Non daté, ce texte, qui retrace la genèse du plus célèbre roman de Ristikivi, La nuit des esprits, fut sans doute écrit en vue d’une conférence. Du dernier paragraphe, ici omis, retenons tout de même la phrase suivante : « Il est constant que le travail accompli diffère du dessein que l’on avait eu en l’entamant, mais il serait difficile de trouver un exemple où l’écart serait plus grand. »
Je me souviens, et je ne me souviens pas. Il y a naturellement des choses que j’ai oubliées, ou que je n’ai peut-être jamais retenues, et d’autres dont j’ai un souvenir erroné. Mais voici les grandes lignes.
C’était à Uppsala, la veille du Nouvel An, en 1946 ou 47, je ne sais plus. Quoi qu’il en soit, j’étais resté seul, toute la maisonnée était en voyage. Tandis que, dans la soirée, je regagnais la maison par des rues quasi désertes, il me vint l’idée d’une nouvelle, ou plus exactement d’une amorce de nouvelle. Un jeune homme se rend, le dernier soir de l’année, dans une demeure totalement inconnue où se déroule un. réveillon. Le point crucial est que ce ne sont pas les gens qui sont surpris, mais le jeune homme lui-même : bien qu’il ne connaisse personne de cette société, il semble en effet leur être familier, et même être attendu.
Cette nouvelle ne fut pas écrite ; je n’y songeai même plus. Elle sombra dans ce lieu que certains nomment l’inconscient, comme tant d’autres idées qui n’atteignent jamais le stade de la germination.
Quelques années plus tard, en 1949, de nouveau le dernier soir de l’année, mais cette fois-ci alors que j’étais déjà à Stockholm, je sortis passer la soirée dans une salle de concert où était organisée une nyårsvaka, une veillée du Nouvel An. Atteignant le début de Kungsgatan, je fus assailli par un véritable pandémonium. La rue était remplie de gens, surtout des jeunes, pleine de cris et de bruits, du vacarme des trompettes en carton et des pétards qui éclataient sous chaque pas. Mais il y manquait l’insouciance d’un carnaval, et tout cela me remplit au contraire de frayeur et d’angoisse. Pendant toute la durée du concert, je pensai qu’à la sortie il me faudrait de nouveau passer par là. Cependant, lorsque je me retrouvai dehors, tout était redevenu pratiquement normal. Ce qu’on appelle « les désordres du Nouvel An » n’avait pas encore débuté. Toutefois, l’impression ressentie pendant cette soirée me hanta longtemps.
Finalement, il y eut cette magnifique soirée d’été à Skansen, en 1951 : un concert en plein air, au programme duquel figuraient le 26e concerto pour piano de Mozart et la 7e symphonie de Beethoven. Dans ces années-là j’avais commencé à m’ouvrir à la musique classique et je pris un plaisir très intense à cette soirée. J’étais seulement attristé qu’elle passât si vite, et ce regret épiçait ma joie d’un soupçon de tristesse.
Ces trois motifs constituèrent pour ainsi dire l’accord d’ouverture lorsque, toujours en 1951 et de nouveau le dernier soir de l’année, j’entamai un nouveau roman. À la différence de mes travaux précédents, je n’avais cette fois-ci aucun plan préétabli, ni même aucun ingrédient, sans parler d’un titre. J’avais décidé d’écrire en improvisant librement, aussi longtemps que possible. Je n’étais pas sûr d’aller bien loin, et moins sûr encore de parvenir ainsi à écrire un livre. Mais depuis quelque temps déjà on réclamait – en particulier le groupe rassemblé sous la bannière du « Mot » (Sõna) – une écriture plus moderniste. Soit, nous allions donc faire quelque chose de moderne.
Il y eut encore une autre incitation : Les quatre feux de Valev Uibopuu, qui venaient de paraître, et qui m’impressionnèrent plus que tout autre roman paru en exil. Je dois admettre que j’ai gardé jusqu’à maintenant une faiblesse particulière pour ce roman. J’étais particulièrement fasciné par sa composition à la texture magistralement serrée. C’était en même temps un défi, comme dans la célèbre fable du bœuf et de la grenouille : « Est-ce que moi aussi, je saurais… » Je ne pensais toutefois pas à m’en inspirer, mais à écrire quelque chose d’absolument opposé. Tandis que le roman d’Uibopuu était clos comme une ellipse, le mien devait être ouvert comme une hyperbole. Là où Uibopuu changeait à chaque instant de caméra, je voulais au contraire qu’elle soit constamment et fermement tenue par le narrateur. Ce narrateur devait lui-même être toujours extérieur à l’histoire racontée – si cela est jamais possible. Comme on le sait, je n’y parvins pas entièrement – et, selon, l’opinion des critiques, encore moins que je ne l’avais moi-même estimé.
J’avais naturellement d’autres modèles, au premier rang desquels Les faux-monnayeurs d’André Gide, avec sa façon de déchirer en permanence les illusions ; Alice au pays des Merveilles, avec ses dialogues ; et bien sûr, aussi, Orphée, le film de Cocteau. Je ne pris moi-même conscience de certaines influences qu’après coup, comme par exemple Le loup des steppes de Hesse, qui me revint à l’esprit seulement quand je le mentionnai dans le roman. Il y a encore une autre œuvre à citer, mais j’y reviendrai un peu plus tard. Au commencement, j’écrivis sans avoir en vérité, assis à ma table, la moindre idée de ce que j’écrivais. Je laissai le hasard décider, ou plutôt les associations d’idées. Un épisode fut emprunté à la vie réelle, celui de l’invalide Olle, qui regarde la mer avec sa longue-vue. L’été 1951, j’avais été invité par mon collègue de travail « Moppe » Lindström et son épouse dans leur maison de vacances, à Smådalarö. En chemin « Moppe » m’emmena avec lui visiter un fermier dont le fils ordinairement hospitalisé était provisoirement rentré à la maison. Le jeune homme était cloué au lit par de sévères rhumatismes. Étendu, il tenait une longue-vue entre ses mains handicapées par la maladie. Bien sûr, le dialogue présent dans le livre n’eut jamais lieu – je n’échangeai aucune parole avec le garçon, hormis « bonjour » et « au revoir ». En général, des faits isolés de ma vie personnelle ne sont utilisés, si l’on veut, que comme condiments, sans que je souhaite en rien leur conférer une signification essentielle.
Cette affabulation totalement libre et dépourvue de fil conducteur ne pouvait naturellement pas se prolonger indéfiniment. Le lecteur remarque probablement qu’il se produit déjà un tournant sensible, dans la première partie, après la scène de la « représentation » qui y est insérée. À partir de là, tout se déroule pour ainsi dire dans le sens rétrograde : les mêmes personnages réapparaissent, mais dans l’ordre inverse, jusqu’à la fin de la première partie, où le narrateur se trouve de nouveau seul et dans le même état d’angoisse qu’au début, mais maintenant à un niveau beaucoup plus élevé. Son errance sans but a pris la forme d’une spirale, qui l’a conduit au cœur de la « maison du mort ».
C’est ici le moment de citer un autre modèle littéraire, qui cette fois-ci concerne principalement un personnage. Dans le roman apparaît la figure vaguement mystique de Stanley, ange gardien du narrateur, qui est en même temps l’ange de la mort (le nocher). Une de mes expériences théâtrales les plus mémorables, vers cette époque, avait été la Cocktail Party de T. S. Eliot, où de tels anges gardiens apparaissent au cours du premier acte comme des personnages plutôt comiques. De même, Stanley se présente au début dans des situations relativement banales. Il s’agissait d’obtenir un effet un peu provoquant – au cas où quelqu’un aurait deviné sa véritable essence (ce qui ne s’est peut-être pas produit). C’est pourquoi je réagis particulièrement violemment lorsque le correcteur voulut tempérer le vocabulaire quelque peu grossier de Stanley : le choc désiré aurait complètement disparu.
Ce que j’ai oublié, également, c’est à quel moment le roman reçut son titre. Ce fut en tout cas au cours de la rédaction de la première partie. De même, je ne saurais plus dire quand cette série informe d’épisodes acquit tout de même une certaine structure (si toutefois elle en acquit jamais une. J’incline à croire qu’il en est ainsi, mais ce fut peut-être indépendamment de la volonté de son auteur !).
La seconde partie du roman découle évidemment d’un plan rigoureux, comme chacun peut le remarquer. Celui-ci prit forme pendant que j’écrivais la première partie. Là encore, une impulsion extérieure intervint. C’est pendant le même été 1951, je crois, que la radio diffusa une série d’émissions consacrée aux sept péchés capitaux. J’avais également vu, dans mon enfance, Les images du cœur, ouvrage que certains critiques ont mentionné, mais je n’y songeai pas un instant à l’époque où j’écrivais. L’idée me vint par cette série d’émissions.
J’avais au départ prévu d’écrire un roman en trois parties, comme il est de règle pour tout véritable roman. La deuxième partie se serait composée d’une série d’essais ou conférences absurdes que le narrateur se trouverait entendre dans la même maison. Certains de ces essais furent même ébauchés ; mais l’affaire devenait trop longue, et je ne voulais pas mettre davantage à l’épreuve la patience du lecteur – ni désespérer l’éditeur. Il fallait cependant marquer d’une manière ou d’une autre la trace de cette seconde partie abandonnée. Une fois encore, mon récent intérêt. pour la musique me vint en aide. Le troisième Concerto brandebourgeois de J.S. Bach ne compte que deux mouvements et les musicologues ont longtemps, mais en vain, cherché la piste du mouvement central, pour lequel Bach n’indique que trois accords. Il me sembla que je pouvais employer le même procédé, et j’insérai ainsi entre la première et la seconde partie mes trois accords – la Lettre à Mme Agnes Rohumaa. Personne ne semble avoir prêté attention au fait que cette lettre occupe un emplacement absurde. Comment un lecteur pourrait-il écrire à l’auteur – et celui-ci lui répondre – à propos d’une œuvre qui n’est pas encore parue ? Quoi qu’il en soit, j’écrivis l’ensemble dans l’ordre où il apparaît dans le roman. Mon intention, il est vrai, était d’insérer cette lettre au milieu du roman sans pagination, mais ceci se heurta à des obstacles techniques. Je le regrette encore aujourd’hui.
Je n’ai pu qu’évoquer ici à grands traits la naissance de La nuit des esprits. Comme je l’ai déjà dit, j’ai oublié beaucoup de choses, principalement en ce qui concerne tel ou tel élément isolé. Vous remarquerez que je n’ai pas mentionné une seule fois le nom de Kafka. En fait, je n’avais à l’époque rien lu de son œuvre, dont je me faisais une idée tout à fait fausse. Pour une raison quelconque, je me le figurais comme un romantique ampoulé, un peu dans le style des Enfants de Satan de Przybyszewski. De plus, le procès de La nuit des esprits n’est pas un véritable procès, plutôt quelque chose comme un crible. On a cru que le narrateur erre dans cette maison à la recherche d’une sortie qu’il ne trouve pas. En réalité il ne la cherche pas du tout, avant la fin du roman. Il ne veut pas sortir mais au contraire pénétrer dans la maison, et c’est justement la question sur laquelle le « procès » délibère.
Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry