Poèmes

Traduits de l’estonien par Jules Bouton

Conviction

  Seuls les enfants peuvent embrasser la lumière.
  Seuls les enfants peuvent sourire sans tristesse.
  Seuls les enfants peuvent étreindre le printemps.
      Seuls les enfants peuvent profiter du monde,
          sans causer de douleur à personne.
Les visions vont si loin qu’elles ne trouvent plus le chemin du retour.
Les sentiments vont si haut que la hauteur les étire, les effile.
Les pensées vont si profond que la profondeur avale leur moelle.
Qui s’extrait hors de soi atteint le vide.
Qui échappe ensuite au vide découvre qu’il y a encore en lui une attente.
  Comme les soleils sont enfantins !
      Comment peut-on brûler, brûler ainsi ! 
  Comme les chants sont enfantins !
      Comment peut-on voler, voler ainsi !
  Comme les espoirs sont enfantins !
      Comment peut-on charmer, charmer ainsi !
  Et l’amour aussi, comme il est enfantin !
  Comment peut-il à ce point boire et avoir soif !
                      Au nom de ses rêves fidèles,
                         au nom de ses déceptions fugaces,
                      au nom de ses joies intranquilles,
                         au nom des peines qu’il a choisies,
          au nom des veilles de départs où tout s’écroule,
          au nom des lendemains de retours inattendus,
          au nom des rêves prémonitoires qu’on n’avait pas voulu croire,
          au nom des réveils dans de petites clairières envoûtantes,
                  au cœur des fourrés sombres du réel,
  au nom de la lune au frais parfum, dont les tentacules démangent l’âme,
      au nom de l’angoisse cachée d’étoiles errantes et sans abri,
      au nom des jeux oubliés sur les sommets noyés dans la brume, 
      au nom des croyances invulnérables,
      au nom de la beauté, qui n’est jamais vaine,
      au nom du bonheur, qui aurait toujours pu venir plus tôt,
      au nom de l’amère félicité des passions,
      au nom de l’acmé silencieuse des mélodies d’amour,
      au nom d’un vent fort sur les voiles de ton rire,
  au nom de tes larmes dont on ne peut s’abriter,
      souffrir au nom des devoirs,
          se libérer au nom de la liberté,
      au nom de la toute-puissance de la vie,
          au nom de l’amour, qui ne tolère pas d’être figé,
              je t’en supplie,
       ne fais pas de mal à l’enfant qui est en toi.


Je suis une forêt immensément vaste.
Trouveras-tu en moi un sentier ?
Si tu trouves, ce sera une perte pour nous deux.
Tout sentier te mènerait hors de moi.
Ah, si en moi toujours tu te perdais !
Alors j’entendrais en moi pour l’éternité tes pas secrets,
et sans cesse je te nourrirais d’un espoir désespéré
                       et de la beauté insensée du regret.
Je laisse s’embroussailler les chemins qui me traversent.


Paysages morbides

1.

Nous vivons dans un monde qui a mille visages,
 Nous vivons dans un monde qui a mille regards,
  Nous vivons dans un monde qui change parfois sans qu’on s’en aperçoive.
Nous vivons dans un monde qui pour être compris exige bien plus que de la raison.
Nous passons devant la nécropole des gestes jamais accomplis et des mots jamais prononcés.
Nous sommes convaincus que derrière les portes des horreurs nous attend quelque chose d’attirant.
Nous sommes certains que quelque part commencent les jardins qui apaisent la faim sauvage des sens.
En cherchant la vérité, nous avons démoli la moitié du ciel et éparpillé les aurores boréales.
En cherchant la beauté, nous avons écorché l’arc-en-ciel et pulvérisé le cœur de l’étoile du soir.
 Nous avons joué avec nos souvenirs et nous sommes malades de nos pressentiments.
Les brumes flottantes poussent aujourd’hui encore les cadavres crispés de nos rêves.
Nous avons découvert tant de trésors que nous sommes devenus riches sans même trouver la vérité.
Il serait indigne de ne pas se sentir heureux quand on est capable de souffrir autant.

4.

Je sais que je renaîtrai en oiseau.
 Par la volonté de qui ? Peu importe.
Installe au bon moment tes meilleurs pièges.
Chacun entend le chant des oiseaux.
 Chacun caresse les plumes des oiseaux.
  Chacun imite les mouvements des oiseaux.
   Chacun apprécie la chair des oiseaux.
 Je sais que je renaîtrai en oiseau.
  Ouvre sans délai la porte de ton éblouissante cage.
 Mais pourquoi donc, si tu m’enfermes comme j’ai enfermé mon chant et capturé ton cœur.
Un jour tu comprendras que mon unique chant est toujours neuf.
Apporte du grain, jaune comme la braise du foyer et qui laisse en mémoire une longue amertume.
Les soirs pesants m’endorment et les matins m’excitent à la folie.
Il faut sans doute que le souffle des grands espaces étouffe l’enfant des contraires.

7.

 Plus l’arbre est grand, plus grande est sa solitude.
  Je suis l’un des plus assoiffés.
 Mes racines n’ont pas de début, et ma cime s’étend sans fin.
Je ne me souviens pas quelle humeur du vent me voua à mon éternelle immobilité.
Je voudrais me dissoudre dans le mouvement, mais je dois rester sur place et peu à peu m’élever vers un ciel à tout jamais lointain.
Ma sève est malade de sa force et l’odeur de ma poussière brise le souffle.
 Les vents fouettent la forêt mais ne me trouvent jamais.
Même les ombres ne s’arrêtent chez moi que le temps d’une ronde précipitée.
 Les printemps vont et viennent et me frôlent d’un rire qui me brûle le cœur.
Mon désir embrasse tant de choses que je suis au sommet de la solitude. 
Peut-être serait-il encore plus triste d’appartenir à tous et de n’être plus à personne ?
 Chacun de mes instants est un bruissement qui se dissipe.
  Chacun de mes tremblements est un effort pour sortir.
   Chacun de mes cris est ma perte.
La légèreté des papillons me rend jaloux, bien qu’ils ne vivent qu’un seul jour.
La fanaison des fleurs me rend triste, car je sais qu’elle est douce et indolore comme un endormissement.
Je vois des cieux derrière les cieux et je porte leur poids sur mon dos.
Je vois des idées derrières les idées, pour lesquelles tout est possible, sauf de s’interrompre.
Je joue avec un énorme fardeau et dans chacune de mes cellules résonne une fatigue inconcevable, d’où poussent les rameaux de mes nouveaux désirs.


Liberté

             Il est difficile de porter la liberté,
             car la liberté signifie
             imaginer des tableaux,
             créer des chants
             peaufiner dans la douleur ses mélodies.
      La liberté signifie l’indépendance de nos capacités,
             connaître avec sa tête,
             sentir avec son cœur
             et avancer sur ses jambes.
La liberté signifie avoir le droit de douter et de choisir la conviction la plus séduisante.
La liberté c’est s’inquiéter parce que les fruits n’ont pas mûri,
c’est s’affliger que la facilité l’emporte encore.
             La liberté c’est chercher.
             La liberté c’est se tromper.
La liberté c’est perdre, retrouver et n’être jamais rassasié. 
La langue qui goûte et celle qui refuse lui sont également familières.
Celui qui est né pour la liberté ne jalouse pas les prisonniers,
bien que leur vie soit plus simple.
Même emprisonné, il est libre.