Traduits de l’estonien par Antoine Chalvin
Je suis la rumeur du cœur des étés
le battement de la mer dans les baies
je viens dans le noir à travers la pluie
je ferme la porte à l’été
sur l’escalier dans une pluie de feuilles
tout doucement j’ai appelé ton nom
l’automne chaud tombe sur mes épaules
la nuit sera humide et sombre
(Kevad Astrahanis, 2000)
le velours de ta peau
le velours de ta peau
un eider au-delà de l’eau
s’élance en criaillant. Les chauves-
souris pleurent et rient en même temps
au plafond noir de la grotte nocturne
une plante grimpante nous entend passer bras dessus bras dessous
entre les tas de bois la neige nous regrette
(Kevad Astrahanis, 2000)
nous sommes là dans la baie du départ
voiles tendues sur les navires
le temps haché en fractions de secondes
repose à nos pieds sur le sable blanc
les dunes touchent la lune
disparus les mots et les nombres
le crépuscule étend les bras
ni toi ni moi ne savons le reste
(Kevad Astrahanis, 2000)
quand tu as mis près de cette eau courante
tes paumes chaudes
autour de ma taille
nous avons si longtemps regardé le lézard
que nous nous sommes perdus
le vent nous a fait rire
mais plus nos rires se prolongeaient
plus vite se brisaient
les fils magiques
nous avons commencé à parler
et les oiseaux effrayés se sont enfuis
emportés nous aussi par la danse
nous sommes devenus
étrangers à nous-mêmes
et l’un à l’autre
inaccessibles
(Simunapäev, 2003)
J’étais avec ma sœur et je n’ai pas
parlé de toi
trois heures durant sur la véranda
nous sommes restées assises dans de larges
fauteuils de l’époque tsariste après l’orage
les rideaux flottaient
la couverture rêche me chatouillait les pieds
et je ne parlais pas de toi
combien de temps peut-on ainsi tout seul en silence
sentir penser se souvenir et savourer
n’est-ce pas comme une ivresse solitaire ?
les rideaux bougeaient
le papyrus était en fleurs
délicat sans mesure
ma sœur sait comment arroser les plantes
elle aurait su peut-être aussi
refroidir mon
cœur embrasé
mais je ne lui ai pas raconté
nos danses
ni l’air du soir qui nous berçait
au long des rues fleuries
j’ai seulement dit
que j’avais acheté des chaussures
pour trois couronnes
et qu’elles étaient si légères
si veloutées
que je ne porterais plus qu’elles désormais
mais de toi je n’ai pas parlé
(Luigeluulinn, 2004)
tu es parti chercher tes yeux
dans les fleuves profonds de Sibérie
le chant de la toundra infinie a vidé ton âme
le silence des forêts a rendu tes yeux doux comme la mousse
et tes doigts ont gratté
les bouts de corne des petits rennes nés en secret
est-ce pour cela
que tu sais toucher
si délicatement mon âme
et ne pas te noyer
dans le marécage de mes yeux rêveurs ?
tu as bu du sang chaud
au cou des bêtes sacrifiées
pendant des mois tu n’as parlé avec personne
à part les arbres et les oiseaux chanteurs
est-ce pour cela
que tu peux m’observer avec intérêt dans ce café
comme on regarde
le soir un nuage écarlate ?
tu as dormi à trois cents miles
de la plus proche ville
entre deux montagnes de neige
seul
les pieds en sang
ta boussole perdue
et ton briquet cassé
est-ce pour cela que tu es
sombre et insatiable
comme la nuit ?
(Luigeluulinn, 2004)
dehors juillet à profusion
c’est la fête foisonnante des ombellifères
le goémon puant se vautre sur les pierres
dehors juillet à profusion
mais moi je ne veux pas y entrer
je veux rester dans le couloir de nuit des sapins secs
avec toi qui marches sur les mains
à chuchoter nos tutoiements
à respirer cette paix grise
par mes narines frémissantes
et les épines nous préviennent
il y a des mots périlleux
des ceintures étouffantes
des pommes empoisonnées
mais aussi des goélands
à la lumière indubitable
écoute-moi
toi qui portes les vestes de la nuit
révolté
qui marches sur les mains
le règne d’août a commencé
(Kaitseala, 2005)
je voudrais être un oiseau de nuit
les soirs de mars comme aujourd’hui
j’irais dormir dans un creux de ton tronc
et à minuit
à minuit
je ne pourrais m’empêcher d’embrasser tes glands sombres
tes branches et tes racines fredonnent l’indifférence
j’oublie la langue des humains
en cherchant dans le bruissement de tes feuilles
des mots
sur la pointe des pieds au bord d’un rocher de silence
j’écoute ton cœur
où la vie clame sa joie
sous l’écorce sombre de ton mutisme
(Kaitseala, 2005)
grappes de mon amour lourdes et brunes
dehors la pluie aiguise la nuit ronde
sur l’escalier roulent les dés de l’abandon
lequel quittera l’autre
sous la véranda nos verres de vin de cassis
dans tes rétines je déchiffre des signes de compassion
de la joie et des inspirations pas encore prises
je m’élance dans la nuit comme une chauve-souris qui s’éveille
roulez roulez dés noirs de l’abandon
et que la pluie dehors fasse son œuvre
grappes de mon amour lourdes et brunes
(Kaitseala, 2005)