LA NUIT DES ESPRITS
Chapitre 1
Lhistoire que je veux aujourdhui raconter commença le soir dun trente et un décembre, et ce nest sans doute pas un hasard mais le hasard pourrait-il suffire à excuser quelque chose ?
Le soir de la Saint-Sylvestre, avec celui de la Saint-Jean, a toujours été pour moi un des plus difficiles de lannée. Mais laccablement qui me saisit alors nest pas le même quau début de lété, il ne pénètre pas par les fenêtres ouvertes, il est déjà dans la maison, comme un grand bloc gelé au milieu de la pièce, et un souffle glacé sen exhale qui se diffuse vers lextérieur. Du plus loin que je me souvienne, il en a toujours été ainsi.
Dans mon enfance, la veille de Noël baignait dans une telle chaleur que je ne mapercevais de rien lorsque mes pieds gelaient. Il mest arrivé de mallonger sur les foins de Noël, et je ne les trouvais pas froids, alors même quon venait de les rentrer. Cétait il y a longtemps. Plus tard, en vieillissant, on prête attention à dautres détails ; on ne remarque pas uniquement si le foin est chaud ou froid, mais aussi si cest le sien ou celui dun autre. Plus tard, cela devient un peu comme un emprunt. (Je ne parle pas ici de vol cette histoire nest pas une confession.) Emprunter une fois lan sans envisager le moindre remboursement, cela passe encore. Mais il ny a pas dans notre vie autant dannées que de jours dans une seule dentre elles. Cest pourquoi les autres soirs, il faut se débrouiller par ses propres moyens.
Voilà qui devrait suffire à expliquer pourquoi je me trouvais seul ce soir-là. Je nétais pas allé accueillir la nouvelle année chez des amis, bien que jy eusse été invité. Je ne me rappelle plus lexcuse que javais donnée pour ne pas vexer ceux qui minvitaient si gentiment. Javais fermement résolu de me débrouiller tout seul. On trouve toujours quelque chose à faire lorsquon nose pas écouter chez soi, dans le vide, les douze coups caverneux de minuit. Dannée en année, ils résonnent plus proches et plus fort, jusquau jour où ils nous assourdiront définitivement mais ce nest pas le pire qui puisse arriver : le son de la cloche peut aussi donner la mort, ainsi que Dorothy Sayers la imaginé dans un de ses romans.
Je sortis de chez moi. Dans cette ville, on célèbre le départ de lancienne année de fort diverses manières, pas seulement chez soi ou au restaurant. Au vu des annonces dans les journaux ou du flot humain qui emplit les rues, on peut même penser que bien peu de gens choisissent de rester chez eux en cette occasion. Le plus simple est daller au cinéma, il y fait noir. Cest une obscurité agréable, chaude et protectrice, comme celle qui enveloppe un enfant endormi. Tout le monde est assis dans le noir. Seul lécran est blanc, mais il ne nous montre que des ombres, non des vivants. Cela procure en quelque sorte un sentiment dégalité. Il existe aussi dautres spectacles, plus ou moins divertissants, ou lon peut rester assis tranquillement parmi le public sans que personne ne sen étonne. Du moins les artistes professionnels donnent-ils limpression de faire tout leur possible pour mettre lassistance dans une joyeuse humeur de fête. Mais je ne sais pas comment ils réagiraient sils y parvenaient vraiment. Le portier le vaktmästare, comme on dit ici qui se tient debout derrière moi, dans sa veste duniforme bleue à boutons dorés, ne verrait certainement pas cela dun très bon il. Il ressemble plutôt à un douanier, qui veillerait avec soin à ce que personne nintroduise en fraude de marchandise interdite. Jai assisté à deux ou trois reprises à ce genre de représentations nocturnes, dont une fois à lAuditorium où le programme était encore plus sérieux que le public, de sorte que pendant un concerto pour piano de Grieg les gens se mirent à applaudir par erreur. Mais lorsque le concert fut terminé et que les douze coups de minuit eurent résonné dans le haut-parleur, je ne vis personne se souhaiter la bonne année. Je ne sais si cela était interdit ou simplement superflu.
Cette année-là, en revanche, je ne me rendis nulle part. Je restai dans la rue. Javais lu tant de choses sur la solitude de forêt vierge qui règne dans les rues des grandes villes que je my laissai prendre. Mais je compris bien vite mon erreur. Les gens, comme les villes, sont dissemblables, et ce qui met lun dhumeur joyeuse peut fort bien être pour lautre un motif daccablement.
Ce fut comme si javais pénétré dans un asile de fous. (Les terreurs les plus profondes quil mait été donné déprouver ont toujours été liées à la folie. Je me souviens de leffroi qui ma saisi un jour, en passant devant le cimetière de Kopli, alors que je revenais de voir Le Testament du Dr Mabuse. Et ce nétait pas à cause du cimetière, çaurait tout aussi bien pu être une forêt ou un terrain vague.) Toute la rue les trottoirs comme la chaussée était envahie de jeunes gens des deux sexes qui se déplaçaient par bandes, criant, hurlant, soufflant dans des trompettes en papier. Dans ce dernier bruit en particulier, une bêtise menaçante se tenait à laffût, qui pouvait à tout instant ouvrir la voie à une violence insensée. Mais au début, bien sûr, cela ne dépassa pas le stade des simples pétards.
Je métais imaginé que les gens seraient dhumeur joyeuse et folâtre. Et je savais parfaitement que la joie sincère, éclatante, ne se manifeste pas toujours de façon gracieuse et harmonieuse comme dans les opérettes. Mais je ne la lisais ce soir-là sur aucun visage, je ne voyais personne qui fût véritablement joyeux. Les coudes des gens joyeux ne font pas mal, sinon peut-être à ceux qui pleurent. Mais jétais sorti sans joie ni tristesse, vide, comme ces récipients que lon met dehors avant laverse pour collecter de leau. Pour pousser plus loin la comparaison, je pourrais ajouter quil sagissait ici dune averse de grêle. Ce nétaient que visages maussades, hostiles, bruits méprisants et haineux, destinés en apparence aux membres de la bande, mais qui toujours égratignaient des étrangers au passage. Certains voient là un genre dhumour particulier et qui dentre nous, en effet, na jamais ri à ces films comiques américains où une tarte à la crème destinée à quelquun dautre manque sa cible de justesse et va sécraser sur le visage dune dame respectable qui entre dans la pièce ? De même ces cris, éructés du fond de la gorge, étaient-il en réalité, de façon consciente et préméditée, dirigés à côté de leur cible apparente. Javais toutefois du mal à apprécier cet humour comme il aurait fallu, car je ne voyais pendant ce temps que des poings fermés qui jamais ne souvraient, pas même en se posant sur la taille des jeunes filles. Je ne voyais rire personne, bien que jentendisse des rires. Mais ce nétaient que des hennissements factices de fantômes, idiots et animaux, et qui se voulaient pourtant intelligents et malicieux.
Je ne voudrais pas donner au lecteur limpression que jexagère. Il est possible que jaie été injuste envers ces gens, que je ne sois pas resté aussi neutre que je le croyais, que je naie pas été une simple feuille blanche sur laquelle toutes les couleurs auraient pu apparaître dans leurs nuances naturelles. Lorsquon a vécu sept ans dans un pays en tant que réfugié, il est difficile de décider un beau soir de sortir comme un touriste Jai dit sept ans, mais la vertu poétique de ce chiffre ma entraîné hors du chemin de la vérité. En réalité, mon exil dure déjà depuis plusieurs fois sept ans.
Jai essayé pendant si longtemps de voir le bon côté des gens, quinévitablement je vois surtout ce qui me déplaît. Cela nest pas aussi paradoxal quon pourrait le croire. Et il y a longtemps que cela ne veut plus dire que je ferais preuve à leur égard de préjugés, ou même dhostilité. Il est à vrai dire beaucoup plus facile de traverser lhostilité du monde que de la reprendre à son compte. Jétais sorti dans une humeur de fin de semaine, légère et bienveillante, et, sinon tout à fait consciemment, du moins à demi, à la recherche de quelque marque damitié : un sourire avenant ou une plaisanterie jetée avec insouciance dans la foule, pour le libre usage de chacun, et qui maurait donné limpression, ne fût-ce quun instant, dappartenir à cette joyeuse compagnie. Il nétait pas nécessaire que ce fût quelque chose de personnel. Çaurait pu être comme une simple histoire drôle lancée vers la salle depuis une scène et dont tout un chacun aurait pu rire semblablement. Mais rien de tel ne se produisit. Je ne prenais aucune part à ce courant tapageur, hormis le fait quil me poussait de temps à autre sur quelque récif où je me cognais douloureusement. Ma réaction, ce soir-là, fut autre que dhabitude. Le plus souvent, en pareil cas, je me retire, aigri ou résigné, et je rentre chez moi. Mais ce soir-là, je sentis brusquement que jétais trop faible pour cela. Je nétais plus capable de recourir à lunique moyen de défense : la fuite.
Je commençai à prendre peur. Je métais aventuré si loin de chez moi que je ne me sentais plus la force dy retourner. Ce nétait pas la première fois que jéprouvais de la peur, mais je ne lavais jamais ressentie auparavant dune telle manière. Peut-être la peur nétait-elle pas le mot juste il nous est difficile de trouver le mot juste pour décrire un état psychique que nous vivons pour la première fois. Ce nétait pas la peur au sens physique du terme, ni la peur de quelque chose dont on redoute la venue. La chose était déjà là et mentourait de toute part.
Jai longuement fouillé dans mes souvenirs pour essayer de trouver ce qui correspondrait le mieux à ce sentiment. Dans mon enfance, après avoir lu ou entendu des histoires de revenants, javais parfois peur de lobscurité. Chez le Mihkel-de-létuve, il y avait un tableau aux couleurs vives qui représentait un Chinois. Je me figurais en avoir peur, surtout après que Mihkel eut été réduit en morceaux en marchant sur une mine échouée sur la plage pendant la guerre. Je me souviens aussi de cette peur indéfinie et sombre que jéprouvai un jour en méveillant dun rêve déjà à demi oublié ; je métais enfoncé plus profondément sous la couverture, dans une autre obscurité, chaude et protectrice. Je me souviens simplement que javais rêvé dun chien noir, qui était censé être un renard. Cette peur saccompagnait même dune certaine jouissance, comme celle que jéprouvais à lépoque où, après avoir terminé LÎle au Trésor, je croyais encore entendre, comme le héros de mon âge, les cris éraillés du perroquet : «De lor ! De lor !» Mais elle était toujours fondée, fût-ce sur quelque chose dirréel. Elle prenait naissance dans mon imagination. Devenu plus ou moins adulte, je ne lai éprouvée que deux fois, en rapport, comme je lai dit, avec le Dr Mabuse et avec Le Vampire de Dreiser. Ce soir-là cependant, la différence était que ma peur navait aucun motif concret. Cela peut même paraître ridicule si lon pense à toutes les raisons vraiment sérieuses davoir peur, comme des bombes qui éclatent autour de soi ou lincertitude quant au sort dun manuscrit alors quon na en poche que vingt sentis pour acheter un timbre. Mais dun autre côté, labsence de fondement réel dun tel sentiment est justement une liberté, elle fait que lon nest pas obligé en même temps davoir honte et de jouer au héros impassible.
Je fus bientôt incapable de tenir plus longtemps. Je sentis que ma résistance physique elle aussi atteignait sa limite, mes jambes faiblissaient, comme parfois en rêve lorsque lon doit escalader une montagne. Je devais sortir au plus vite de ce courant froid et paralysant. Mais il devenait de plus en plus difficile davancer. Je sentais que je ne pourrais pas aller jusquau bout de la rue. Je naurais pas eu la force de passer entre les verges de la foule. Dailleurs, cette rue semblait ne pas avoir de fin la lumière colorée et froide des enseignes dessinait deux lignes parallèles qui semblaient se rejoindre à linfini. Lobscurité du ciel, nuageux et vide, les faisait paraître encore plus longues. Je pensai trouver une issue en tournant dans la première ruelle calme que je rencontrerais. Cette pensée me réconforta un instant : javais désormais un but, fût-il provisoire et à court terme. Je me sentais comme un criminel en fuite qui redoute à tout moment dêtre capturé. Javais à nouveau limpression de me trouver en territoire interdit. Le mépris et la haine de ces gens, que je ressentais de façon proprement physique, comme un vent glacé me soufflant en plein visage, prenaient une signification personnelle et me paraissaient tout à fait légitimes. Je ne pouvais même pas me protéger moralement. Je navais pas le droit dêtre là. Lespace que joccupais avec mon corps terrestre était destiné à dautres. Jétais un étranger que lon navait pas invité.
Je me serrai sur le bord du trottoir, du côté des maisons, tout contre le mur, et trébuchai à plusieurs reprises sur des marches descalier qui faisaient saillie. Mais avant que le premier rire suscité par mes faux-pas ne séteignît dans mon oreille, javais atteint une petite rue calme, presque obscure, et, pour autant que je pouvais voir, absolument déserte. Lorsque je my engageai, cependant, elle ne létait plus tout à fait. Un couple, garçon et fille étroitement enlacés, passa devant moi dun pas pressé, puis disparut soudainement, comme sils étaient entrés par une porte invisible aussitôt refermée derrière eux. Il me semblait avoir aperçu, au coin, le nom de la rue : Era, mais ce nétait peut-être quune illusion, car cette rue ne pouvait évidemment pas avoir un nom estonien.
Toute la rue paraissait avoir un visage fermé, comme détourné de moi. Je pressentis confusément quil sagissait dune impasse, et que cétait pour cette raison quil ny avait personne. Presque toutes les fenêtres étaient éteintes. Derrière deux ou trois dentre elles seulement, au dernier étage de maisons éloignées, on voyait briller des étoiles de Noël artificielles. Sur une vitre se reflétaient des flammes de bougie scintillantes, mais je ne parvins pas à découvrir doù venait la lumière. Les fenêtres des rez-de-chaussée étaient garnies de contrevents ou de solides grilles métalliques. Peut-être y avait-il là des magasins dorfèvrerie. La rue elle-même était étroite, mais le trottoir large et plat, et je remarquai, malgré lobscurité, le motif de parquet que dessinaient les dalles sombres et claires. Je nentendais rien dautre que le bruit de mes pas, dont lécho me revenait si longtemps après quil me semblait que quelquun marchait derrière moi. Au début, je my trompai et me retournai à plusieurs reprises. Mais je ne vis rien, sinon la vive lumière de la rue principale.
Je ne peux pas dire que jeusse été délivré sur le champ de ma peur. Au début, elle me suivit, puis il me sembla quelle me guettait au contraire par devant. Ce sentiment devint plus profond et plus sombre, mais à sa surface émergèrent bientôt une audace et une insouciance tout aussi incompréhensibles et injustifiées. Dans mon enfance, javais souvent combattu lobscurité en sifflant. La différence était simplement dans le fait quà présent, ce sifflement nétait pas audible. Jeus soudain le sentiment daller au devant dune aventure dont je navais encore aucune idée, mais qui mattirait irrésistiblement. Je sentais même monter en moi une légère excitation qui confinait à limpatience.
À cet endroit, la rue faisait un coude. En mengageant dans le tournant, japerçus soudain un rai de lumière qui jaillissait dune maison et venait couper la rue transversalement. Surpris, je ralentis un instant mon pas et entendis le son faible dune musique, qui provenait vraisemblablement de la même maison. Lorsque jatteignis le faisceau lumineux, je vis quil sortait par une porte qui, contrairement aux habitudes de la rue, était grande ouverte.
Jimaginai aussitôt une explication qui me fit ressentir une légère déception. Il devait sagir dune de ces manifestations publiques par lesquelles les gens dici font leur adieux à lancienne année. Cette maison était sans doute un cinéma ou un petit théâtre dissimulé dans cette rue secondaire. À cette heure-ci, naturellement, le spectacle avait commencé, ce qui permettait dexpliquer que lon ne voyait plus personne diriger ses pas vers cette oasis.
Jespérais quil me serait tout de même possible dy entrer pour un instant. Puisque la porte était ouverte de si accueillante manière, il était permis de penser que cette salle, dans cette rue orpheline, navait pas encore fait le plein. Ainsi, il me serait finalement donné de passer dans la chaleur et la lumière, achetées contre quelques couronnes, la petite heure qui restait avant que cette année prenne fin. Cela signifiait évidemment de renoncer à mes résolutions antérieures. Mais il valait mieux terminer une année en reconnaissant un échec que de commencer ainsi la suivante.
Et jentrai par la porte ouverte.
Chapitre 2La musique se faisait entendre à présent assez distinctement, car la porte suivante, qui donnait directement sur la salle, était elle aussi ouverte. Cétait de là que venait cette lumière vive que lon voyait depuis la rue, le vestibule lui-même nétant que faiblement éclairé. Le morceau que lon jouait était un concerto pour piano que jétais certain davoir déjà entendu auparavant, mais que je ne reconnus pas tout de suite. Il me rappelait quelque chose qui navait aucun rapport avec ce soir-là : le parfum du jasmin. Par la porte ouverte de la salle, je pouvais voir des gens assis sur des rangées de chaises, mais cette lumière qui affluait presque à ma rencontre paraissait si vive à mes yeux fragiles que je ne distinguais rien nettement. En outre, jai déjà naturellement un astigmatisme assez prononcé. De sorte que tout mapparaissait comme à travers des verres de lunettes embués.
Je fus tenté un instant de rebrousser chemin, mais je me forçai finalement à rester. Je jetai un regard circulaire sur le vestibule spacieux au plafond bas, en cherchant où se trouvait le guichet. Mais je ne le découvris nulle part. Je ne vis que les boiseries sombres sur les murs plongés dans la pénombre, et le vestiaire, unique meuble de cette pièce vide, avec ses poutres noires, comme couvertes de suie. Il se trouvait sur la gauche et était chargé de manteaux.
Je me dirigeai résolument vers la porte ouverte de la salle. Mais mes pas sonnèrent si fort sur les dalles de pierre que je marrêtai soudain, effrayé. Mon attention fut alors attirée par le fait quaucun seuil, aucun escalier ne séparait cette pièce de la rue. Le dallage du trottoir semblait continuer directement à lintérieur. Comme je restais là debout au milieu du hall, un vieillard aux cheveux gris que je navais pas remarqué tout à lheure sapprocha de moi sur la pointe des pieds et me dit à voix basse : " Par ici, sil vous plaît ! "
Ce devait être le préposé au vestiaire, car ce fut là quil me conduisit. Sans réfléchir plus longtemps, je donnai mon manteau et mon chapeau et reçus en échange une plaque de cuivre, sur laquelle je vis, en y jetant un coup dil rapide, quà la place du numéro étaient gravées les lettres " XYZ ". Je ne prêtai pas à ce détail une bien grande attention, car je cherchais toujours autour de moi quelque chose qui ressemblât à une caisse. Ne trouvant rien, je voulus faire demi-tour pour demander au préposé si, par hasard, il ne soccupait pas aussi de la vente des billets. Mais il avait déjà disparu. Je remarquai à côté du vestiaire une petite porte entrouverte. Je ne jugeai pas convenable cependant daller le chercher par là.
Je mapprochai prudemment de la porte de la salle, près de laquelle se tenaient deux hommes en longue veste noire. Je navais plus vu de veste semblable depuis le jour où nous avions reçu, à lécole primaire, la visite dun inspecteur, qui nous avait fortement impressionné par sa manière particulière dextirper son mouchoir de dessous sa queue de morue. Les deux hommes étaient dâge moyen. Ils avaient un visage grave et solennel et ressemblaient davantage à des valets anglais quà des portiers suédois ordinaires. En dautres circonstances, je naurais pas osé mintroduire dans la salle en passant ainsi devant eux, mais ce soir-là, je ne songeai même pas à inventer une excuse pour le cas où ils me demanderaient mon billet. Si javais su depuis combien de temps durait le concert, jaurais pu faire semblant dêtre simplement sorti un instant. Dans ce pays, il est en effet possible dentrer sans payer, au théâtre comme au concert, après le premier entracte. (Ce qui ne veut pas dire que jaie moi-même utilisé cette possibilité, ni que je recommande aux autres de le faire.) Sans rien dire, sans même me regarder, lun deux me tendit le programme et mindiqua de la main le côté gauche de la salle, où se trouvaient encore des places libres aux deux derniers rangs.
Je me sentis un peu soulagé en voyant que le public me tournait le dos. La salle, vivement éclairée, contrastait sensiblement avec le vestibule lugubre, daspect plutôt moyenâgeux. Elle était de style rococo, haute et blanche, avec un parquet de bois clair recouvert dans lallée centrale dun tapis à dominante bleue. Elle était éclairée par des lustres pourvus de chandelles électriques, à quoi sajoutait apparemment la lumière dun projecteur braqué vers lautre extrémité, où se trouvait un genre destrade. Celle-ci surplombait de quelques marches le reste de la salle et une jeune fille en robe rose y était assise, à demi cachée derrière un piano à queue. Il ne me vint pas à lesprit que cette disposition était plutôt inhabituelle. Il y eut à ce moment-là une pause dans la musique et je me dépêchai de trouver une place pour essayer de déranger le moins possible, car mes pas résonnaient toujours sur le dallage avec une force affligeante.
Je remarquai aussitôt un autre détail qui, plus encore que le billet manquant, accrut mon embarras et me convainquit en tout cas que je devais attirer lattention de façon fort désagréable parmi tout ce beau monde. Et je métonnai encore davantage que les deux chérubins graves et sévères meussent laissé entrer. Tous les gens présents, en effet, étaient en tenue de soirée, les messieurs en frac ou en smoking, les dames en robe longue, la plupart dentre elles avec des parures en fourrure.
En me hâtant vers une chaise libre que javais aperçue dans lavant-dernière rangée, je poussai un soupir de soulagement. Juste à côté de cette place était en effet assis un jeune garçon dont lapparence vestimentaire était encore plus déplacée que la mienne. Mes vêtements à moi répondaient au moins aux exigences dun dîner au restaurant. Il portait quant à lui une veste marron, un pull-over noir à col roulé, un pantalon en velours de Manchester, passablement usé et distendu, et de grosses bottes militaires. Pourtant, je ne lavais pas remarqué avant de me trouver assez près de lui, et apparemment les autres ne le remarquaient pas non plus. Il se leva pour me laisser passer, et lorsque je mexcusai en remuant les lèvres sans que le moindre son nen sorte, il me sourit comme sil me connaissait. Ou peut-être simplement parce quil découvrait en moi, du point de vue vestimentaire, un certain soutien à sa singularité dans cette société sérieuse et empesée. Il nétait pas impossible non plus que je leusse déjà rencontré quelque part, sans en avoir vraiment conscience. Il avait un de ces visages qui paraissent familiers même à la première rencontre, car ils rassemblent en eux des éléments présents séparément chez un grand nombre de gens.
Les sièges semblaient provenir dun autre endroit, car ils ne saccordaient pas avec le style raffiné de la salle. Cétaient des chaises en bois, simples et légères, qui craquaient au moindre geste de façon fort embarrassante. Je dus, pour cette raison, rester crispé sur la mienne dans une position assez inconfortable. Cest alors que la musique reprit. Les accents du piano vinrent heurter latmosphère glaciale et digne de la salle et parurent la faire tinter comme du verre. Jetant un il sur le programme, je vis quil sagissait du concerto pour piano numéro six de Mozart, également connu sous le nom de " Concerto du Couronnement ". Cétait la seule uvre indiquée sur la feuille. Jaurais dû à vrai dire le reconnaître sans même avoir à regarder le programme, car pour peu quon lait entendu une fois, le thème très simple du troisième mouvement se grave aisément dans la mémoire, y compris chez les gens qui nont pas particulièrement loreille musicale. Et je lavais quant à moi déjà entendu, lors dune soirée impossible à oublier je compris soudain pourquoi cela mavait rappelé un instant plus tôt le parfum du jasmin. (Pourquoi dailleurs le jasmin, alors que cétaient en réalité des tilleuls qui embaumaient ce soir-là ? Les nénuphars blancs nont pas dodeur, cest bien connu.)
Je vis alors que le pianiste se tenait maintenant sur le devant de lestrade, le dos bizarrement tourné vers le public. Cétait toujours la même jeune fille, dans sa robe rose bouffante. Ses cheveux brun sombre étaient coupés court sur la nuque, dans le style des années vingt. Je ne voyais nulle part lorchestre. Peut-être était-il placé dans le fond de la salle, derrière les auditeurs, ce qui aurait été pour le moins étrange. Mais je nosai pas regarder derrière moi. La torpeur ambiante mavait saisi moi aussi. Il était sans doute plus juste de penser que laccompagnement musical était enregistré et nous parvenait dun haut-parleur caché. Javais lu ou entendu quelque part quil existait des disques daccompagnement pour le violon, ou avec des morceaux de musique de chambre où un instrument faisait défaut. Pourquoi naurait-on pu en trouver aussi avec laccompagnement dorchestre pour un concerto entier ? Il nétait pas impossible non plus que tout le concerto fût enregistré et que la pianiste nait été placée là que pour faire illusion. Cela aurait expliqué la disposition inhabituelle du piano.
Sil sétait agi dun autre morceau, je me serais certainement creusé davantage la cervelle. Mais à présent, ce furent dautres sentiments et dautres souvenirs qui lemportèrent. Joubliai aussitôt non seulement cette petite question technique, mais aussi toutes les autres, beaucoup plus importantes. Des vagues de légèreté et dinsouciance me soulevèrent par-dessus ces récifs de questions. Je ne me souciai plus de savoir ce quétaient cette maison, ces gens. La musique de Mozart, harmonieuse et limpide comme du verre, était un espace clos où aucune dissonance ne pénétrait. Pas une seule fois je ne me demandai comment javais pu entrer si facilement dans ce lieu auquel je nappartenais pas. Cela me paraissait aussi naturel que davoir conscience que lon vit et daccueillir cela comme une évidence, sans se demander doù lon vient ni où lon va. Et pourtant, même le jeune homme assis à mes côtés, dans ses vêtements de tous les jours, avait plus que moi le droit dêtre là. Je nai jamais rencontré personne dautre à qui il soit arrivé ainsi de douter, ne fût-ce quun instant, de son droit à lexistence.
Jaurais probablement oublié aussi mon voisin, sil navait de temps à autre attiré mon attention par son agitation. Mais peut-être nest-ce pas là le bon mot, car la chose ne se manifestait que par des mouvements isolés, non par une attitude générale. À intervalles rapprochés, il levait la main, remontait sa manche sale et regardait sa montre. Ce geste répété attira irrésistiblement mon regard vers ses mains. Elles étaient brunes, dans un état de propreté plutôt douteux, avec des ongles rongés jusquà la racine et des marques de coupures à demi cicatrisées. À en juger daprès ses mains, on aurait pu le prendre pour un mécanicien ou quelque autre travailleur manuel. Mais je vis sur ses genoux un paquet de livres attachés ensemble par une ceinture. Celui du dessus avait pour titre Logique. La couverture grise et dépouillée, symbole dennuyeuse obligation, indiquait quil sagissait dun manuel scolaire.
Les derniers accords venaient à peine de séteindre et la première paire de mains de commencer à applaudir, que mon voisin se leva précipitamment et quitta la salle en toute hâte. Si ce navait été une période de vacances, on aurait pu croire quil craignait dêtre en retard à lécole. Mais il était sans doute plus juste dimaginer quil était arrivé là par erreur et avait gâché son précieux temps. Il nemprunta pas pour sortir la porte par laquelle jétais entré, mais une petite porte latérale auprès de laquelle je remarquai un homme en uniforme militaire. Celui-ci ouvrit la porte, puis la referma aussitôt en appuyant son dos contre le battant. Jai vu si souvent des soldats en faction devant des passages interdits que, même là, cela ne me surprit pas.
Mon attention se concentra alors sur la jeune fille, qui avait quitté sa place au le piano et descendait à présent de lestrade. Elle aussi, au premier abord, me parut familière. Mais jaurais quelque difficulté à la décrire. Je pourrais dire quelle était belle, mais aussi quelle était commune, et les deux appréciations seraient justes. (La beauté, pour la plupart dentre nous, nest-elle pas plus souvent un milieu quune extrême ?) Quoi quil en soit, son visage nétait pas de ceux qui se gravent dans la mémoire en raison de quelque trait particulier. Il ne servait à rien dessayer de me rappeler où je pouvais lavoir déjà vue. Car si cétait peut-être elle, cétait peut-être aussi une autre. Avec le temps, les êtres ne changent pas seulement en eux-mêmes, mais aussi dans la mémoire des autres. Même sa coiffure, plutôt caractéristique des années vingt, nétait sans doute pas absolument inconcevable de nos jours. Quant aux détails de mode vestimentaire, je ny prête jamais attention. Elle me paraissait en tout cas très jeune, mais son visage était un peu voilé, comme sur les photos de jeunesse dans les albums de famille.
Elle hocha la tête en souriant, vers la gauche et vers la droite, remerciant pour les applaudissement chaleureux quelle semblait, telle une artiste professionnelle, considérer comme une évidence. Dune chaise du premier rang se leva alors un vieux monsieur à cheveux blancs, de haute stature, qui se dirigea vers elle. Cétait peut-être son grand-père, ou son oncle, ou tout simplement le maître de maison (javais déjà eu le temps de me convaincre quil sagissait dune soirée privée). Avec une délicatesse et une galanterie dun autre âge, il donna le bras à la jeune fille et la conduisit jusquà une chaise, à côté dune grande et noble dame, dont la fierté massive, qui semblait lentourer comme un anneau de glace, me rappela la madame Uggla du célèbre poème épique de Fröding.
La chaise à côté de la mienne nétait pas restée libre longtemps. Une dame dun certain âge, entièrement vêtue de noir, y avait soudain fait son apparition sans que jeusse remarqué sa venue. Elle était assise un peu timidement sur une moitié de la chaise, comme si elle non plus nappartenait pas vraiment à ce lieu. Je la voyais seulement de profil, mais javais le sentiment quelle devait être belle. Cest une beauté très particulière que celle que lon rencontre chez certaines femmes âgées, une beauté inspirée, presque abstraite, qui ne se rend visible que chez celles, très rares, qui ont fini par accepter lidée quelles ne sont plus des femmes, mais simplement des êtres humains.
Je navais pas jusqualors prêté attention à mon autre voisin. Jetant un coup dil furtif sur le côté, je vis un homme dâge mûr en smoking, le crâne chauve, des lunettes sur le nez, avec un profil sec et aigu. Son attitude figée, morte, me fit une impression si profonde que je mabstins par la suite de regarder dans sa direction.
Lorsque je trouvai le courage dexaminer la salle en détail, je remarquai que le public nétait pas aussi homogène que je lavais cru tout dabord. En regardant derrière moi, je vis encore que la salle était pourvue dun balcon, lui aussi rempli de monde. Mais cette partie du public était habillée différemment. On trouvait là des hommes en simple costume de ville et chemise à carreaux, des jeunes gens avec des cravates américaines à larges motifs, des filles en robe de couleurs vives, et aussi des femmes plus âgées en veste tricotée, avec de grands sacs à main quelles serraient soigneusement contre elles comme sils contenaient toutes leurs richesses. Et cette société bigarrée jetait comme des reflets dans la partie basse de la salle, car là aussi, je découvrais à présent, au milieu du public en vêtements de fête, des individus que leur apparence rapprochait davantage des gens du balcon.
Bien que cela fût plutôt de nature à me donner courage, je me sentis au contraire envahi par une inquiétude grandissante. Je pressentis que quelque chose avait changé, que mes calculs étaient faux, que javais en quelque sorte perdu le sens de lorientation. Doù un exaspérant sentiment dimpuissance, plus léger cependant que celui qui mavait envahi dans la rue parmi la foule.
Mon attention fut à nouveau attirée vers lestrade par des applaudissements, plus nourris que les précédents mais inégalement répartis. On saluait de la sorte deux jeunes gens qui venaient de gravir lescalier et se tournaient à présent vers le public. Cétait un changement de style radical. Lun portait un uniforme de soldat, lautre un costume de ville gris. On leur cria quelque chose depuis le balcon et ils répondirent à cet encouragement par des grimaces de conspirateurs.
Le jeune homme en civil, nonchalant et dégingandé, sassit au piano et plaqua quelques accords aigus, sur la nature desquels il était impossible davoir le moindre doute. Un murmure parcourut la salle. La dame âgée à côté de moi se déplaça sur sa chaise, comme pour fuir quelque réalité désagréable. Le monsieur à ma droite parut soudain sortir de sa torpeur. Il laissa même échapper un petit ronflement, comme un dormeur qui se réveille.
Le jeune homme en uniforme, qui avait les cheveux clairs, mais un visage aux traits négroïdes, prononça alors quelques mots que je nentendis pas très bien et qui déclenchèrent à nouveau des applaudissements enthousiastes. Il venait sans doute dannoncer le titre du morceau suivant, car il se mit aussitôt à chanter.
Le passage de Mozart au jazz était plutôt inattendu. Mais on ne pouvait nier que le chanteur avait une voix agréable et quils faisaient tous deux de leur mieux. La chanson métait inconnue, ce qui navait dailleurs rien détonnant. Mais je narrivais pas non plus à en identifier la langue, à supposer quil sagît dune langue. Et, de même que pendant le concerto pour piano, jentendais dautres instruments qui nétaient visibles nulle part.
" Incroyable ! " grommela la vieille dame à côté de moi. Ses étroites mains, couvertes de petites rides, serraient nerveusement un livre noir à tranche dorée, qui avait à peu près la taille dun missel, mais sur la couverture duquel, au lieu dune croix, se trouvait une rose dorée. Ses vêtements commençaient à répandre une légère odeur fanée. Sa mauvaise humeur manifeste et peut-être encore davantage cette odeur firent naître en moi un sentiment de gêne. Mais lenthousiasme de mon second voisin me dérangeait plus encore. Il entreprit même de battre la mesure en tapant du pied contre ma chaise, détestable habitude que je navais jusqualors remarquée que chez les enfants dans les salles de cinéma.
Je me sentis dans une situation assez désagréable. Même si javais voulu écouter la musique plus attentivement, ces éléments perturbateurs men auraient empêché. Javais à peu près le même sentiment que si javais été assis entre deux personnes en train de régler leurs comptes par-dessus ma tête : le genre de dispute où aucun des deux nécoute jamais ce que dit lautre et où il faut répéter presque toutes les phrases !
Derrière mon dos, un spectateur accompagnait le chanteur en fredonnant la mélodie. Cétait du moins ce quil essayait de faire, car il connaissait apparemment la chanson aussi mal que moi et celle-ci se transformait dans sa bouche en une sorte de gémissement plaintif entrecoupé détranges décrochements. Davantage par ostentation que par curiosité, je tournai la tête et regardai derrière moi. Mon regard plongea dans les charmes plantureux et généreusement exposés dune dame au teint rose qui transpirait denthousiasme. Ses lunettes à monture noire étaient posées de travers sur son visage rond, de sorte quelle louchait avec un il par-dessus le verre. Elle ne sembla pas du tout soffenser de ma curiosité. " Oh boy ! " souffla-t-elle vivement, avec un sourire si mielleux que des éclats humides furent projetés contre mon visage. Mais il est fort possible aussi quelle ne mait pas vu, les gens, dans cette maison, semblant avoir un don particulier pour restreindre leur champ de vision.
Une vague dapplaudissements indiqua que la première chanson venait de se terminer. Le morceau qui suivit fut beaucoup plus difficile à supporter. Cétait une mélodie fadasse et traînante, qui me fit penser à du réglisse. Les paroles étaient composées au moins pour moitié du mot love. (Je me suis souvent demandé, sans en trouver la raison, pourquoi les mots love et Liebe me font une impression si déplaisante, alors que le mot amour par exemple me paraît relativement supportable.) Le visage de la dame âgée, à côté de moi, avait rougi dune manière que je naurais plus cru possible. (Je sais maintenant pourquoi, avant de les tanner, on débarrasse soigneusement les peaux de tous les restes de chair.) Et lodeur qui émanait de ses vêtements, comparable à celle dune vieille couronne en branches de thuya, était de plus en plus forte. À moins quelle ne provînt de quelque arbre de Noël qui se serait trouvé dans la salle, ce qui, à cette époque de lannée était loin dêtre impossible. Je me sentais en tout cas de plus en plus mal à laise, mais ne jugeai pas convenable de quitter la salle au milieu dun morceau. Il nest dailleurs pas sûr que jy serais arrivé. Le rôle des portiers était peut-être linverse de ce que javais dabord cru.
Les applaudissements après le second morceau ne cessaient de samplifier. On entendait déjà des cris et des trépignements. Une voix rauque, derrière mon dos, répétait " Oh boy ! " avec des trémolos de plus en plus accentués.
Suivit encore une troisième, et même une quatrième chanson. Mais les deux artistes ne se laissèrent pas flatter plus longtemps et descendirent de lestrade, en dégringolant les marches avec une gaucherie et un amateurisme qui me les rendit plus sympathiques. Le pianiste dégingandé fit même un faux pas et regarda longuement la marche sur laquelle il avait trébuché, comme un joueur de football qui a tapé sans le vouloir dans une motte de terre à côté du ballon. Je les perdis soudain de vue, car tout le monde sétait levé et se pressait pour sortir dentre les rangées de chaises. Je ne voyais plus le pianiste, mais le chanteur noir en uniforme avançait peu à peu le long du mur, en direction du fond de la salle où je me trouvais encore assis, car mes deux voisins ne sétaient pas levés. En arrivant à la porte latérale, près de laquelle se tenait le soldat en faction, il se mit à discuter avec lui en riant, exhibant des dents dune blancheur éclatante.
Le monsieur en smoking sétant enfin levé, je lui emboîtai le pas. Mais je navais plus aucun espoir de pouvoir sortir, quand bien même je laurais voulu. Ces moments de transition sont toujours déplaisants. Le chemin de la porte était complètement bloqué. Des gens restaient là, en plein milieu, à rire et à discuter, et aucun deux ne semblait particulièrement pressé de sortir. Certains apprécient ce genre de chose et ne supportent la musique, les dents serrées, que pour cette partie " sociale " de la soirée. Mais comme un sentiment de culpabilité, lié à lidée que je me trouvais en un lieu interdit, subsistait encore en moi, je nosais pas me faufiler entre eux.
La dame en deuil ne me lâchait pas dune semelle. " Incroyable ! ", dit-elle à nouveau, davantage pour elle-même quà mon intention. " Mais où suis-je donc tombée ? Comment ces gens peuvent-il se conduire avec une telle impudence !
Excusez-moi, de quoi sagit-il ? me crus-je finalement obligé de demander.
Mais enfin, tout le monde sait bien quil est toujours dans la maison, quon ne la pas encore enterré Vous ne le savez donc pas ? "
Je ne trouvai rien à répondre à cela. Je nosais pas dévoiler mon ignorance, bien que je dusse de toutes les façons quitter sous peu cette maison. Mais peut-être était-ce justement pour cela que je craignais si fort de me trahir. Plus il est tard, plus notre ignorance nous fait honte.
De façon tout à fait inattendue, je parvins à me soustraire à lobligation de discuter avec la dame en deuil. La jeune pianiste en robe rose se trouva soudain à côté de moi, et non contente de me sourire comme à une personne familière, elle alla jusquà me tendre la main.
" Cest gentil dêtre venu malgré tout, dit-elle. Olle vous a attendu toute la soirée. "
La question de savoir qui était Olle avait pour lheure aussi peu dimportance que lidentité de ce mort dont mavait parlé la dame en noir. Et la joie davoir été sauvé me réchauffa le cur. Cétait un sentiment général et abstrait, qui nétait pas nécessairement lié à la personne de la jeune fille. Bien quelle me parût toujours belle, il ny avait plus autour delle ce voile dirréalité qui me lavait rendue fascinante au premier abord. Ses traits, son expression étaient plus grossiers que je ne lavais cru en la voyant de loin. Ses yeux marron, sous ses épais sourcils, me paraissaient plus vieux, plus las et plus avertis quon ne laurait supposé à son teint rose de petite fille. Sa poignée de main avait une vigueur presque masculine elle avait évidemment des doigts de pianiste.
" Désolé je nai pas pu arriver plus tôt ", répondis-je maladroitement. Et en un certain sens, je navais pas tort.
" Bah, cela na plus dimportance maintenant. Lessentiel est que vous soyez tout de même venu, sinon Olle aurait été très triste. Si vous ny voyez pas dinconvénient, nous allons monter tout de suite. De toute façon, il ne se passe plus rien ici pour linstant. Comme vous lavez entendu, le dîner sera un peu retardé. Vous restez pour dîner, nest-ce pas ?
Volontiers, merci ! "
Quaurais-je donc dû répondre ?
" Très bien ! Ainsi nous aurons peut-être encore loccasion de parler tout à lheure. "
Elle marcha devant moi jusquà la porte latérale, près de laquelle se trouvaient toujours les deux soldats, qui discutaient avec animation. Lorsque la jeune fille arriva près eux, ils se mirent presque au garde-à-vous.
" Attends-moi là, Allan ! Je dois moccuper de linvité dOlle ", dit-elle au soldat qui avait chanté, et celui-ci étira ses grosses lèvres en un sourire encore plus large.
" Est-ce que je ne devrais pas taccompagner ? demanda lautre soldat, la véritable sentinelle.
Non, ce nest pas la peine. Jai déjà demandé à Bobby de servir de guide le moment venu.
Okay ! dit Allan. Mais noublie pas que cette affaire est urgente.
Jai lhabitude de tenir mes promesses ", répondit la jeune fille sur un ton sensiblement plus cassant.
Le soldat-portier nous ouvrit la porte et nous passâmes dans la pièce voisine.
Traduit de lestonien par Antoine Chalvin