Tout était perdu, il ne restait plus qu’à prier le Bon Dieu. Aadi avait pensé au Seigneur comme à un ultime expédient, car il n’était pas croyant. Mais maintenant, réduit à la dernière extrémité, il était prêt à croire.
Ses copains de chambre dans la baraque étaient tous athées. Aadi chercha un autre endroit où il pût prier. Il se dirigea derrière le bâtiment, vers la haie de sapins. Mais les voix et la musique enregistrée lui parvenaient jusqu’ici. Il décida d’aller un peu plus loin.
Derrière la haie, caché dans l’ombre, se trouvait un vieux sauna dont la porte était entrouverte. Aadi se faufila à l’intérieur. Il y faisait sombre et froid. L’heure d’ailleurs était fort tardive. La fenêtre du sauna était basse et l’on voyait au-dehors pousser des orties. Une senteur de savon goudronneux emplissait la pièce dont les poutres de la cloison étaient imprégnées de fumée.
Aadi s’assit sur le gradin inférieur de l’étuve et réfléchit à la façon dont il fallait s’y prendre pour prier. Comme rien de précis ne lui revenait à la mémoire, il se laissa machinalement tomber à genoux et joignit les mains sur la poitrine.
— Mon Dieu, murmura-t-il tout bas, ne me laisse pas sombrer dans le péché, protège mon âme des cochonneries qui m’obsèdent.
Il fut satisfait par ce début de prière et continua d’une façon plus ferme :
— Car ce n’est pas pour que je tombe dans le traquenard tendu par une garce que ma mère m’a élevé, choyé et envoyé travailler si loin.
Aadi poussa un soupir de soulagement : le principal était dit. Il se rassit sur le gradin, alluma une cigarette et pensa que maintenant le Bon Dieu devait sûrement l’aider. Pour ce qui était du traquenard, il y était bel et bien tombé. C’était Leili Lukusepp qui le lui avait tendu. Tout d’abord, Aadi était même content de s’être retrouvé dans ce piège, mais maintenant il en avait par-dessus la tête de cette Leili. Ses camarades de travail le plaisantaient et chacun pouvait jaser à son aise. Il en était arrivé à ne plus jouer au volley-ball, le soir, avec les gars de son équipe, et à ne plus fréquenter la bibliothèque. Leili le retrouvait partout et l’entraînait chez elle. Elle lui servait à boire et souvent, bien souvent, Aadi était obligé, aussitôt après, de régler le prix de la consommation. La nuit venue, Aadi devait coucher chez Leili et le matin il arrivait en retard au travail, le ventre creux. Il n’avait même plus le temps d’écrire une lettre à la maison.
Chaque jour, il devait encore accompagner Leili à la limite du bourg, jusqu’aux fosses de la tourbière, où elle avait l’habitude de se baigner. Là, il restait assis près des vêtements de la fille, car lui-même refusait de se baigner dans cette eau trouble. La vue de la jeune femme barbotant comme un caneton dans la fosse de tourbe, de son corps nu, bronzé, auquel s’agglutinait le frai flottant dans l’eau opaque, ce corps qui le fascinait de désir au début, le laissait indifférent. Ensuite, ils rentraient à la maison et Leili attirait Aadi dans son lit, où il la rejoignait après avoir éteint toutes les lumières.
Parfois pourtant, le travail fini, Aadi réussissait à se sauver sans attirer l’attention de Leili et, alors, il restait seul. Mais quand, à la faveur de la nuit, il rentrait à pas de loup au foyer, il trouvait Leili qui l’attendait devant la porte. Elle se jetait à son cou et l’invitait à venir avec elle. Aadi la suivait, et son lit au foyer restait alors intact.
Mais aujourd’hui, il avait recours au Bon Dieu.
— Mon Dieu, disait Aadi, et le bout de sa cigarette brillait entre ses doigts comme un signal lumineux, aide-moi à redevenir un honnête homme, et fais que Lili me laisse en paix, sans quoi je suis perdu. Je quitterais, s’il le fallait, ce patelin de malheur, demain même, mais le contrat est signé jusqu’à octobre. C’est pourquoi, ô Seigneur, aide-moi à me débarrasser de cette écervelée qui veut empoisonner ma jeune existence.
De nouveau, il interrompit sa prière, reprit son souffle et recommença de plus belle :
— Mon Dieu…
C’est alors que la porte se referma à demi en grinçant, et dans l’entrebâillement, la silhouette d’un corps humain voila la clarté venue du dehors. Aadi écrasa du talon son bout de cigarette.
— Que fais-tu là, espèce de sot ?
La voix de cette apparition était tendre et compatissante. Aadi la dévisageait, les dents serrées : c’était Leili, sa maîtresse dévergondée et insatiable.
— Que fais-tu là, sot que tu es ? répéta-t-elle, s’asseyant à côté de lui sur le gradin de l’étuve, tout en lui mettant une main sur l’épaule et en lui caressant la joue du dos de l’autre main.
— Viens, allons-nous en, dit-elle. Je t’ai attendu toute la soirée. Allons, viens !
Leili chercha de sa bouche les lèvres d’Aadi et s’y colla, mais ce dernier secoua la tête. Leili ferma les yeux et attendit. Son haleine effleurait le visage du garçon. Mais comme rien ne se produisait, la jeune femme rouvrit les yeux et dit en grelottant :
— J’ai froid, emmène-moi d’ici. Et enlace-moi. Elle prit les mains d’Aadi et les plaça sur sa taille.
— Partons ! Pourquoi te gèles-tu ici ? Il est déjà onze heures et demie. Rentrons à la maison boire une tasse de thé… Allons, donne-moi au moins une cigarette, ajouta Leili un peu plus fort, en remarquant que le garçon ne voulait pas ouvrir la bouche.
À l’intérieur du sauna, en effet, l’air était devenu froid, car le brouillard était tombé et la terre s’était couverte de frimas. Leili ne portait qu’une mince robe d’indienne usée et probablement rien d’autre en dessous. Ses jambes et ses bras avaient la chair de poule.
— C’est la dernière fois, c’est bien la dernière fois, marmonna Aadi en se levant, l’épaule de Leili sous son aisselle.
Durant tout le trajet, l’idée qu’il n’irait pas, qu’il s’esquiverait en direction de sa baraque ne le quitta pas. Mais Leili le soutenait et le conduisait comme un ivrogne. Le chemin était court, et l’herbe humide sous les pieds. Ils escaladèrent la fenêtre, pour ne pas déranger les propriétaires en montant l’escalier grinçant. Leili se plaignit qu’elle allait attraper un rhume par une nuit aussi froide, car, disait-elle, elle reniflait déjà du nez.
— Au diable, murmura Aadi en se déchaussant.
Il lui vint brusquement à l’esprit que le Bon Dieu ne lui était pas venu en aide.
Traduction anonyme