Traduits de l’estonien par Martin Carayol
L’hiver. La neige partout autour de la maison.
La glace. Ça crisse sous le pied, même pas besoin
de marcher pesamment.
Le froid. Col relevé, longue écharpe au cou, le soleil
va bientôt se coucher et il fera encore plus froid.
Les journaux. Ils paraissent chaque jour, et c’est bien pourquoi
je ne les lis pas encore.
Les arbres. Toujours debout autour de la maison, avec sur leurs branches
des amas de neige, qu’il leur est aisé de porter dès lors
que le dégel a commencé.
Le poêle. Il chauffe chaque jour, mais seulement quand je
porte le réchaud au salon et fais jaillir la flamme.
Je me déplace en bus. C’est un petit espace sombre,
une boîte de tôle, certes des fenêtres de chaque côté, mais
rien à faire, il n’y en a pas. De la lumière.
C’est qu’on en a bien besoin. On voit à trois pas.
L’ordinateur. Je m’assieds devant l’écran, mais pas du tout pour le
travail, je cherche de la musique puis mollement
j’écoute, il fait déjà noir, il est sans doute enfin temps.
D’aller se coucher.
Il paraît que l’horloge s’est arrêtée place de la Liberté, et que ça a duré
un bon bout de temps. Certains disent encore bien plus longtemps.
Personne ne s’en est avisé. Réellement.
Nous étions couchés, couchés dans nos lits, nous dormions, librement.
Maintenant je vais à la cuisine et prends dans le frigo un peu de
citronnelle. Rien de meilleur contre les états grippaux.
En été la paresse est remédiable. En hiver non,
manifestement non.
J’ai écouté un morceau, il y était question
de la sœur d’Ariane, qu’est-elle devenue, qu’est devenu son étrange
labyrinthe ? Hippolyte. Mais le labyrinthe est dans la neige,
tout piétiné : et au printemps il fondra.
La brume, qui se déploie aux fenêtres, striée,
il fait moins quatre, moins cinq, c’est suffisant.
On m’apprend qu’au concours de chansons
c’est un groupe setu qui a gagné. Ils vont aller en Turquie.
Derrière la porte se trouve l’entrée du
labyrinthe compacté dans la neige, au printemps il
a fondu et s’est perdu sous terre. A présent il est
derrière ma porte et à chaque fois que je la
ferme, je vois à nouveau le labyrinthe souterrain. Comme une
tour sombre.
Ariane avait une sœur, Phèdre, quand donc a-t-elle été
dans le labyrinthe ? Où a-t-on mis le fil de Phèdre ? Il fait un coude vers le haut comme une grande
chaussette de laine. Labyrinthe de chaussettes.
Les voix. Voix du monde, des hommes,
des arbres et des animaux.
Voix des fantômes. Voix des téléviseurs.
Kuninjä est affalé sur le fauteuil. Tête
tendue vers l’avant, sourire rusé aux lèvres :
c’est celui qu’il a toujours arboré depuis le temps où, sous l’eau,
il extermina un peuple inconnu.
Kuninjä quant à lui ne resta pas vivre sous l’eau.
Il construisit pour lui-même et ses frères des kayaks ailés
et rentra par la voie des airs. Le terrorisme,
la société des immigrants, il n’en avait guère
entendu parler.
Voilà que Kuninjä veut s’asseoir sur mon fauteuil. Mais je l’ai
devancé, il n’est pas fâché, en tout cas il
n’en a pas l’air, il s’étire, se tord et se tourne, puis d’un air paresseux,
indifférent, fait quelques pas arrogants et précieux
vers l’autre pièce. Il entreprend d’y tuer le temps
sur le coussin orange. Quand je m’assieds derrière l’écran,
Kuninjä réapparaît sur le fauteuil derrière mon dos.
L’échansonne. Soudain
elle est ici
à côté de moi,
je la vois
du coin de l’œil.
« Vous permettez
que je vous serve ? »
Avant même
que je ne réponde,
coule dans un long verre
le vin pétillant.
Je la vois
du coin de l’œil. La fille
se tient là
un instant, et moi
je dis doucement :
« Merci. »
Je réfléchis, est-ce que je tends
la main pour prendre
le long verre
entre mes doigts,
est-ce à présent
le bon moment. Regard furtif
du coin de l’œil.
Mais elle ne
le dit pas, elle passe
à côté de moi, tout droit
à travers la table
et le mur,
à travers le paysage
suspendu au mur.
Une combe brumeuse en montagne
et des pins.
Elle ne
vient plus.
J’essaie de saisir
les contours du verre
minutieusement
du coin de l’œil, quelques
minutes encore et il
aura disparu.
Peut-être
l’ai-je bu, peut-être
est-il dans mon
estomac. Je vois
du coin de l’œil
quelque chose de flou,
ce sont peut-être
mes cils.