, et cherchèrent dans les bahuts de l’eau-de-vie pour arroser leurs repas. Quelques-uns d’entre eux repartirent au soir du même jour, emportant avec eux un copieux butin, tandis que les autres passèrent la nuit dans la ferme.
Jants, en sa qualité de domestique, était devenu leur camarade. Il devait les aider à préparer les repas, leur indiquer ce dont ils avaient besoin, et, en revanche, on lui permettait de manger et de boire avec eux.
L’insigne de l’armée rouge fut cousu à sa manche et on entoura sa taille d’une courroie de cuir à laquelle était accroché un revolver. On lui donna même un fusil, et, dès ce moment – était-ce l’influence de cet armement ou de l’alcool ingurgité avec les camarades ? – il se sentit tout à coup plus viril et plus brave.
Avant d’aller se coucher, on l’envoya à la chaumière pour surveiller le fermier.
Jants prit son fusil et se dirigea belliqueusement vers la chaumière, le long du sentier couvert de neige. Il entra et envoya se reposer le camarade qui avait veillé avant lui. Puis il jeta avec fracas son fusil dans un coin et s’étendit de tout son long sur un banc.
C’est ici qu’en hiver il avait passé avec sa mère, jusqu’à la mort de celle-ci, de bonnes et de mauvaises journées, ces dernières prédominant pourtant, car bien souvent ils n’avaient ni bois ni fagots pour chauffer le poêle et pas d’autre nourriture que du pain, du sel et de l’eau.
Maintenant, il est couché sur le banc de cette même chaumière, le ventre plus plein qu’il ne l’a jamais été, se sentant pour la première fois de sa vie heureux comme un roi. Le fermier est en son pouvoir ; demain, il peut le dénoncer, exposer toutes ses injustices et bientôt il serait lui-même le maître de Kõrrevälja ! C’est ainsi que la justice commence une fois à régner dans ce monde !
— Jants, es-tu là ? demanda le fermier du fond de la chaumière obscure.
— Il n’y a pas de Jants ici ! C’est Jaan qui est ici !
— Jaan ou Jants, je m’en moque ! s’exclama le maître. Tu es fou, en tout cas ! Tu es saoul, tu ne sais pas ce que tu fais !
— Cela me regarde si je le sais ou non ! répliqua Jants.
— Tu vas me relâcher immédiatement, ou il t’en cuira ! ordonna Tõnu. Mais Jants s’esclaffa comme toute réponse et prononça d’un ton de menace obscène :
— C’est demain jour de jugement et tu risques de ne pas t’en tirer si facilement ! Je ne commencerai pas à te défendre !
— Ah ! tu veux te venger, Satan ! gronda Tõnu.
— Me venger de quoi ? Je ne dirai que la stricte vérité, rien d’autre ! Que les juges décident eux-mêmes ensuite, répondit Jants. Laisse-moi dormir, maintenant.
Il traîna le banc devant la porte, vérifia le cadenas et se recoucha alors tranquillement. Il avait lui-même cloué des planches sur la fenêtre, le fermier ne s’enfuirait pas par là. Et s’il voulait forcer la porte, il devrait d’abord renverser le banc. Jants était sûr que, même ivre, il se réveillerait alors.
Des rêves inquiétants troublèrent le gardien du fermier. Il se revoyait affairé dans la grange obscure, au grenier, dans la cour et l’étable. Il craignait quelque chose ; se retournant épouvanté pour voir si on ne venait pas encore, il entendait des menaces et des malédictions. Il lui semblait avoir commis quelque crime, il en attendait le châtiment et tremblait d’être appréhendé. Soudain, il perçut la clameur bruyante du maître : « Jants, fils du diable ! » Et il se réveilla.
— Jants, entendit-il maintenant en réalité, et il se dressa sur son séant.
— Jants, comprends-tu ce que tu fais ? Tu me tiens prisonnier et tu fraternises avec eux là-bas ? Es-tu fou ? Tu vas me condamner avec eux ! Ils peuvent me fusiller, mais c’est toi qui en seras responsable ! disait le fermier d’une voix menaçante.
— Mais je ne… grommela Jants en posant sur le sol ses pieds tout chaussés.
— Laisse-moi sortir d’ici sur-le-champ ! ordonna le maître.
— Ils me fusilleraient alors, réfléchit Jants.
— Fuyons ensemble !
— Ils m’ont commandé de vous garder…
— Vous étiez tous ivres comme des bourriques !
— C’est juste, ils étaient tous saouls ! Jants se leva, tira le banc de côté et ouvrit le cadenas.
Tõnu sortit de la chaumière en souriant, tandis que Jants baissait les yeux d’un air coupable.
— Allons maintenant, dit le fermier en prenant le fusil dans le coin. Donne-moi le revolver aussi, je saurai mieux m’en servir que toi !
Ils se glissèrent jusqu’à la chambre de la ferme et jetèrent un coup d’œil par la fenêtre. Les Rouges dormaient, étalés dans les lits et sur le sol ; l’un d’eux seulement était assis près de la table, la tête enfouie dans ses mains, son fusil, baïonnette au canon, planté à côté de lui. Il s’était aussi endormi.
— Comme ce serait agréable de les assommer, dit le fermier. Mais, que le diable les emporte, nous n’avons qu’un seul revolver et un fusil à nous deux. Mieux vaudrait déguerpir sans bruit. Regarde, Jants, là-bas, près de la porte, la clé de l’écurie est suspendue au clou. Entre tout doucement et prends-la. Mais sans blague… Je te surveillerai d’ici, par la fenêtre !
Jants se faufila par l’entrée, pénétra dans la chambre, décrocha la clé, jeta un coup d’œil sur les Rouges et ressortit prestement.
— C’est ça ! l’approuva Tõnu. Je savais que tu étais un brave gars et que tu ne trahirais pas ton maître.
Ils ouvrirent la porte de l’écurie, en firent sortir deux chevaux, les montèrent et s’éloignèrent dans la direction de la forêt. Ils galopèrent ainsi la moitié de la nuit par des chemins hivernaux et ne s’arrêtèrent qu’une fois pour s’enquérir dans une ferme si les Rouges ou les Blancs occupaient le terrain.
On leur apprit que les Rouges n’avaient pas encore passé par là et on leur indiqua l’endroit où campaient les Blancs.
Ayant pris un peu de repos, ils se hâtèrent de continuer leur chemin et au matin ils étaient arrivés. Fanfaron, fusil en bandoulière, revolver au ceinturon, Tõnu, suivi de Jants, se dirigea vers le chef. Laconiquement et exactement le fermier rendit compte de son évasion.
— Qui est-ce ? demanda le chef en désignant Jants.
— C’est un prisonnier que j’ai fait, un soldat rouge, voyez l’insigne sur sa manche. J’ai même pris son fusil et son revolver, plaisanta Tõnu.
— Nous ne faisons pas de prisonniers, répliqua le chef durement. Il héla des soldats et leur ordonna d’emmener Jants à la lisière du bois. Effrayé, Tõnu comprit. ce que cela voulait dire.
— Mais c’est mon domestique, s’empressa-t-il d’expliquer. C’est sa stupidité qui l’a poussé à se lier avec les Rouges lorsque ceux-ci ont occupé la ferme et l’en ont promu maître. À part cela, c’est un brave garçon. On pourra faire quelque chose de lui. Surtout en lui faisant un peu peur.
On fit sortir Jants avec ordre de le garder à vue. On décida qu’une bonne correction lui serait infligée et qu’ensuite on l’enrôlerait comme soldat, son maître répondant de lui.
Jants fut condamné à cinquante coups de verges, mais, plus tard, les soldats qui avaient exécuté cette condamnation vinrent raconter en riant qu’ils y avaient ajouté cent pour cent de leur propre part. Le chef, tenant compte de l’humeur générale, ne protesta pas.
— Quelle résistance il a, tout de même, appréciaient les soldats. Il n’a pas rechigné et pas soufflé mot ! Il haletait seulement !
— Il est tenace, oui ! approuvait aussi Tõnu. C’est pourquoi je vous ai dit qu’on pourrait faire quelque chose de lui !
On s’arrêta là environ une semaine et on organisa le groupe destiné à résister aux Rouges. Jants se tenait timidement à l’écart et à la dérobée il se frictionnait les fesses avec de l’alcool.
Puis on commença à échanger des coups de feu avec l’ennemi invisible encore.
Au fond du bosquet, à l’ombre des granges et derrière les amas de neige, des éclairs apparaissaient et disparaissaient, des détonations sèches retentissaient, mais toujours on n’apercevait personne.
Comme on craignait d’être cerné, il fallut se retirer. Bien que plusieurs personnes, Tõnu entre autres, eussent préféré une résistance courageuse et la lutte, le chef du détachement, appréhendant un mouvement enveloppant de l’ennemi, estima qu’une retraite serait plus sage, jusqu’au moment où les hommes et les munitions seraient rassemblés, le front organisé et les liaisons établies.
Bientôt un groupe de renfort se joignit à eux et sur-le-champ l’humeur en devint plus belliqueuse. Mais alors on s’aperçut qu’on ne pouvait se fier à la majorité des hommes, car il y en avait qui, en secret, sympathisaient avec l’ennemi ou qui voulaient s’enfuir pour retourner à leur foyer.
Enfin, on reçut l’ordre de résister et d’attaquer. Maintenant les murmures se firent jour, et, lors d’une expédition nocturne dans le grand bois avoisinant, une partie des soldats disparut sans laisser de traces.
— Est-ce que je n’avais pas dit que mon domestique serait utile ? se vanta Tõnu au matin en apercevant Jants. J’avais bien dit qu’on pouvait avoir confiance en lui.
Il considérait comme son mérite personnel le fait que le valet n’avait pas déserté.
L’ennemi s’était concentré à l’abri d’une basse muraille de pierre et de là partait maintenant une fusillade bien nourrie. C’était dangereux de l’approcher du côté du terrain découvert et on ne savait que faire pour le déloger.
Vers midi, Tõnu en eut assez de cette fusillade inutile et il s’offrit à charger avec sa section, car il avait été promu chef de section.
On agréa son offre, mais on jugea bon d’attendre jusqu’au crépuscule.
Ainsi fut fait. Aussitôt le soir tombé, Tõnu et ses partisans se mirent à ramper vers le flanc gauche de la muraille, ignorant ceux d’entre eux qui, gémissants, restèrent étendus sur la neige.
Puis on se leva, avec un « hourrah », en se lançant à l’assaut de la barricade maudite. Comme un lion, Tõnu bondit le premier par-dessus la barrière et sa baïonnette se croisa avec celles des Rouges.
Après un bref corps-à-corps, l’ennemi abandonna cette partie de ses positions et maintenant toute la troupe des Blancs s’élança vers la muraille et la franchit.
Le même soir encore, Tõnu fut nommé chef de peloton ; bien que blessé et écorché aux joues, aux mains et au côté, il ne voulait pas se laisser panser et on n’osait pas même parler de l’envoyer à l’arrière-garde.
C’était à dessein qu’il avait tenu Jants à l’écart de sa section d’assaut. Maintenant il avait beau jeu de se vanter de sa bravoure devant lui, lui donnant à comprendre : « Tu as cru que ton maître n’était qu’un orgueilleux, hautain et cruel ! À présent, tu vois ce qu’il est en réalité ! Comprends-tu que le nom de « maître » signifie quelque chose dans ce monde ? Que ce n’est pas en vain qu’il a été institué ton supérieur et toi son valet ? » Jants l’écoutait craintivement et ne répondait mot.
Le lendemain, les Rouges reçurent des renforts ; ils s’approchèrent furtivement et bientôt leur fusillade devint si violente que le détachement des Blancs ne gardait ses positions qu’à grand-peine. On songeait déjà à la retraite, lorsque Tõnu conseilla au chef de groupe d’envoyer quelques hommes exécuter une feinte d’attaque dans le flanc de l’adversaire. « Ils ne pourront pas traverser les lignes ennemies, et, d’autre part, répliqua le chef, ce serait envoyer des hommes à une mort certaine. Qu’est-ce qui nous resterait alors de nos soldats sûrs ?.. Et pourtant, on pourrait peut-être essayer ! »
Tõnu se proposa comme meneur de cette entreprise téméraire, mais le chef n’en voulut rien savoir, car ce n’est pas la tête et les mains emmaillotées qu’on envoyait quelqu’un chercher la mort !
On fit appel à des volontaires, mais on n’en trouva point. Les hommes semblaient tous terrifiés par le crépitement des mitrailleuses de l’ennemi. Lorsque, par quasi-moquerie, on demanda à Jants son consentement. il répondit timidement : « Avec plaisir ! » Un homme étant ainsi d’accord, deux autres se présentèrent encore, et il était impossible d’en envoyer davantage au danger. Jants fut nommé chef de l’expédition : on lui donna des instructions et des avertissements ; on lui expliqua la localité à l’aide d’une carte et en la lui montrant de la lucarne du grenier ; on lui donna un lourd fusil à gros calibre et on le fit partir, car le temps pressait : le soir, il aurait fallu battre en retraite, sous peine d’être cerné.
Une heure s’écoula, Jants avait déjà depuis longtemps disparu du champ de vision de ses hommes, dans un fossé derrière des buissons. L’ennemi commença à se rapprocher en attaquant plus fougueusement : les soldats, inquiets, attendaient avec une fébrilité apparente l’ordre de la retraite.
— Que le diable l’emporte, dit Tõnu au chef du détachement, mais cette fois je ne voudrais pas répondre de mon garçon. Il a sûrement passé à l’ennemi…
Le chef ne répondit pas un mot, observant soucieusement l’approche de l’adversaire.
La mitrailleuse de l’ennemi se tut soudain à l’aile gauche et la fusillade se fit aussi plus rare. Mais on entendait des détonations au loin.
— Ce sont nos hommes là-bas, dit le chef, et il écouta encore plus anxieusement. Après quelques instants, il s’écria de nouveau :
— Ce sont nos hommes ! L’ennemi est terrorisé et il recule ! En avant maintenant !
L’aile gauche s’élança en avant, Tõnu en tête. On ne recommanda plus de se glisser ou de ramper. L’adversaire lâcha pied d’abord sur l’aile gauche, puis au centre et sur la droite. À un kilomètre de distance environ, on rencontra la petite bande de Jants qui avait fait prisonniers une vingtaine de fuyards ennemis.
On ordonna de les mener à leur repos éternel sur la lisière du bois, car c’était la coutume de ces temps. Le chef complimenta Jants, le frappant sur l’épaule et exprimant l’espérance de voir son action récompensée un jour comme elle le méritait.
Le chef s’intéressa encore à la question de savoir comment Jants et ses hommes s’y étaient pris pour traverser les lignes de l’ennemi sans être aperçus.
C’était tout simple : on avait rampé à travers le champ que l’adversaire avait supposé visible tout entier. Mais le repli d’un sillon, à l’existence duquel personne n’avait songé, les avait cachés.
Pendant quelques jours le détachement fut heureux. On avançait, on terrorisait l’ennemi qui ne comptait presque plus pour eux. On regrettait seulement qu’on ne battît pas les Rouges aussi brillamment sur le front tout entier.
Puis un changement s’opéra dans la fortune de guerre, les Blancs reculèrent à gauche et à droite, le détachement ne put plus avancer. Leur ténacité attira pourtant l’attention des Rouges et une forte troupe fut expédiée contre eux. On résista quelques jours, on ne voulait pas se retirer, mais on apprit soudain que les Rouges avaient dépassé l’aile droite et qu’on risquait d’être cerné. On dut se résoudre à battre en retraite précipitamment, afin de sauver les hommes et l’équipement.
On chercha en grande hâte des hommes capables de retenir l’ennemi jusqu’à ce que la plus grande partie du détachement eût pu être reportée à l’arrière. Ces hommes devaient être fermes, car une mort certaine leur était presque assurée. On ne trouva pas de volontaires. Tõnu ne se proposa pas et Jants se tut également.
Mais lorsqu’on lui demanda son consentement, il le donna volontiers, craignant cependant de ne pas pouvoir arrêter l’ennemi longtemps. On lui adjoignit encore trois soldats, on leur donna des munitions en abondance et on leur indiqua leurs positions. En cas de danger imminent, ils pouvaient se réfugier dans une maisonnette adjacente et l’utiliser en guise de forteresse.
Au crépuscule, le détachement réussit à battre en retraite avec tout son équipement. Pendant ce temps, Jants et sa petite troupe tiraillaient comme cinquante hommes.
Le troisième jour, les Blancs reçurent des renforts ; on pouvait de nouveau attaquer et avancer. Au soir, on arriva à l’endroit où Jants était resté avec ses hommes. Deux soldats blancs furent trouvés morts sur la neige : ils étaient tombés à leur poste. Puis on entra dans la maison et on y découvrit sur le sol encore le cadavre d’un soldat blanc.
— Jants a décampé, dit Tõnu.
Mais à cet instant, le chef s’exclama, terrifié :
— Qu’est-ce que c’est ? Dans la chambre obscure, on aperçut maintenant un soldat pendu au mur, les bras en croix, la tête retombant sur la poitrine. De forts clous perçaient ses mains, et une baïonnette, traversant sa poitrine, le fixait au mur.
C’était le garçon de ferme Jants.
Au-dessus de sa tête était attaché un morceau de papier avec l’inscription : « Pour les camarades fusillés. »
— Ils ont trouvé sur qui se venger, prononça le chef doucement. Puis il se retourna et ajouta avec respect :
— Il s’est défendu en brave, les fenêtres brisées, les murs et les portes comme une passoire… Il recevra sûrement une décoration ou on donnera de la terre à ses parents.
— À quoi bon cette décoration, il ne vit plus ! répartit Tõnu. Et ses parents sont aussi morts !
On descendit le cadavre du mur, et, avec ses trois camarades tombés, on l’ensevelit dans une fosse commune qu’on recouvrit de branches de sapin vertes.
* * *
Durant les longues soirées des temps de guerre, étendu sur la paille et attendant le sommeil dans quelque maison de ferme, Tõnu narrait l’assaut de la muraille de pierre et d’autres prouesses dangereuses par lui accomplies. Mais il n’omettait pas les exploits de Jants et parlait avec révérence de sa mort de martyr. Puis il racontait comment Jants, son domestique, était devenu soldat rouge et de quelle manière lui, Tõnu, l’avait ramené à la maison. « C’est évident que la petite douche qu’il a reçue en entrant au service a aussi exercé son influence salutaire sur lui », ajoutait Tõnu.
Ensuite, il décrivait les années d’école de son valet et le cirque qu’on lui avait fait faire, laissant comprendre que c’était bien lui qui, en ces moments-là, avait fait danser et courir le fils de la pauvre paysanne. Et enfin, il terminait d’un ton docte :
— Si misérable, si maladroit et si poltron que cet homme, né valet, ait été dans sa vie, sa mort a tout compensé. En vérité, il ne savait même pas pourquoi il luttait et ne sut pas non plus pourquoi il mourut. S’il avait commencé à réfléchir, qui sait s’il aurait voulu lutter alors ! Comme il est facile, pour un homme pareil, d’en arriver à la conclusion qu’il n’a aucune raison de lutter !
Traduit de l’estonien par M. Navi-Bovet