LE MIDI DE LA PLEINE LUNE
Chaque jour à minuit le soleil m’attaque,
mon lit et mon bureau s’enflamment
le réfrigérateur se consume à côté de la cuisine.
Je me réveille, le toit a disparu.
Et je m’étonne que le plancher résiste encore.
Chaque jour à midi la lune est au zénith.
Elle disperse d’un souffle les cendres de mon lit,
fait pousser le houblon et la vigne vierge
autour des restes de mon bureau.
Dans les tiroirs, des éléphants sacrés d’une pâleur de cave
lèvent leur trompe vers les étoiles diurnes.
Je suis transformé en pavot
et je répands mes graines craquetantes
sur une tranche de pain que tient ma femme en grisollant.
Le réparateur de toits somnole quelque part à l’horizon,
une boîte de clous en guise d’oreiller.
Le frigo à côté de la cuisine retrouve
un second souffle
et les rayons de lune sifflent, tels des orvets amicaux,
dans mes poils de gorille, ma barbe et mes cheveux.
Déjà les enfants, sans crainte de la lune, escaladent
les chevrons sages qui ont surgi d’eux-mêmes.
Ils soufflent, les joues gonflées, dans la cheminée décharnée
qui se met à hurler comme un poteau téléphonique
par une nuit d’hiver au milieu des sapins.
Je me pince le nez, écarquille à présent
les deux yeux, sans ciller, et je vois :
le midi de la pleine lune est vraiment là.
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin
Avant le coucher du soleil
j’avale de l’air
comme du vin
je n’ai pas de mains ni de pieds ni de corps
je n’ai qu’une tête
un visage des lèvres une bouche immense
ma tête est appuyée contre le bord du gouffre
contre une grande pierre nue
et ma bouche avide absorbe voluptueusement de l’air
comme si c’était du vin
Traduit de l’estonien par Vahur Linnuste
RIGA 1962
Sur le tapis vert je t’aimais
ce dimanche-là la lune me poursuivait
toutes les chaises s’enfuyaient tremblantes
un inspecteur en civil se dressait à la porte
et prenait note de chaque chaise enfuie
sur le bord de la fenêtre un petit vase
projetait dans la chambre son ombre géante
en bas dans la rue lointaine des gens marchaient
ils avançaient en doublant leurs âmes
ce dimanche-là je t’aimais
sur le tapis vert la lune me poursuivait
Traduit de l’estonien par Vahur Linnuste
HISTOIRE
I victime
labrador
c’était une brioche immense
que ma mère m’avait cuite
je n’avais même pas six ans
et je chantais à la chorale de l’église
je me remplissais le ventre
et contre toute attente
une nostalgie insensée naquit en moi
je suis victime du labrador
II formation
je fréquentais l’école paroissiale
mon maître était un gros chien noir
qui aboyait chaque fois
que j’étais devant le tableau noir
la craie m’échappait des mains
et je pleurais devant le triste paysage d’école
c’est ainsi que je suis devenu orvet
III existence
ils voulaient que je sois venimeux
que je morde
que je rampe à travers les moyeux
mais j’étais un pauvre petit ver sage
j’étais j’étais j’étais seulement
je travaillais comme chef de section à un bureau
mes cheveux blanchissaient
et j’aurais été heureux
si je ne m’étais pas souvenu du labrador de temps en temps
IV mort
mon corps se raidissait
je ne pouvais plus serpenter
en me débarrassant de ma peau
je me pétrifiais
calme et pénible est la vie
calme et pénible est la mort
Traduit de l’estonien par Vahur Linnuste