Une vision m’obsède. Pas assez pour que cela me fasse souffrir. Un paysage. Un pont de pierre couvert de poussière et le bâtiment d’une fabrique de lin – une baraque silencieuse car on n’entend pas le bruit des machines. Dans l’air flottent des brindilles d’étoupe.
Sur la gauche, un plan d’eau. A vrai dire, c’est une rivière qu’on a fait monter et qu’on a élargie avec une digue construite sous le pont. Mais il n’est pas sûr que tout le monde le sache. Les jardins potagers sur les berges descendent vers la rivière et les crues les inondent au printemps. Mais en été, l’eau a fini de se retirer et entre les berges et les potagers un sentier serpente jusqu’au bourg. Même si on peut y accéder aussi par la route. Et en prenant le bus.
Beaucoup de gens ont une barque. Il n’y a pas de ponton commun. Il en existe bien un, vieux et délabré, mais il s’est à moitié enfoncé dans l’eau, ses planches se disloquent, glissent et brillent à la lumière de la lune, je me suis assis là, je le sais.
Je me suis aussi baigné dans la rivière. Mais l’eau est froide et le fond boueux. Le bain n’est pas vivifiant.
Un jour, j’ai attrapé sur les berges de la rivière des hannetons. Ils me fonçaient dessus en volant assez bas.
Il y a là aussi une église, dans la verdure, comme si on l’avait cachée dans la végétation. Seule une croix dépasse du sommet des arbres. Le cimetière de l’église est petit, rempli de tombes serrées les unes contre les autres. Des enclos les entourent ou des buissons les envahissent. Sans aucun doute se trouve entre eux un banc confortable où l’on peut s’asseoir, si on le souhaite. Au loin, il y a un champ, infini et bien plat – comme une piste d’atterrissage. Je me suis promené là. Le champ était vert. Dans l’herbe, on ne trouvait aucune fleur, pas même des pissenlits.
Et puis une forêt. Une jeune forêt de pins, clairsemée et qui laisse passer la lumière. Le sous-bois est entièrement piétiné. Dans cette forêt on peut philosopher, discuter de la vie et de l’art. Mais quand on parle, la vie et l’art sont tellement coupés de la vie que l’on en vient à vouloir ne pas vivre seulement dans les mots, avec les mots, mais dans la réalité, avec le corps – en un mot, en travaillant, en acquérant ainsi des expériences vraies.
Des petits chemins entre les maisons. Une ligne à haute tension. Et un peuplier, qui pousse sous les fils, si haut que ses branches les touchent. Je suis monté au sommet en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Une maison au bord de la rivière, entre les jardins. Au printemps, on plante les pommes de terre. La maison est faite de briques blanches. Rien d’exceptionnel : un escalier qui monte, des fenêtres où l’on voit de la lumière et devant lesquelles le vent agite les rideaux. La maison a un étage, comporte quatre voire huit appartements.
La fraîcheur de la nuit. De la rivière monte le froid qui se diffuse. Les chiens font entendre un concert d’aboiement.
C’est tout.
Mais qui a besoin de la description de ce paysage ?
A qui cette vision est-elle nécessaire ?
Elle n’est qu’en moi. Et elle disparaîtra un jour avec moi.
Traduit de l’estonien par Guillaume Gibert