La maison du bourrelier Oinas, qu’habitait le vieux Tõnu Näps, était envahie presque jusqu’au faîte du toit par une végétation touffue, à travers laquelle n’étaient visibles que deux petites fenêtres et la porte fraîchement repeinte. De hautes touffes de dahlias poussaient devant les fenêtres, leurs grandes fleurs rondes tournées vers la route comme des yeux secrets de la nature, curieux, attentifs au moindre mouvement. On pourrait ajouter que parfois, par grand vent, la porte du grenier battait des jours durant : on ne lui voyait pas de loquet.
Le matin, celui qui se rendait au bourg apercevait souvent Tõnu installé à guetter au dehors entre les rideaux, qu’il avait tirés de côté pour mieux voir les passants. Mais si, venant du bourg, on retournait chez soi vers le milieu du jour, on le trouvait assis à sa fenêtre dans la direction opposée – tourné vers l’arrivant, de façon à mieux distinguer également ceux qui s’en revenaient.
Bien qu’on fût constamment à la recherche de main d’œuvre dans les fermes, cet homme solide et bien portant, attablé derrière sa fenêtre, passait des heures dans l’ennui, à regarder dehors. S’il quittait son emplacement, c’était pour aller jouer aux cartes et siroter le schnaps chez les copains. Ou encore il dormait des demi-journées entières – d’un sommeil si lourd, derrière sa porte jaune fraîchement repeinte, que personne alors ne pouvait entrer, quelque raffut qu’on fît.
Lorsque toutefois, de temps à autre, un fermier réussissait à s’introduire dans la maisonnette du bourrelier Oinas, c’était pour installer le vieux Tõnu dans sa charrette et l’emmener avec lui travailler. Ainsi était-il parfois arrivé que Tõnu restât absent deux ou trois jours; mais il était toujours réapparu fatigué, et en colère contre la terre entière. En effet, il quittait toujours son travail à grand fracas et avant le terme, et ne touchait souvent même pas sa paie pour les jours effectués, soit qu’il 1’« offrît » au patron dans le feu de la dispute, soit que celui-ci, prétextant du départ anticipé, refusât de la verser. Pour quelques jours de salaire, on n’alla jamais jusqu’au tribunal, mais Tõnu se montra par la suite plus circonspect face aux propositions d’embauche. Il gardait une vive rancœur, et commençait à penser sincèrement que le travail n’était pas vraiment son affaire.
Maintenant, quand un fermier venait lui proposer du travail, Tõnu lui réservait un accueil très taciturne. À chaque question, il répondait au maximum par « non » ou « peut-être », ou bien proférait en guise de réponse des mots vides de sens.
« Mais comment fais-tu pour t’en sortir, si tu ne travailles pas ? », lui demandaient généralement avec incrédulité ceux qui voulaient l’embaucher.
La réponse de Tõnu, très claire, ne se faisait pas attendre: « Et pourquoi pas, après tout, hein ! Je me débrouille, et même fort bien; je n’ai encore jamais rien volé. Tout a bien été jusqu’à maintenant, et ça va continuer ; il n’y a pas à pleurer ou à s’apitoyer. »
Et il ajoutait : « As-tu déjà vu un avis de vente aux enchères placardé sur ma porte, ou bien est-ce qu’on m’a déjà vu avoir affaire aux huissiers ou aux gendarmes ? Mes affaires vont très bien, tiens-toi le pour dit ! »
Et le patron réfléchissait silencieusement – perdant à cela un peu de temps, pourtant précieux à la saison de l’arrachage du lin.
Et les affaires de Tõnu allaient effectivement bien, puisque lorsqu’au déjeuner il arrivait au bout de ses réserves de nourriture, sa femme rentrait à la maison à l’heure du dîner, portant au bras un panier de bois tressé d’où elle tirait des provisions de toutes sortes, et en quantité suffisante pour plusieurs jours. Reet, sa femme, était grande comme un cheval de trait ; elle avait des cuisses et des bras épais, les paumes des mains grandes comme des louches, le tout violacé par l’effet conjugué du travail, du froid et du soleil. Pour l’heure, elle cherchait dans son panier les meilleurs morceaux, les débarrassait du papier journal qui les enveloppait et les disposait sur la table. Dans la lumière déclinante du soir, la pièce se remplissait petit à petit de diverses senteurs délicieuses, parmi lesquelles Tõnu distinguait avec certitude l’odeur du lard froid fraîchement préparé. Cela ajoutait instantanément une note joyeuse à la pénombre automnale de la pièce, par la fenêtre de laquelle on apercevait un coin de ciel rougeoyant. Même le grillon se mettait à chanter derrière le tuyau du poële ; le vieux Tõnu quittait le lit grinçant, poussait vers la table une chaise de paille et se mettait à dévorer à belles dents.
On n’allumait la petite lampe cylindrique sans verre que plus tard, lorsque la pièce était devenue encore plus obscure. On était regardant avec le feu, car malgré les vantardises de Tõnu, le plus grand dénuement régnait sur la maison. À la lumière de la flamme, on pouvait alors constater que la femme était trempée jusqu’au cou, sa jupe raidie comme un tablier de cuir, et qu’elle puait le lin fraîchement écrasé. Ce jour-là encore elle ne s’était pas lavée, mais avait de nouveau arraché plus d’un millier de poignées de lin, et la boue et la terre l’avaient mise dans cet état. Bien que morte de fatigue, elle s’affairait dans la pièce jusqu’à la nuit, troublant le doux sommeil du dormeur, et le matin, alors qu’au dehors l’obscurité était toujours totale, elle enfilait ses vêtements encore à moitié humides et puant le lin, et disparaissait dans la nuit où avait commencé à tomber une bruine glaciale.
Tõnu détestait absolument la pluie et l’automne humide. Pourtant, par un soir semblable, il dut sortir aider sa femme pour une question de nourriture. Plus précisément, il devait aller à sa rencontre à un endroit où on venait de finir le lin, et où une partie du salaire devait être payée en nature. Il se mit en route en ronchonnant; il l’avait par avance prévenue qu’il n’entrerait pas dans la ferme, mais resterait à l’attendre en bas de la colline, dans la pinède. Il savait trop bien que là-haut on commencerait à le questionner, « et toi, Tõnu, qu’est-ce que tu fais en ce moment, comme travail ? », ou même qu’on lui reprocherait de traîner, désœuvré, ne gagnant même pas l’eau pour faire son pain. Tõnu ne supportait pas ce genre de discours qui le mettait en rage, et il préférait en règle générale se tenir à l’abri de toutes ces remarques plus ou moins perfides. Maintenant il devait être depuis plus d’une heure à attendre dans la pinède, le froid humide lui pénétrait les os, mais sa femme n’arrivait toujours pas. La lune était déjà visible au-dessus du toit de la ferme, et du marais montait une brume froide et bleutée. Tõnu commençait à être frigorifié ; il porta une cigarette à ses lèvres pour sentir un peu de chaleur sous son nez, et s’adossa lourdement au tronc d’un pin. Sa femme n’apparut qu’au bout de deux heures environ. Le schnaps l’avait rendue un peu gaie; elle portait à la main et sur le dos des chargements de nourriture si énormes qu’elle-même ployait sous le fardeau et titubait.
« Où veux-tu aller avec un chargement pareil ? », lui avait-on demandé à la ferme. « Tu n’arriveras jamais toute seule jusqu’à chez toi avec ça ! »
« Bien sûr que si ! », avait-elle répondu. « Le Tõnu m’attend dans la pinède ! »
« Quoi ! Tõnu attend dans la pinède ? », avait-on répété, avec une surprise non feinte. « Tu as réussi à lui faire pousser des jambes ? À le sortir du lit ? »
En bas, dans la pinède, l’homme avait la vague impression qu’il était question de lui à la ferme. Il avait les poils dressés comme les piquants d’un hérisson, lorsque sa femme le rejoignit enfin et lui donna une part du chargement à porter. Elle devant, lui derrière, ils avançaient en zigzag sur le sentier tortueux, titubant dans le sable blanc, entre les bruyères en fleurs et les pins ras. Les lourds fardeaux commencèrent rapidement à leur meurtrir les tendons, les mains se fatiguaient et devenaient douloureuses, il fallait se reposer. Les porteurs se courbaient de plus en plus, l’homme répondait de moins en moins aux questions de sa femme, et finalement ses pas traînants s’arrêtèrent. Il avait jeté son sac à terre, et le tâtait de l’extérieur avec les mains.
La femme se retourna, s’arrêta elle aussi et déposa son fardeau sur le sentier.
« Tu es fatigué ? », lui cria-t-elle de loin.
Mais l’homme bougonnait encore.
« Des patates ! » s’exclama-t-il en colère. « Ce ne sont que de vulgaires patates, et tu voudrais que je porte ça sur mon dos jusqu’à la maison ! »
« Eh bah oui, des patates, pourquoi pas des patates ? » répondit-elle, toujours de loin. « Est-ce que ce n’est pas de la nourriture ? Est-ce que tu n’en manges pas, peut-être, lorsqu’elles sont sur la table ? »
Pour finir, le convoi de ravitaillement reprit tout de même le chemin de la maison ; maintenant la femme portait le sac de pommes de terre tandis que l’homme avait sous le bras un sac de gruaux et un gros morceau de viande. Comme son chargement à elle était beaucoup plus pesant que celui de Tõnu, elle n’arriva que longtemps après lui ; il dormait déjà sur le lit, tout habillé, les genoux renversés contre le mur ; la lanterne était restée allumée sur la table.
Les heurts et la rancœur étaient fréquents dans la maisonnette à propos des questions de nourriture, bien que la femme fût très patiente ; elle aimait son mari, malgré son incroyable paresse. Mais lui, visiblement, ne savait pas apprécier cet amour et cette sollicitude, et il affirmait au contraire souvent que la vie lui portait sur les nerfs.
Cependant, par une chaude journée d’été, la mort vint visiter la petite maison dans la verdure, et emmena avec elle cette grande femme « aux os de cheval ». La voisine croisa ces mains rouges et épaisses sur sa poitrine, où elles restèrent avec reconnaissance figées pour l’éternité, à se reposer de leur dur labeur et de leur peine. À l’enterrement, l’homme portait des pantalons de coton à rayures grises, qui faisaient des poches aux genoux ; le pasteur lut de belles paroles, à la maison et au cimetière.
La maison du veuf devint alors calme et paisible. Ses nerfs pouvaient maintenant se refaire une santé et se reposer. Désormais il ne survenait plus dans la maison de querelles ou de désaccords. Pendant les trois jours qui suivirent l’enterrement, Tõnu dormit littéralement nuit et jour sans interruption, se levant seulement de temps à autre pour aller jusqu’au garde-manger, et piocher dans la nourriture qui restait des obsèques. Mais le quatrième jour il dut renfiler son pantalon, car sa pipe et le garde-manger étaient déjà vides. Il parcourut des rues silencieuses, et il lui sembla que quelqu’un, dont la présence l’avait jusqu’alors soutenu, avait disparu d’à côté de lui. Il se sentit soudain suffoquer, comme si l’air autour de lui s’était raréfié.
« Salut, Sõgel ! », lança-t-il, entre les lattes de la clôture, au boulanger assis dans son jardin sur un banc de cimetière blanc à pieds de fonte. À travers les lattes, Tõnu ne pouvait regarder dans le jardin que d’un seul œil ; il sourit un instant sans rien dire, puis commença à discuter avec le boulanger. Celui-ci avait l’esprit un peu lent, et ne semblait nullement réaliser l’effrayante solitude de Tõnu. Lorsque la conversation se porta sur la guerre, il l’invita tout de même à pénétrer dans le jardin. Après qu’ils eurent bavardé un moment, quelqu’un ouvrit la fenêtre et appela le boulanger à l’intérieur. Mais, par cette fenêtre, une odeur de rôti se répandait dans le jardin : Tõnu regarda intensément le boulanger, dont l’échine épaisse et la bedaine oscillaient sur le sentier, en route vers le déjeuner. Quant à lui, qui venait de perdre sa femme et qui était désormais privé de cuisinière – on ne l’invita pas, contrairement à ce qu’il aurait attendu.
Le lendemain, Tõnu s’introduisit chez le boucher par la porte de la cour, et là se mit à s’affairer, sans qu’on lui ait rien demandé. On tuait un bœuf et deux veaux. Il fallut nettoyer les carcasses, les découper en morceaux et les porter à la cave. Tõnu prit part à tout cela avec empressement. Lorsque le travail fut terminé, le boucher sortit d’une caisse sous le siège de sa carriole une bouteille de schnaps à moitié pleine et la fit circuler parmi les hommes. Et lorsqu’il tira de sa poche un paquet de cigarettes, là encore les doigts de Tõnu travaillèrent agilement.
« Oh, dis donc, elles étaient collées ! » dit celui-ci en feignant l’embarras, montrant deux cigarettes entre ses doigts. « Tant pis, l’autre sera pour plus tard », ajouta-t-il aussitôt en coinçant la seconde cigarette derrière son oreille, comme un crayon.
Il avait réussi à avaler plusieurs bonnes gorgées d’eau de vie, il avait de quoi fumer, mais une faim intense le tenaillait. encore. Il posa tout à coup la main sur la haute échine du boucher et le regarda de l’œil mélancolique de l’affamé.
« Le schnaps était fameux, mais on avalerait bien un petit morceau par-dessus ! Ça ferait pas de mal ! »
Le boucher le regarda comme il aurait regardé une larve rampante, puis ouvrit la porte de la resserre, décrocha un saucisson épais comme le bras, le jeta sur le billot et le coupa en deux d’un coup de hachoir. Il soupesa les deux morceaux, qui étaient à peu près du même poids, puis se mit à réfléchir un moment, et reposa enfin les deux moitiés de saucisson sur l’étagère.
« Non ! », dit-il. « Qu’est-ce que j’allais faire ! Ça ne va pas du tout! Ta défunte nous avait aidés une fois pour la lessive, et on ne l’avait toujours pas payée, je m’en souviens ! »
Il décrocha alors un nouveau saucisson, mais sans le mettre sur le billot, et sans le couper en deux.
« Tiens, ce sera pour le travail et la peine de ta défunte femme ! C’était une brave compagne que tu as eue là. Elle s’attelait au travail du matin au soir, comme un cheval infatigable. »
Tõnu tendit deux mains avides vers le boucher. Le saucisson faisait près d’un mètre de long, il était lourd et ferme comme un bâton. Maintenant ça valait la peine de rentrer à la maison, et en vitesse.
Depuis son veuvage, les nécessités de la vie obligeaient Tõnu à sortir tous les jours, et à guetter les occasions. Son ventre vide et sa pipe vide le rendaient souvent insistant, voire même importun.
Tôt un matin on put le voir déambuler sur le marché, cherchant à engager la conversation avec les acheteurs. Alors qu’il était au milieu d’un groupe de quatre hommes, son regard s’arrêta brusquement sur le restaurant. Il se détacha du groupe, et se hâta dans cette direction. Arrivé à la longue poutre qui était disposée devant le restaurant, et que les chevaux avaient rongée jusqu’à lui donner l’allure d’une scie, il la longea en promenant la main sur ces aspérités, jusqu’à un cheval roux. Sans avoir adressé un salut ou une parole à l’homme occupé auprès de la charrette, il se mit à discuter avec le cheval. Il lui tapotait le garrot, caressait sa crinière et son chanfrein blanc.
« Regarde-moi ça, quel prétentieux on a fait de toi ! », disait-il au cheval. « On t’a acheté un nouveau joug, je ne te reconnaissais même pas ! Hum ! Mais au fait, j’y pense, tu devrais carrément porter deux jougs neufs ! »
L’homme qui s’affairait autour de la charrette avait pendant tout ce temps prêté l’oreille aux paroles que Tõnu adressait au cheval, sans intervenir. Mais en entendant les derniers mots, il tourna le visage vers celui-ci et se manifesta.
« Dis donc, Tõnu, qu’est-ce que tu racontes ? », demanda-t-il sans agressivité, mais sans aucune bienveillance non plus. « Pourquoi mon cheval devrait-il porter deux jougs ? »
Redressant sa maigre carcasse, Tõnu lui dit sur un ton plein de reproche : « Je me disais que le prix de deux jougs, c’est juste l’argent qu’on me doit à Kõvera depuis trois ans, à savoir deux jours de salaire. Et avec ces deux journées que tu me dois, tu n’as pourtant acheté qu’un seul joug pour Mirka ! »
Le fermier de Kõvera s’étrangla d’indignation, mais resta silencieux.
« Ah ! », poursuivit Tõnu avec un clin d’œil, en tapant du bout du pied sur une roue de la charrette, « voilà, avec l’argent du deuxième joug on a mis de nouveaux rayons au vieux moyeu ! »
Le fermier de Kõvera s’approcha de Tõnu, le fouet dressé.
« Écoutez-moi ça, qu’est-ce qu’il raconte, ce gredin ? », dit-il en relevant un peu le bord de son chapeau avec le manche du fouet. « C’est toi-même qui avais quitté le travail en avance, fainéant du diable ! Et encore, si on peut appeler travail ce que tu trafiquais ! Et tu m’imagines déguiser mon cheval avec l’argent de ton prétendu salaire ? »
Les deux hommes se rapprochèrent l’un de l’autre et la dispute s’intensifia, attirant sur eux l’attention des gens. La conclusion de cette brève et âpre discussion fut cependant que le fermier de Kõvera fourra cinq couronnes dans la main de Tõnu, lequel cracha sur le billet, puis le mit dans sa poche et partit sans demander son reste : il avait obtenu ce qu’il voulait.
Mais ces gains et ces aumônes occasionnels ne durèrent pas longtemps. Un mois passa, deux, puis trois, et les gens se mirent. généralement à reprocher à Tõnu cette mendicité, et l’incitèrent à travailler.
« Quoi, travailler ? … travailler ! », leur répondait-il agressivement. « À vous entendre, on croirait que je n’ai jamais travaillé de ma vie, que ça me fait peur. Oh ! que non ! »
Et par la suite, il passa de temps à autre une charrette qui geignait sur les galets du chemin, et venait chercher Tõnu ; il s’asseyait à l’arrière, tournant le dos au patron, et regardait la poussière de la route en fronçant les yeux, morose, comme si on eût abusé de lui. Il portait les pantalons de coton rayé de l’enterrement, et le veston à martingale du photographe Nõges – le même Nõges qui s’était pendu cet automne.
« C’est pas un problème de travailler ! » affirmait Tõnu, s’adressant à lui-même autant qu’aux autres. « Moi je travaille volontiers, d’ailleurs je n’ai jamais vécu dans un édredon ! Oh ! que non ! »
Mais Tõnu n’aimait le travail que lorsque celui-ci était facile et qu’il consistait à déambuler en donnant des conseils, des explications, et en jouant au sage. Pareil travail, il n’yen avait bien sûr pas souvent. Il fallait au contraire se fatiguer et transpirer, tendre ses muscles et se meurtrir les os. Il fallait en plus se lever tôt, et ne regagner son lit qu’après le coucher du soleil. À la longue, Tõnu finit par trouver cette course et cette agitation désagréables, insupportables, énervantes. Lorsqu’il était en désaccord avec le patron, il suffisait du moindre soupçon de contrariété pour qu’il laisse jaillir des paroles arrogantes et dédaigneuses. Pour finir il jetait son outil, récupérait son veston sur le bord du fossé et quittait le travail, les mains derrière le dos. Il s’en allait de la ferme en claquant les portes, et ses injures couvraient toutes les autres voix.
Les voisins le voyaient alors revenir chez lui sans crier gare, bougon et de mauvaise humeur. Il passait ensuite la plus grande partie de ses journées allongé sur son lit, les mains derrière la tête. Juste devant ses yeux, au pied du lit, pendait la veste de Nõges, le photographe suicidé, accrochée à un clou.
« Ah ! Nõges ! mon ami ! Tu te reposes maintenant pour toujours au cimetière, à cause d’une moins que rien qui ne voulait pas de toi pour mari, et qui t’en a préféré un autre ! En fait tu n’as pas perdu grand chose quand tu t’es passé la corde au cou : la fille est restée à peine dix-huit mois avec l’autre, puis elle a demandé le divorce. C’était une vraie tigresse, et si tu avais vécu avec elle, c’est ton existence à toi qu’elle aurait transformé en enfer ! Paix à tes cendres ! Tu as bien fait de te tirer d’ici. Cette vie ne vaut vraiment rien, à vrai dire on n’arrive même pas à manger sa faim ! » C’est ce que semblait penser Tõnu sur son lit, pendant qu’il regardait fixement la veste pendue au mur.
Mais ensuite la fermière de Veskimäe, qui était veuve, fit venir Tõnu pour travailler chez elle, et il s’y rendit plus ou moins volontiers. Il pensait que travailler pour une femme devait être plus agréable et moins pénible que pour un homme. Et de fait, il travailla à Veskimäe relativement longtemps – trois semaines, précisément. Puis ce rêve prit fin lui aussi. Il eut des mots avec la patronne, tous deux étaient violents et retors, aucun ne voulait céder, surtout pas elle. La conclusion inévitable fut que Tõnu battit comme plâtre la bonne femme. Il la tabassa assez sérieusement pour qu’on fasse venir le lendemain le docteur à Veskimäe, et qu’on demande également au gendarme d’ouvrir une enquête.
Lorsque ce dernier arriva, Tõnu Näps avait disparu depuis longtemps. Les uns disaient l’avoir vu se diriger du côté de la plage, son veston sur le bras, et à la main un épais gourdin de genévrier coupé dans la forêt ; d’autres assuraient qu’il s’était hâté vers la frontière, et qu’il avait sans doute déjà quitté le pays. Un jour cependant, alors qu’on était venu de nouveau cogner et faire du bruit autour de sa maison, on aperçut par la fenêtre la veste du photographe Nõges pendue au mur, au pied du lit de Tõnu. Manifestement le fugitif était rentré de cavale, et on pouvait maintenant le capturer. On le captura en effet, après avoir enfoncé la porte : Näps avait mis fin à ses jours, de la même manière qu’en son temps le photographe Nõges.
L’un avait trouvé trop dur de gagner son pain ; l’autre n’avait pas supporté de n’avoir pas su se faire aimer.
Traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry