Un de mes amis, B., déclara un jour qu’il était amoureux de deux femmes à la fois. Cela aurait sans doute été compréhensible s’il s’était agi par exemple de femmes à la beauté remarquable ou, à l’inverse, de jeunes filles agréables par leur modestie et leur charme paisible. Mais, comme il me le confirma lui-même, les deux objets de son attachement étaient d’une laideur exceptionnelle, voire tout à fait stupéfiante. Comme il ne se montrait jamais en leur compagnie, aucun de ses amis ne pouvait confirmer ni infirmer ce jugement, de sorte que l’on pouvait seulement s’étonner de cette situation, car B. était connu pour le soin qu’il apportait à son apparence. Ainsi, malgré sa mauvaise vue, il se refusait à porter des lunettes, qui auraient pu briser l’ovale harmonieux de son visage.
Il va de soi que cette dualité amoureuse était pour lui la source d’une indescriptible souffrance. Pourtant, même en rassemblant toute son énergie mentale, il ne parvenait pas à choisir entre ses deux dulcinées. En outre, d’après ses explications, elles étaient très différentes. L’une était plutôt enveloppée, voire corpulente, ou, plus exactement, très grosse, au point qu’il ne parvenait pas à l’enlacer même par la pensée. Quant à l’autre, elle était au contraire assez menue, c’est-à-dire frêle, ou, pour le dire franchement, maigre comme une trique, et il ne pouvait même pas lui tenir la main sans que celle-ci ne lui échappe en glissant comme une ombre entre ses doigts. L’une était déjà relativement âgée, presque à la limite de la vieillesse, mais, ayant vu suffisamment les manières du monde et des humains, elle pouvait apporter à mon ami ses conseils et son soutien. L’autre était toute jeune, presque une enfant, et, pleine d’enthousiasme, voulait tout découvrir à ses côtés, en s’appuyant sur lui comme sur un compagnon sage et expérimenté.
Pour nous donner un aperçu de ses tourments, B. ne nous disait jamais qui était qui, et nous devions nous efforcer de le deviner d’après des indices isolés, obscurs et souvent même contradictoires. Parfois, il me semblait que sa bien-aimée corpulente était forcément jeune, encore débordante d’énergie vitale, et j’imaginais la vieille en train de disparaître progressivement, comme un quartier de lune qui se réduit. D’autres fois, il me paraissait plus vraisemblable que son amie âgée était une grosse femme maternelle, auprès de qui B. se sentait faible et insignifiant, et que la jeune était la plus menue, n’ayant pas encore achevé sa croissance. Oscillant ainsi par la pensée entre ces deux extrêmes, je parvenais fort bien à m’imaginer la souffrance indiciblement plus intense que devait éprouver B.
Mais un beau jour, il mit un terme à toutes les supputations de ses amis en annonçant ses fiançailles. Laquelle avait-il choisie ? La grosse ou la maigre ? La jeune ou la vieille ? Il nous avait tellement parlé d’elles que nous ne parvînmes d’abord pas à croire au dénouement assez inattendu de l’histoire : cédant enfin aux injonctions pressantes de ses deux bien-aimées, il s’était fait prescrire des lunettes, ce qui lui avait permis de découvrir que les deux femmes dont il était amoureux n’en faisaient en réalité qu’une seule, de surcroît plutôt jolie, ni grosse ni maigre, et à peu près du même âge que lui. Seule son imagination l’avait dédoublée en deux extrêmes opposés.
Il m’arrive parfois d’éprouver pour B. une secrète jalousie, quand je songe que, pour revivre les tourments amoureux de sa jeunesse, il lui suffit d’enlever ses lunettes.