On ne peut pas compatir avec toutes les personnes en détresse. C’est ce que comprit Milla lorsqu’elle retomba par hasard sur un exhibitionniste. Dans ce petit square entouré d’immeubles, ce n’était pas particulièrement surprenant. L’exhibitionniste avait l’air un peu timoré. Il se tenait à l’ombre d’un lilas aux fleurs blanches déjà un peu fanées, mais de telle sorte que son organe, rendu visible par les pans entrouverts de son manteau, devait quand même, dans la douce lumière de ce soir de juin, accrocher le regard des passants. Quelqu’un avant elle avait déjà poussé un cri et s’était enfui en courant, du moins à en juger d’après les pas précipités qu’elle avait entendus, mais Milla n’eut pas la force de presser l’allure. Cette triste manifestation d’une pulsion irrépressible ne lui inspirait aucune pitié et ne l’incitait pas à se demander comment et à cause de qui ce sinistre individu avait attrapé cette curieuse maladie incurable. En passant devant l’exhibitionniste, Milla se disait que cette personne qui importunait autrui avec ses problèmes devrait peut-être inviter ses semblables à former une organisation internationale qui défendrait leurs droits et réclamerait la reconnaissance de leur différence.
Mais elle resta silencieuse. Seul le crissement des roues de sa valise sur l’asphalte couvert de gravillons accompagnait ses pas.
On était presque au milieu de l’été. Toutes les plantes fleurissaient en même temps et la poussière des rues exhalait ce soir-là une odeur douceâtre un peu écœurante, comme si elle ne traînait pas sa valise dans les faubourgs de Tartu, mais plutôt sur les Champs Élysées saturés de parfums.
Elle se souvint cependant que le week-end, Paris était plus tranquille que les rues bruyantes de Tartu, parce que tous les magasins, craignant une nouvelle manifestation des Gilets jaunes, avaient baissé bien à l’avance leurs rideaux métalliques. Les seuls endroits où subsistait un peu d’animation étaient des coins reculés de quartiers plus pauvres, comme le bistrot « Au Limonaire », qui n’était fréquenté que par des habitués. Les seules choses qui unissaient vraiment ces deux villes à ses yeux étaient le fleuve sombre et paresseux en été et les chats arrogants, car on en voyait se prélasser et déambuler à tous les coins de rue, aussi bien à Paris qu’à Tartu. Milla ne fut donc pas surprise, en ouvrant la porte de son immeuble, de voir un imposant chat au pelage noir de suie passer à toute allure entre ses jambes puis s’élancer dans les escaliers.
« Matou ! » fut le seul mot qu’elle parvint à dire, avant d’empoigner sa valise et d’entamer son ultime effort pour atteindre son appartement sous les toits.
Si elle n’avait pas aussi peu dormi les deux nuits précédentes, elle aurait certainement remarqué dès son entrée dans le hall que l’immeuble, à l’atmosphère chargée de l’humidité de la rivière, était ce soir-là inhabituellement calme : en passant devant les portes des appartements, elle n’entendit aucun voisin préparant le dîner, aucune télé allumée, aucun enfant en train de crier. Lorsque ses doigts engourdis laissèrent finalement échapper sa valise, le bruit sourd de sa chute résonna si bruyamment dans la cage d’escalier qu’elle s’attendait à ce qu’une porte s’ouvre et que l’un des résidents passe la tête dans le couloir. Mais il semblait que tout le monde était sorti par cette douce soirée d’été, y compris le numismate qui habitait un étage au-dessous de chez elle. Seul le chat, qui dans la pénombre avait l’air d’un grand Béhémoth démoniaque, était assis sur le paillasson devant la porte de Milla. Elle essaya de contourner l’animal en l’empêchant d’entrer, mais tarda une fois de plus à placer sa jambe en travers. Elle oublia cependant bien vite l’intrus, car en appuyant sur l’interrupteur elle se rendit compte qu’il n’y avait plus d’électricité.
Dans ce bâtiment au crépi fissuré dont la cave était inondée par les crues de printemps et d’automne, les coupures de courant n’avaient rien d’extraordinaire, mais le fait de savoir qu’elle ne pouvait même pas se préparer du thé suscita chez elle une telle bouffée d’indignation qu’elle décida de se débarrasser de cet animal étranger. Elle attrapa un parapluie qui traînait dans un coin. Le chat battit en retraite et sauta entre le coffre à chaussures et le mur, où il se mit à faire le gros dos en sifflant comme une vipère. C’est seulement lorsqu’elle remarqua le plastron blanc de l’animal qu’elle se souvint du matou qui montait la garde en permanence sur le rebord de la fenêtre du numismate et qui, contrairement à son maître pâle comme une plante d’intérieur, scrutait toujours les environs d’un œil attentif. Cet animal ne sortait guère de chez lui et Milla ne l’avait encore jamais croisé à l’extérieur. Elle se désintéressa de ce chat qu’elle connaissait déjà un peu et, assoiffée, ouvrit le robinet de la cuisine pour y remplir un verre. Après quelques crachotements, un liquide trouble se mit à couler, et même dans cette lumière déclinante, il était clair qu’il n’était pas buvable. Un voisin avait probablement oublié de payer ses factures et on avait sanctionné tout l’immeuble au nom de la responsabilité collective.
Le soir cédait peu à peu la place à la nuit. À cette heure, l’épicerie la plus proche était déjà fermée. Milla descendit jusqu’à la porte du numismate et appuya sur la sonnette. N’entendant aucun bruit, elle frappa d’abord avec le doigt, puis avec le poing, sur la porte recouverte de tôle.
Le numismate était le seul résident de l’immeuble avec lequel Milla avait échangé plus que de simples salutations. Ce grand échalas au visage blafard s’était retrouvé un jour à faire la queue derrière elle à la caisse d’un magasin, puis il l’avait rattrapée sur le chemin du retour et lui avait demandé de lui montrer ses pièces.
« Pardon ? s’était étonnée Milla, avec un mouvement de recul face à cette démarche qu’elle avait d’abord prise comme une tentative de vol.
— J’ai vu qu’on vous a donné à la caisse une pièce de deux euros du Vatican… » avait expliqué en haletant l’auteur de cette requête inattendue. Ses joues creuses se coloraient de taches rose comme le visage d’un enfant fiévreux. « Cela peut vous paraître un peu étrange, mais… pourriez-vous me la donner ?
— Vous la donner ? Mais pourquoi ? » avait demandé Milla, interloquée par une telle fièvre. C’était la fin de l’automne, la première neige était déjà tombée, mais avait aussitôt fondu. L’humidité qui, lorsque Milla s’était arrêtée, avait pénétré la semelle de ses baskets, avait atteint depuis déjà un moment ses cuisses, puis son ventre que son régime avait laissé vide et crispé.
« Non, non… ce n’est pas ce que vous croyez… Je suis numismate », avait-il expliqué en se balançant d’un pied sur l’autre, avant de préciser à tout hasard : « Je collectionne les monnaies, c’est-à-dire… les pièces intéressantes.
— Je sais ce qu’est un numismate… Mais… cette pièce est tout à fait ordinaire, c’est un simple moyen de payement, pas un trésor viking ou un rouble en argent de l’époque tsariste. Ça, ça se collectionne », avait-elle répondu à l’importun. Elle avait pourtant sorti son portemonnaie de sa poche et avait fait tomber les pièces qui s’y trouvaient dans le creux de la paume ouverte que le numismate avait tendue vers elle. Elle s’était alors souvenue que la dernière fois qu’on lui avait demandé de l’argent ainsi, sans raison, c’était sur les escaliers de San Michele, mais il s’agissait alors d’un garçon aux cheveux bouffants qui portait de longues boucles d’oreilles rouges et qui, après avoir marché sur les mains, avait fait circuler son chapeau parmi les personnes assises sur les marches. Milla, par bravade, avait saisi une poignée de pièces dans le chapeau qu’on lui avait fourré sous le nez, comme si elle avait mal compris le mot please prononcé par le garçon : non comme une question, mais comme une proposition.
« Les pièces de l’époque tsariste ne m’intéressent pas, à moins bien sûr que vous ayez la pièce d’un rouble “Anna avec une chaîne”… Mais de toute façon je n’ai pas les moyens de l’acheter, elle coûte environ sept cent mille dollars », avait expliqué le numismate en saisissant entre ses doigts la pièce de deux euros du Vatican et en s’absorbant dans son examen. Il avait bredouillé : « Je vous donnerai en échange trois… non, quatre euros ! Le double de sa valeur !… Marché conclu ? » En serrant fortement la pièce dans sa main, il avait ajouté : « Je vous apporterai l’argent plus tard, ou si vous préférez, nous pouvons faire un échange. Contre une pièce de deux euros de Monaco ?
— Comment ça, plus tard ? Comment savez-vous où j’habite ?
— Nous habitons dans le même immeuble… Oui, on ne se croise pas souvent, mais je ne vous aurais pas abordée si aviez été pour moi une parfaite inconnue. Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais je vous ai apporté une fois une carte de Noël qui s’était égarée parmi mon courrier. Il y avait dessus des anges, avec des cors dorés.
— Je me souviens des cors… »
Sans trop savoir quoi ajouter, Milla s’était contentée de dire qu’elle n’avait pas besoin de cette pièce de Monaco et qu’elle lui donnait volontiers la pièce du Vatican.
« C’est bien de pouvoir faire plaisir à quelqu’un si simplement, avait-elle dit d’un ton décidé avant de poursuivre son chemin.
— Non, non ! s’était écrié le numismate en lui emboîtant le pas. Je ne veux pas que cela se passe de cette façon. C’est comme si j’avais essayé de vous voler en plein jour.
— Ce n’est pas grave, je ne suis pas non plus une petite fleur fragile », avait expliqué Milla, qui s’efforçait de presser le pas dans le vent froid et humide. Tout en marchant en direction de son immeuble, gênée par la proximité de cet inconnu qui s’était avéré être son voisin, elle avait ajouté pour combler le silence qui s’installait :
« J’avais un grand oncle qui collectionnait aussi toutes sortes de bricoles : des timbres, des pendules, mais uniquement à coucou, il ne fallait pas espérer dormir chez lui car on entendait sans cesse un “cou-cou cou-cou”! À la fin, il ne pouvait même plus tenir chez lui, il n’y avait plus de place pour vivre, seulement un étroit chemin au milieu des vieilleries accumulées, et c’est là qu’il s’est écroulé un jour.
— Que s’est-il passé ensuite ? avait demandé le numismate, manifestement saisi de compassion pour ce confrère collectionneur.
— Ensuite ? Rien de spécial… On s’est débarrassé de tout son bazar, sa famille s’est disputée pour l’appartement… » avait marmonné Milla à contre-cœur, parce que la fin solitaire de son oncle suscitait encore en elle un sentiment de culpabilité mêlé de soulagement. Ils avaient marché ainsi jusqu’à leur immeuble en longeant la rivière. La pluie, de plus en plus drue, s’était changée en une neige mouillée qui disparaissait aussitôt qu’elle touchait le sol, mais sur la manche de son manteau, les flocons tenaient quelques instants avant de fondre. Lorsqu’ils étaient entrés dans l’immeuble, Milla avait secoué son bonnet et les pans de son manteau, éclaboussant les murs du couloir peints en jaune criard. Au premier étage, en arrivant devant la porte de son appartement équipée d’une serrure deux points, l’homme avait demandé à Milla d’attendre qu’il aille chercher une pièce de deux euros ordinaire en échange de celle du Vatican. Milla avait posé son sac de course et s’était adossée au mur, mais en entendant des pas dans les escaliers, elle était entrée par la porte entrouverte dans l’appartement du numismate.
Elle avait pensé y trouver un tas de vieilleries, comme chez son grand-oncle, mais un ordre ascétique régnait à l’intérieur. Cependant, dans ce logement qui n’avait jamais été rénové, l’air était lourd et vicié, comme s’il provenait, de même que le mobilier, des profondeurs de l’époque soviétique. L’un des murs du salon était occupé par un meuble modulaire vernis, comme on en trouvait autrefois dans tous les appartements, mais celui-ci, exceptionnellement, n’était composé que de tiroirs de différentes tailles. Debout près du meuble, l’homme avait posé sur la table un classeur bleu contenant des feuilles numismatiques. Voyant que Milla se tenait à côté de lui, il s’était mis à feuilleter avec un empressement nerveux les pages remplies de lourdes pièces. Lorsqu’il était arrivé à un petit carton aux couleurs et au nom du Vatican, il avait inséré dans sa collection la pièce qu’il venait tout juste d’obtenir :
« Au centre, ce sont les armoiries du collège cardinalice, SEDE VACANTE. Heureusement qu’elle n’est pas rayée. Dans les porte-monnaie, tout peut arriver.
— Quelques égratignures ne lui auraient pas fait de mal… Elle aurait eu l’air plus authentique… » avait dit Milla avec un petit sourire, tout en se demandant ce que SEDE VACANTE pouvait bien signifier. Le mot vacante était assez simple à comprendre, mais associé au mot sede, le lieu, le siège, c’était une devise un peu étrange, aussi bien pour une pièce de monnaie que pour le collège cardinalice. C’est alors que le numismate, respirant de plus en plus difficilement à cause de l’excitation, avait commencé à tourner les autres feuilles remplies de pièces et à expliquer, en les montrant une par une, comment il les avait obtenues.
L’enthousiasme contagieux de l’homme avait poussé Milla à s’approcher elle aussi des tiroirs grinçants. Quelque chose lui avait alors effleuré la jambe : le chat se frottait contre son pantalon en ronronnant de plaisir et en faisant onduler sa queue. En le repoussant prudemment, elle avait tourné les talons avec détermination et traversé rapidement l’appartement pour regagner la cage d’escalier.
Il était clair que le numismate était trop absorbé par ses pièces rangées dans des pochettes plastiques pour se souvenir de la pièce de deux euros. En refermant derrière elle la porte doublée de tôle, Milla avait entendu le numismate lui avouer d’un cri haletant.
« Att… Attendez… Je vous aime ! »
Milla frappa donc à la porte. Mais elle ne reçut aucune réponse et elle eut l’impression que le silence se densifiait dans tout l’immeuble. En remontant à son appartement, elle décida de repousser au lendemain l’élucidation de ce silence, ainsi que l’expulsion du chat qui s’était trompé d’étage.
Par chance, elle avait encore dans son sac une bouteille d’eau gazeuse à moitié pleine, qu’elle avait achetée au chauffeur du bus. Après en avoir utilisé quelques gorgées pour se laver les dents, elle étendit les draps sur le canapé déformé, ouvrit la fenêtre et s’endormit immédiatement dans la nuit imprégnée par le parfum capiteux des lilas.
Au petit matin, un cauchemar la réveilla : quelqu’un était assis sur sa poitrine, ses poumons la brûlaient. Au moment où le chat lui enfonça ses griffes dans l’épaule, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar. Elle se redressa brusquement et essaya de repousser l’animal qui l’attaquait. Mais au lieu de s’éloigner, le chat miaula en s’agrippant à elle. À cet instant, Milla sentit que tout vibrait : ce ne pouvait être qu’un tremblement de terre.
Les vitres se brisèrent, des fragments de verre furent projetés sur le plancher, le canapé et les murs se mirent à bouger, mais pas dans la même direction. C’est alors qu’un nouveau bruit se fit entendre, un coup sourd et puissant qui ébranla l’immeuble voué à la démolition.
Traduit de l’estonien par Ronan Revaillot-Guilbert, Jules Bouton et Antoine Chalvin