(Cinquième chapitre de Toomas Nipernaadi)
Quelques années auparavant, se trouvaient ici les grands champs et la propriété de Madis Parvi Terikes. Mais au fil des années, les terrains avaient été dispersés comme du blé semé. Seule était restée sur la colline la grande maison avec les vergers.
Madis Parvi était avare et capricieux. C’était un homme simple : sa seule mission dans la vie était d’agrandir sa propriété. Toutes les fermes, les forêts et même les marais avaient fini par lui appartenir. Il avait alors fait construire une grande et belle maison, mais effrayé par les frais, il avait laissé la construction à demi-achevée. Parvi habitait dans l’aile gauche du bâtiment, dans une grande pièce nue, garnie d’un lit énorme, d’une petite table et d’une garde-robe. Cette pièce ne contenait rien de plus, mais devant les fenêtres et les portes, il y avait de lourdes grilles de fer. Parvi avait une fille, Kadri, mais elle habitait la ville. Elle était en dispute avec son père et ne parlait jamais de lui. Au cours d’une nuit d’automne, en revenant de la ville, Madis Parvi tomba dans les mains de bandits détrousseurs. Son cheval ramena à la maison un cadavre plein de sang. Le personnel de la propriété enterra son maître simplement et selon la coutume paysanne. Après, il se mit à la recherche de Kadri.
Elle arriva bientôt, se promena quelques jours en souliers légers, portant des gants et parée de dentelles. Elle se maquillait soigneusement et, quand elle se promenait, elle s’abritait sous une ombrelle. Elle était grande et maigre, mais ses hanches étaient larges comme les portes du village, ses jambes fortes et masculines. Ses joues formaient des fossettes sous ses sourcils saillants. Son nez était large et sans forme, mais elle avait de grands yeux innocents et naïfs dont le charme compensait tous les défauts.
Elle déambula quelques jours dans le parc, dans le jardin, dans la forêt et causa amicalement avec les servantes et les fermiers. À la fin de la semaine, elle alla rendre visite au pasteur et lui promit de régir sa propriété. Elle pria le pasteur de l’aider de ses conseils paternels et lui jura de vivre simplement et en chrétienne. Et quand elle revint de sa visite de chez le pasteur, elle enleva ses bijoux, se vêtit simplement et, bientôt, sa voix un peu masculine résonna sur les champs. La ville n’avait laissé aucune trace sur elle. Elle ne lisait aucun journal, aucun livre, mais se rendait régulièrement, chaque dimanche, à l’église. Elle était pieuse, diligente et peu exigeante. Le samedi soir, le travail fini, elle appelait tout son monde chez elle, lisait la Bible, engageait ses gens à vivre simplement et chantait à haute voix et sans hésitation, comme un homme. Ce n’est qu’après le service qu’elle autorisait ses gens à aller se laver dans la saun, avant de rentrer chez eux pour se reposer. Elle poursuivait l’œuvre de son père. La maison était vide comme avant et elle dormait dans le vieux lit de Madis. Elle n’avait pas besoin de luxe. L’ancienne servante de son père venait une fois par semaine pour mettre de l’ordre et nettoyer ; elle faisait la cuisine et la pâtisserie, car les autres jours, Kadri mangeait chez un fermier ou chez un surveillant.
Mais Kadri Parvi avait une grande faiblesse : elle ne pouvait laisser partir un homme les mains vides. Elle haïssait et méprisait les hommes, elle les conduisait au travail à coups de fouet, mais si l’un d’eux lui jetait un coup d’œil, il la gagnait instantanément. Que ce fût un valet de ferme qui venait demander du travail, un fermier qui venait payer le bail, un garde des dépôts de blé nanti de ses rapports, ou un surveillant, elle les recevait comme de proches parents.
Elle devenait tout de suite généreuse et cordiale. Elle les invitait dans sa chambre, les incitait à y prendre place, et puis elle succombait à la tentation. Devant chaque homme, ses genoux se prenaient à trembler, ses joues maigres à flamboyer et elle baissait les paupières, craintive et timide.
Et quand le valet ou le garde revenait le lendemain matin devant la grande maison et s’arrêtait devant la porte pour souhaiter le bonjour à mademoiselle, Kadri allait à lui, lui mettait la main sur l’épaule et lui disait :
— Quel est donc ton nom ? N’est-ce pas Jüri Aapsipää ? Bon, bon, et maintenant, cher Aapsipää, dis à mon palefrenier qu’il attelle le cheval, je veux aller avec toi à la ville pour faire mettre à ton nom une petite ferme, sur la limite de ma propriété.
Et comme Jüri Aapsipää regardait mademoiselle d’un air interrogateur, n’apportant aucune hâte à commander le cheval, Kadri Parvi ajoutait :
— Vois-tu, mon garçon, je ne voudrais pas que tu partes d’ici avec un ricanement sur les lèvres et que tu commences à te vanter au sujet de cette nuit ! Il vaut mieux que tu te souviennes de moi en toute honnêteté et que tu bénisses cette nuit, qui a été un bonheur et un plaisir pour deux personnes. Qu’elle reste bien enfermée dans ton cœur et qu’à l’avenir, quand je te rencontre, je ne doive ni regretter quelque chose ni baisser les yeux. Maintenant, va dire à mon palefrenier d’atteler le cheval
Ainsi, le temps aidant, de nouvelles constructions commencèrent à s’élever et le bruit des coups de hache résonna tous les jours dans la forêt du mõis. Construisez à l’aise, Jüri Aapsipää et Tõnis Tikuta, Jaan Sirgupalu et Meos Martin ! Cela n’empêche point mademoiselle de partir à la ville avec un homme et d’y faire rédiger des contrats et des transactions.
Kadri Parvi mettait des enfants au monde, gouvernait son mõis et était tout à fait contente de son sort.
Quand l’enfant avait l’âge de garder un troupeau, elle le lavait soigneusement, l’habillait correctement et l’emmenait sur la colline, d’où s’ouvrait une vue sur tous les environs.
Là, elle donnait à l’enfant une lettre et dix roubles d’argent, un petit paquet avec quelques chemises, et elle disait :
— Regarde, mon petit, la petite maison blanche sur la pente de la colline. La vois-tu ? Regarde bien et fais attention, c’est celle qui a un toit blanc, une cheminée rouge et, au sommet du chêne, un nid de cigogne. Là, habite ton cher papa. Maintenant, tu vas aller chez lui et ne plus en revenir. Salue-le de ma part, donne-lui cette lettre et ces dix roubles d’argent. Mais fais bien attention à la maison, sinon tu pourrais te tromper et arriver chez un autre.
Si l’enfant se mettait à pleurer ou refusait, la rage de Kadri était sans bornes.
— Quel ingrat louveteau ! criait-elle en agitant les verges. Quel gamin gâté, qui ne veut pas aller chez son père ! Où dois-je te mettre ? Tu as bien vu que tous les coins chez moi sont remplis de tes semblables. Je t’ai allaité et je t’ai mis sur pied, j’ai fait de toi un grand garçon. Maintenant, ton père n’aura plus de difficultés avec toi. Tu pourras l’aider et l’assister… Va, maintenant
Ainsi, les enfants de Kadri Parvi partaient chacun de leur côté. Ils partaient tristement, en pleurant ; ils allaient trouver un père inconnu et une belle-mère, avec un petit paquet dans une main et la lettre avec les dix roubles dans l’autre. Kadri Parvi restait sur la colline jusqu’à ce que son gamin fût arrivé au lieu qu’elle avait indiqué. Alors, elle jetait les verges par terre et rentrait à la maison, le cœur satisfait.
Elle était généreuse, tant d’elle-même que de sa fortune. Chaque année lui apportait un nouveau fils, chaque année lui diminuait sa propriété. Sur la limite de ses terres, s’élevaient sans cesse de nouveaux bâtiments. Ils encerclaient le mõis d’un cercle dense, se rapprochant chaque année du cœur de la propriété. Et Kadri Parvi ne se plaignait pas. Kadri Parvi mettait la main sur l’épaule de l’homme et disait :
— Quel est donc ton nom ? N’est-ce pas Aadu Ambijärv ? Bon, bon, et maintenant, cher Aadu Ambijärv, dis à mon palefrenier qu’il attelle le cheval, je voudrais aller avec toi à la ville.
Et la renommée de Kadri Parvi s’étendait déjà loin dans le pays, où l’on racontait d’étranges histoires à son sujet. Mais sans lui faire de reproches, un peu tristement, en secouant la tête, comme si l’on avait pitié de ses malheurs.
Un jour, le pasteur lui-même se rendit chez Kadri Parvi. Il arriva dans la grande maison, en proie à une colère ardente. Il portait sa soutane et une lourde croix d’argent pendait sur sa poitrine.
— Kadri Parvi, dit-il sombrement, je suis venu te parler d’une chose sérieuse.
Kadri rougit, baissa les yeux et demanda doucement :
— Cette chose est-elle vraiment si grave ?
Elle invita monsieur le pasteur à entrer dans sa chambre. Elle mit un tablier blanc, se lava, se coiffa et mit de la poudre sur son nez. Alors seulement, elle parut devant le pasteur. Elle était humble et timide. Elle s’assit silencieusement devant le berger des âmes et elle laissa tomber les mains sur ses genoux, sans oser dire un mot.
— Kadri Parvi, dit le pasteur solennellement, et sa voix tremblait de colère et d’excitation. Mon sacristain a déjà baptisé sept de tes enfants, tous mes matricules sont pleins d’enfants naturels, et maintenant je voudrais savoir si tu comptes encore longtemps déshonorer ma paroisse. Les chiens aboient déjà sur tes chemins de débauche, les corneilles croassent sur tes champs et ta vie immorale répand sa peste sur toute ma paroisse. Tu es venue ici avec l’intention pieuse d’y vivre paisiblement et en chrétienne. Mais tu as fait une fausse promesse et je suis honteux de toi.
Quelques larmes tombèrent sur la poitrine de Kadri Parvi. Elle leva ses yeux innocents vers monsieur le pasteur et chuchota :
— Vraiment, je n’y puis rien ! Tout est dans la puissance de Dieu.
— Tout est dans la puissance de Dieu, dit monsieur le pasteur, et tu ne penses pas à demander humblement pardon ? Ces petites maisons et ces bâtiments autour de toi, ne te regardent-ils pas en ricanant ?
Monsieur le pasteur se promenait à travers la pièce en criant et le regard innocent de Kadri le suivait tout le temps, jusqu’à ce qu’il fût devenu plus calme, plus amical. Il s’assit alors à côté de Kadri, prit ses mains chaudes dans les siennes et demanda
— Tu me promets de te corriger, Kadri ?
— Oui, sûrement, dit Kadri Parvi en laissant tomber humblement la tête sur les genoux de monsieur le pasteur.
Lorsque, quelques temps après, ils sortirent de la maison, monsieur le pasteur prit timidement congé et dit à son valet de retourner sans lui, car il désirait faire la route à pied. En arrivant sur la grand-route, il se mit à courir et, alors seulement, il remarqua la lourde croix qui pendait sur sa poitrine. Il tressaillit, comme piqué par un serpent, arracha la croix et la mit dans sa poche.
— Mon Dieu, mon Dieu, geignit-il en s’asseyant au bord de la route et en se cachant la tête dans les mains.
Kadri Parvi continua sa vie d’avant. Au bout de quelques années, il ne lui resta plus de sa propriété, que la grande maison avec le verger, le moulin et le cabaret. Les champs, les forêts, les marais, les prairies et toute la terre étaient partagés. Elle n’avait plus rien à donner. Elle fit porter son vieux lit dans le cabaret et devint elle-même cabaretière. Mais elle ne le resta pas longtemps. Un jour, un homme entra dans le cabaret. Il avait les cheveux bruns et bouclés et les yeux bleus et il souriait de toutes ses dents blanches. Kadri Parvi tomba sur sa chaise d’étonnement et elle le regarda avec de grands yeux.
— De l’eau de vie ! demanda l’étranger.
Et Kadri apporta de l’eau de vie, de la nourriture, du café et des liqueurs. Elle marchait rapidement entre la table et la cuisine avec la légèreté d’un enfant, et ses grands yeux étaient fixés sur le garçon. Elle fit cela un jour, un deuxième, encore un troisième, et alors, elle demanda qu’on porte son vieux lit au moulin, mit la main sur l’épaule du garçon et dit :
— Quel est donc ton nom ?
— Martin Vaigla, répondit l’étranger.
— Tiens, Martin Vaigla, s’étonna Kadri. Je n’ai jamais entendu un pareil nom. Tu es sûrement venu de loin ?
— Selon ce qu’on dit, rit le garçon.
— Tiens, selon ce qu’on dit ? On t’a sûrement dit beaucoup de mal de moi ?
— Guère de bien, répondit le garçon franchement. On m’a parlé d’une vieille femme folle qui a éparpillé toute sa fortune aux hommes. Et c’est probablement toi, cette vieille femme folle ?
— Oui, c’est moi, répondit Kadri Parvi en soupirant. Que puis-je faire ? Je n’ai plus beaucoup à gaspiller, mais tu peux avoir le cabaret. Il se trouve dans un bon endroit. Sois courageux, tu pourras encore devenir riche.
— Quoi ? tu me le donnes aussi ? demanda le garçon.
— Je te le donne aussi ! répondit Kadri Parvi, sérieusement.
— Pourquoi ?
— Les autres ont reçu quelque chose…, toi également. Le garçon se gratta la nuque, regarda sombrement par terre et dit :
— Je ne veux pas le cabaret pour rien. Je ne suis pas un mendiant. Je veux payer, mais pas en une fois, une somme chaque année. Voici les arrhes, si tu es d’accord
Kadri Parvi prit l’argent et marcha vers le moulin. Elle noua l’argent dans son châle. Il lui sembla qu’elle portait quelque chose de déshonorant, de lourd. De si lourd que ses pieds ne pouvaient le supporter.
— Quel drôle de garçon, pensait-elle. Il m’a donné de l’argent. Pourquoi ?
Elle se sentait blessée, quelque chose lui faisait mal sous le cœur. Mais le visage souriant et les yeux étrangement bleus du garçon ne quittaient pas sa mémoire.
En arrivant au moulin, elle jeta l’argent au fond d’une malle et commença à travailler.
Elle n’avait pas loin de cinquante ans ; elle avait mis au monde onze fils et deux filles, mais elle était forte comme une ourse. Elle saisissait un sac de blé sur son dos et le transportait dans le moulin, comme un homme. Elle était occupée du matin au soir, le moulin marchait sans arrêt. Kadri Parvi ne sentait ni la fatigue ni la vieillesse. La nature avait été généreuse en la mettant au monde, elle lui avait donné la force et la santé. Et à cinquante ans, au milieu de son dur travail, Kadri mit au monde son douzième fils, son petit Toomas, un garçon gros et bien portant. Pour la première fois, quelque chose tressaillit dans son cœur. Kadri jeta un coup d’œil plein d’amour sur son fils et le regarda longtemps, longtemps. Il avait les mêmes yeux bleus, les cheveux bruns et bouclés et le sourire si spécial, si tendre et si séduisant. Il lui semblait que ce n’était pas le petit nouveau-né qui était à côté d’elle, mais Martin Vaigla lui-même. Non, ce garçon, elle ne le renverrait pas de chez elle, elle le garderait comme son cher fils et elle le soignerait jusqu’à la fin de sa vie.
— Oh, mon petit Toomas, chuchota Kadri Parvi à son fils, en le mettant sur son sein. Oh, mon petit Toomas !
Pendant la guerre et les temps troubles, le moulin échappa également aux mains de Kadri. Mais cela ne la fâcha pas. Elle demanda qu’on transporte son vieux lit dans la grande maison, prit Toomas par la main et le promena vers le lieu de sa naissance. Elle possédait encore la grande maison et le verger. Elle voulait les conserver comme héritage pour son fils Toomas. Les vieux pommiers portaient beaucoup de fruits; les branches se courbaient jusqu’à terre sous leur poids. Il y avait aussi des groseilliers, des framboisiers, des fraisiers, des cerisiers et des pruniers et leur récolte suffisait pâtir l’entretien de Kadri. Elle était contente et heureuse d’avoir partagé sa propriété. Les autres mõis étaient maintenant divisés par les tribunaux et les étrangers s’affairaient avidement pour avoir leur part. Mais les héritiers de Kadri Parvi Terikes étaient tous des parents. Elle se sentait vraiment la mère du village.
Plusieurs fois par an, généralement à l’occasion des grandes fêtes, Kadri convoquait tout son village. Les gens se réunissaient dans la grande salle. Le sacristain était invité à prêcher. Kadri Parvi elle-même était assise à côté de lui à la place d’honneur et regardait la foule. Qui parmi eux étaient ses fils, ses filles ou son mari temporel ? Elle regardait, laissant glisser ses grands yeux d’un visage à l’autre.
Ce vieillard, derrière les autres, était probablement Jüri Aapsipää, pensait-elle. Il a vieilli, il est courbé. De son visage, il n’est resté que des pommettes pointues et une barbe tremblante. Sa femme, Liisa, à côté de lui, est grande et forte. Trois fils sont assis à côté d’elle, lequel est le sien ? Elle examinait, regardait, secouait la tête — fais la différence entre trois grains de sable, ils se ressemblent tous. Peut-être est-ce le plus âgé ? Pourquoi la regarde-t-il si sombrement, sans détourner les yeux ? Peut-être se souvient-il du jour où, de la colline, il a dû, en pleurant, partir chez son père, le paquet dans une main et la lettre avec les dix roubles, dans l’autre ?
Et là, dans le coin, est assis Meos Martin, le riche maître. Il n’avait pas encore amené à la prédication sa femme ni ses enfants. Peut-être avait-il honte de leur montrer Kadri ? Mais lui-même venait écouter les Saintes Écritures et chanter avec les autres. Il est, comme avant, fort et gros ; ses joues sont roses comme dans sa jeunesse. Mais il ne veut pas parler de ses enfants avec Kadri.
Et là est le vieux Tõnis Tikuta, le visage pleurnichard, crispé et misérable, comme toujours. Il ne pardonne ni à Kadri ni à lui-même d’avoir reçu une ferme sur du sol sablonneux, alors que les autres en ont reçu une plus grande sur de la bonne terre. Ah, diable, pourquoi a-t-il demandé précisément cette ferme ? Il se maudit tous les jours et grogne de jalousie. Il est mécontent de son destin et hait Jaan, le fils de Kadri. Quand Kadri Parvi était encore riche, il avait mis des haillons sur le dos du gamin et l’avait envoyé mendier chez elle. Et il était revenu chaque fois avec des paquets. Il avait tiré profit de l’enfant. Maintenant que le garçon était devenu un homme et Kadri, pauvre, il ne rapportait plus aucun avantage. Et Tõnis Tikuta venait à la prédication, mais ne chantait pas. Allait-il user sa voix pour une pauvre petite ferme ? Que ceux qui ont reçu plus, qui ont une grande terre féconde, chantent et louent le Seigneur et Kadri. Tõnis Tikuta n’a aucune raison d’user sa chère voix. Il est là, silencieux et tranquille, et sa bouche semble soudée.
Kadri voit toujours de nouvelles gens. Comme ils sont devenus étrangers, comme ils ont changé durant ces années !
Elle regarde l’un, elle regarde l’autre — mais tous ses enfants ne sont pas ici. L’un est mort de maladie, deux sont partis en voyage, l’un est médecin dans une ville, l’autre est monteur dans une autre ville et combien en reste-t-il encore ? Elle essaie de compter ses fils d’après leur nom, mais elle a même oublié les noms. Était-ce Jaan, était-ce Jüri, était-ce Madis, Mihkel, Johannes ? Non, elle n’avait pas eu de Johannes, elle ne se souvenait pas de ce nom. Le jardinier se nommait Johannes, il avait reçu un morceau de terre et de forêt à Verivere. Mais non, le nom du jardinier était Jaak Jarski. Johannes, c’était quelqu’un d’autre. Était-ce le palefrenier, le surveillant ou le meunier ?
Kadri fait un geste de la main. — Peu importe ! Il a dû y avoir un Johannes, mais elle ne peut se souvenir. Elle n’a pas besoin de savoir tous les noms, elle a son Toomas
La prédication terminée, et après le dernier cantique, Kadri se lève et s’enfuit dans sa chambre. Elle ne veut pas entendre les lamentations de Tikuta et les pleurs de Jaan Sirgupalu. Sirgupalu ne peut plus rien faire d’autre que de parler en pleurant de son fils mort à la guerre. C’est toujours la même chose, toujours les mêmes mots. Kadri peut-elle pleurer avec tout le monde et prendre les soucis de tous dans son cœur ? Elle a déjà suffisamment entendu Jaan Sirgupalu. Cela commence toujours ainsi :
— Et alors, ce petit garçon vint avec cette lettre et dix roubles. Je tombais presque d’effarement. Comment ?… ce petit garçon avec une bouche rouge et un nez pointu était mon fils et moi, fou, je n’avais aucune idée de cela ? Au début, je n’avais pas voulu le croire. Je le regardais, puis je me regardais dans la glace, d’abord lui, ensuite moi. Mais pour vous dire, nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau. Quelle joie, quel bonheur ! Et mon garçon grandissait en longueur et en largeur et je ne voulais plus faire un pas sans lui. C’était un garçon gentil et gai. Quand il se mettait à rire, je devais rire aussi… Et puis, le jeune homme est parti à la guerre…. Il partit, mon fils, et ne revint plus. Ils m’ont rapporté un cadavre froid à la maison !
Kadri Parvi avait déjà entendu dix, cent fois cette histoire, si bien qu’elle avait fini par s’en lasser. C’était un pleurnicheur, un trombone de détresse ! Un homme de grande taille, avec un cœur d’argile ! Ses yeux coulaient comme des larmiers !
Où étaient la joie et le courage de leur jeunesse ? Pourquoi étaient-ils tous si sombres, si tristes et si vieux ?
Kadri Parvi, elle, ne sentait pas la vieillesse. Ses cheveux n’étaient même pas encore gris. Quand elle dénouait ses nattes, ils lui couvraient la poitrine et le dos. Avec l’aide de Dieu, elle avait déjà vécu soixante-trois ans, mais cela lui paraissait un court instant. La vie était encore devant elle, la vie et la jeunesse.
Quelquefois, quand elle se promenait sur la grand-route, quelque garçon venait à sa rencontre et lui disait une grossièreté. Kadri Parvi courait après lui, le saisissait par le col et criait :
— Eh bien, canaille, tu peux croasser comme une corneille. Qui t’a appris ces mots ?
Le garçon était tombé dans les griffes d’une ourse enragée.
— Je n’ai jamais fait de mal à personne ! criait Kadri, furieuse. Et toi, canaille, tu oses te moquer de moi et m’injurier ?
Elle donnait un bon coup au garçon et criait ensuite :
— La prochaine fois, tu en auras davantage si tu me tombes entre les doigts ! Regarde-moi ce gueux qui ose se moquer d’une femme honnête
Kadri Parvi allait déjà sur les soixante-dix ans, mais ses pommettes pointues étaient toujours roses et sous ses yeux, il n’y avait aucune ride. Seulement sa tête était blanche comme la neige et le châle qui lui tombait sur les épaules brillait au soleil, comme de l’argent.
Elle allait dans l’une ou l’autre ferme, entrait, regardait, examinait tout autour d’elle, s’asseyait sur le banc d’un air important et, désignant l’un ou l’autre avec sa canne, elle demandait :
— Qui es-tu ?
— Je suis la patronne ici, répondait l’autre. Liis Andervaks.
— Dans quelle commune et quand es-tu née ? T’es-tu mariée? Quand t’es-tu installée sur la propriété de Terikes? Combien d’enfants as-tu ? Qui est ton mari et a-t-il travaillé autrefois au mõis ? demandait Kadri.
Quand elle avait reçu une réponse précise, elle se levait et partait.
— Écoute, Liis Andervaks, disait-elle, soigne mieux tes enfants. Je les ai vu jouer dans la boue, ils étaient sales comme des diables. Et tu dois mieux nettoyer ta maison. Vois ! le balai se trouve au milieu de la pièce, la pelle à pain est sous le lit. Ce n’est ni joli ni digne d’une personne convenable.
Puis elle inclinait généreusement la tête et s’en allait plus loin.
On n’aimait pas les visites de Kadri. On lui fermait souvent la porte au nez. — Pourquoi cette vieille errait-elle partout ? Elle aurait depuis longtemps reposer dans la tombe ou dormir ses dernières années sous un pommier. Mais elle cheminait toujours, posant des questions à l’un et à l’autre, comme si elle avait été une grand-mère ou une tutrice. Elle croyait probablement toujours qu’elle était propriétaire du mõis et que les gens étaient à son service. Par le diable ! cette vieille femme était en retard de cent ans !
Même Tõnis Tikuta, le vieux tremblotant, courait à la rencontre de Kadri, et tout de suite commençait à grogner :
— Pourquoi te promènes-tu et mets-tu les gens du village en colère ? Ils ne t’aiment pas, ils ne se souviennent que du passé. Tu vois, moi aussi, j’ai fait une grande bêtise en acceptant de toi cette misérable ferme. Oh, Jésus-Christ, la pluie entraîne jusqu’au dernier grain de blé au bas de la pente ; il n’en reste pas assez pour rassasier un moineau. J’aurais mieux fait d’attendre jusqu’au grand partage des mõis. Crois-tu que je serais resté sans propriété ? Ils m’auraient donné de la terre noire et féconde. Que dois-je faire maintenant avec ce sable ? Ah, Kadri, Kadri, tu n’as pas été un bonheur dans ma vie ! Les autres non plus n’aiment pas penser à toi. Ne te promène pas. Une vieille femme ne court pas dans les fermes pour fâcher les gens !
Kadri poussait le vieil homme avec sa canne.
— Qui te dit, animal, que je suis vieille ? demandait-elle furieuse. Sais-tu, ajoutait-elle, en accentuant chaque mot, que ton petit-fils pourrait encore devenir un mari convenable pour moi ?
Tõnis Tikuta sautait tout à coup de côté, comme piqué par un serpent et la regardait quelques instants, étonné et effrayé.
— Tu dis vrai ? demandait-il alors.
— C’est ainsi, affirmait Kadri Parvi, il ferait un bon mari pour moi.
Et Tõnis Tikuta ne trouvait plus rien à dire. Il regardait Kadri d’un air bête comme s’il avait rencontré le diable lui-même au carrefour.
Ce n’est que quand Kadri Parvi avait déjà disparu derrière la colline qu’il revenait à lui. Il agitait les poings, grognait, criait, bien qu’il sût que sa voix ne portait plus jusqu’à la disparue :
— Hé là ! mon petit-fils ne t’épousera pas, criait-il furieux. Il arrivait dans sa cour et là encore, il attrapait une vraie rage. Dans sa colère, il cherchait encore à insulter Kadri :
— Une pareille, une pareille… mademoiselle, criait-il à la fin.
Kadri revenait tard dans la soirée, de sa tournée. Toomas lui avait laissé du pain et du lait sur la table du jardin. Elle rompait le pain, mangeait, buvait une cruche de lait et soupirait :
— Il n’y a plus d’anciennes gens, pensait-elle tristement. Il n’y a plus que quelques vieux tremblotants. Tous les autres sont allés chez leur Seigneur ou sont prêts pour le départ. Hier encore, ils riaient et plaisantaient t Aujourd’hui, ils sont vieux, leurs yeux sont chassieux comme des souches de goudron !
Même Martin Vaigla était courbé. Aujourd’hui, elle l’avait vu de loin. Kadri n’était jamais allée chez Martin Vaigla. Quand elle le rencontrait sur le chemin, elle se détournait de lui à temps. Elle avait honte devant cet homme, elle le craignait, elle n’avait plus échangé un mot avec lui depuis qu’elle avait quitté le cabaret.
Aujourd’hui, c’est un grand jour dans la maison de Terikes.
Plusieurs événements importants ont heureusement lieu en même temps : le soixante-dixième anniversaire de Kadri Parvi, le baptême du petit-fils de Meos Martin et la veille du mariage de Toomas Parvi, le fils de Kadri.
Depuis plusieurs jours, il règne dans la maison une activité intense : on égorge des animaux, on tue des oiseaux, on écorche des veaux. Kadri Parvi veut célébrer son anniversaire et le mariage de son fils avec pompe. Chacun devra garder le souvenir inoubliable d’avoir participé joyeusement à quelque chose de grand, d’important.
Et quand Meos Martin a fait savoir que le même jour, l’honorable sacristain viendrait dans sa ferme baptiser son tout-petit, ils ont décidé, après une longue discussion, pour que la fête soit plus solennelle et pour écarter toute concurrence entre Kadri et Meos, de fêter le baptême du petit-fils en même temps que l’anniversaire, dans la grande maison de Terikes.
Et il en fut ainsi, Meos Martin arriva dès le mardi soir avec sa famille et celle de son fils, avec des bêtes tirant des chariots chargés de casseroles, de plats, d’assiettes et de victuailles vivantes et non vivantes. Quatre forts chevaux traînaient de grandes charrettes sur lesquelles il y avait une quantité d’enfants. Les adultes marchaient derrière et faisaient avancer les animaux destinés au grand banquet : des veaux, des porcs, des poules, des moutons, des dindes et d’autres encore, Meos Martin avait même pris ses quatre chiens avec lui : ils pourraient dévorer tous les os qui resteraient, s’était-il dit. Il avait aussi amené deux cochons, non pour les égorger, mais pour les engraisser. Il resterait également quelque chose pour eux, ne fût-ce que l’eau de la vaisselle, sans parler de tout ce qui, à cause de la chaleur, deviendrait mauvais. Et ainsi, aucune nourriture sacrée ne serait jetée aux ordures.
Maintenant, Meos Martin est assis au jardin, dans la tonnelle, avec une bouteille d’eau de vie et un jambon sur la table ; il distribue fermement ses ordres, comme un commandant sur son navire. Non, que Kadri ou quelqu’un d’autre n’aille pas croire qu’il veuille faire baptiser son petit-fils aux frais de Kadri ! Meos a des bêtes, du blé et de l’argent qu’il peut se permettre de gaspiller aux grandes occasions, notamment maintenant, bien que cette cérémonie solennelle se passera sous le toit de Kadri. Il ne l’a pas demandé, mais ils ont les mêmes connaissances et les mêmes amis. Comment les partager ? Aussi, si Kadri fait cuire une fournée de pain, Meos Martin demande à sa femme d’en faire cuire au moins deux. Si Kadri fait tuer une paire de dindes, Meos doit en sacrifier au moins trois. Si Kadri met dans le pain deux livres de raisins, Meos pense qu’il faut en mettre au moins dix dans le sien. Non, sacré diable ! bien que Kadri ait deux importants événements — l’anniversaire et la noce — et que lui, Meos, n’en ait qu’un, le baptême, chacun au village doit pourtant savoir que la plus grande partie des largesses est venue de lui. Il a déjà appris à sa famille ce qu’il fallait dire aux invités. Depuis sa femme jusqu’au berger, tout le monde a dû apprendre ses commandements par cœur comme le « Notre Père ». On a veillé à ce que le plus grand honneur et les plus grandes louanges tombent sur Meos.
On a fait venir du village une quantité de femmes en qualité d’aides. Elles courent en claquant les portes et en faisant trembler la terre. Elles vont d’un bâtiment à l’autre, rouges, tout en sueur. On a déjà fait cuire trois fournées de pain spécial et trois de biscuits. On a déjà cassé trois cents œufs. Quatre veaux et deux cochons de lait sont déjà transformés en sült. On apporte les rôtis sur les pierres de la saun pour qu’ils restent chauds et une foule de dindes et de poulets attendent encore leur tour.
— Meos, cher Meos, vient se lamenter la patronne de Martin auprès de son mari, dans le jardin. Kadri commence à préparer de la glace !
— Beaucoup ? demande le maître, grave.
— Elle bat et frotte dans le seau ! Comment saurais-je combien elle en a ? se plaint la patronne Ann.
— Prenez un baquet et faites la même chose ! dit Meos avec autorité.
— Tu me demandes de faire tout un baquet, mais, mon Dieu ! nous n’avons pas de glace ! dit-elle.
Meos fronce les sourcils, boit plusieurs verres de suite avec impatience, et dit, furieux :
— Prenez le baquet et faites de la glace. Il ne me regarde pas si vous savez le faire ou non. Je vous ai éduqué toute ma vie par le fouet et la canne, et malgré cela, vous ne savez pas faire de la glace !
Les cheminées fument sans arrêt depuis une semaine et les cuisinières et les fours sont brûlants.
Andres, le petit-fils de Meos Martin, le frère du petit qui va être baptisé, se balade dans la cuisine, crache sur le four et s’amuse à écouter les pierres brûlantes crépiter et pétiller. On lui a donné une longue aiguille à tricoter pour piquer dans les boudins. Mais quand il en a fini avec trois grandes casseroles, il n’en peut plus et s’enfuit.
On prépare le café dans le grand seau de dix litres. Dans la pièce de derrière, se trouvent des bouteilles de vin et de liqueur. Finalement, les femmes commencent à s’occuper des volailles. Elles les portent dans le jardin et commencent à les plumer sous les pommiers. Les plumes s’envolent et tourbillonnent comme une tempête de neige.
On a invité des hôtes venant de loin et des voisins. On les a conviés pour le samedi matin déjà. Selon le projet convenu entre Kadri Parvi et Meos Martin, l’ordre de la fête doit se régler de la façon suivante.
Le matin, après le déjeuner et le café, quand les invités n’auront pas encore eu le temps de s’enivrer, l’honorable sacristain fera un discours en l’honneur de Kadri. Les invités devront écouter debout et avec un sérieux de chrétien. Après la prédication et le chant en commun, on mangera des biscuits et on chantera encore « Vive Kadri ». Ainsi se terminera la première partie de la fête. Ensuite, si elle est en bonnes dispositions, Kadri dira quelques mots de remerciements, après quoi on se mettra à table. Après dîner aura lieu le baptême du petit-fils de Meos, toujours avec discours chants et toasts, et ensuite, on mangera des biscuits. Pour suivre : café, glace, vin et bière. C’est alors que viendront les fiancés, Toomas Parvi et Maarja Melts, la fille unique du riche propriétaire Jaan Melts. Le sacristain prononcera une courte allocution et les bénira, On chantera et, après le toast, on servira des biscuits, on offrira également quelques verres et chacun se mettra à table pour le souper. Le souper, la danse et le chant, dureront jusqu’au lendemain matin.
Quand ce sera le moment du petit déjeuner, on servira du café, de l’eau de vie et de la bière. Après s’être ainsi affermi le corps, on ira à l’église pour le mariage. La noce durera, selon le projet, jusqu’au mardi matin. La fête se terminera par une prédication du sacristain. Après cela, on chantera encore, on boira les derniers verres, on mangera encore des biscuits et les invités pourront partir. Tout devra se passer avec une dignité, une sérénité solennelles, comme c’est l’habitude chez les gens bien élevés et de bonne éducation. Il faut fermement se garder des disputes, des querelles et des discussions trop vives. Les surveillants porteront un bandeau blanc à la manche gauche. On a choisi pour cela Jakob Aapsipää, le plus jeune fils de Jüri Aapsipää, Albert Tikuta, fils de Tõnis Tikuta, Jüri Martin, fils de Meos Martin, Jaak Jarski, fils de Jaan Jarski. Ces hommes auront pour mission de liquider rapidement et en toute dignité les querelles. S’il arrive qu’un fou donne un coup de bouteille sur la tête d’un autre ou lui plante une poignard dans le ventre, il faudra transporter rapidement le blessé dans l’ait où on lui donnera les premiers soins médicaux. Quant à celui qui a frappé, il sera lié avec des cordes solidement et avec dextérité, puis, sans que les autres invités puissent le voir, on le transportera dans la cave, sur des baquets à bière vides, jusqu’à ce qu’il s’endorme et revienne à la raison. Les premiers secours seront donnés par Madis Jarski, le plus jeune fils de Jaan Jarski, qui est infirmier et qui viendra de la ville à cette occasion. Sont nommés en même temps, pour assister les surveillants, le garde champêtre Joonas Simpson et l’homme de la garde civile, Peeter Pitka.
Le programme de la fête commune de Kadri Parvi et de Meos Martin avait été étudié et rédigé pour que, après, quand la fête serait terminée, il n’y eût ni malentendu ni discussion. On avait prévu les plus petits détails.
Kadri avait envoyé une gentille lettre au sacristain en le priant de venir le samedi matin de bonne heure. Ce n’était plus le vieux sacristain qui avait baptisé les nombreux enfants de Kadri. Celui-là était mort de vieillesse quelques jours auparavant. Le nouveau n’était arrivé que la veille. Ni Kadri ni personne du village ne l’avait encore vu, mais à en croire les ragots, il venait de Saaremaa et était un homme simple et loquace.
Et le samedi matin arriva enfin.
Kadri n’avait pu dormir de la nuit. Le soir, elle était allée à la saun et elle s’était fustigée et lavée jusqu’à minuit. Elle était alors entrée dans sa chambre et avait commencé à s’habiller. Elle avait sorti du fond des malles tous les beaux vêtements de son bon passé. Les gants en dentelle blanche, les robes de soie de sa jeunesse, les châles, les manchons et les chapeaux étaient tellement mangés des mites qu’ils s’émiettaient quand on les prenait en main. Les vieux souliers étaient également hors d’usage. Mais l’une ou l’autre chose avait résisté : un morceau de tissu, une pièce de dentelle qu’on pouvait encore mettre en y faisant un point. Pour la circonstance, Kadri voulait s’embellir. Ce jour était très important, plus important qu’aucun autre de sa vie. C’est pourquoi elle désirait porter sur elle tout ce qu’elle croyait être joli et cher, les dentelles, les broches, les fleurs en velours multicolore. Elle mit même un chapeau. Il était démodé et grand comme une meule de foin. C’était plutôt un nid de cigogne avec des oiseaux et des plumes, au bord duquel pendaient des franges brillantes.
Quand Kadri Parvi arriva finalement dans le jardin, Meos Martin sauta sur ses jambes :
— Oooh s’écria-t-il effrayé en la regardant avec de grands yeux.
— Oui, oui, dit fièrement Kadri, je suis ainsi, quand je me soigne un peu. Est-ce que je te plais ? Peut-être ai-je arboré quelques choses démodées, mais on ne peut toujours suivre la mode. Le principal est que le tout soit beau et convienne à une femme bien élevée.
Meos Martin regarda un peu de côté, but un verre et ne put dire que :
— Très joli, très joli !
Quel épouvantail ! pensait-il au fond de lui. Elle s’est habillée d’une telle manière que si elle venait à ta rencontre dans un lieu solitaire, tu grimperais immédiatement sur un arbre et tu commencerais à réciter le « Notre Père ».
— Très joli, oui, confirma Kadri, mais cela m’a pris du temps et du soin.
Elle caressa joyeusement une dentelle, arrangea une fleur et dit, heureuse :
— Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre les invités.
Le soleil s’était levé et les premiers hôtes commençaient à arriver devant la grande maison. Le premier fut Tõnis Tikuta avec sa grande famille. Sa voiture était tellement remplie que, quand elle se vida, cela fit une fourmilière sans fin. La cour fut tout à coup remplie d’hommes, de femmes et d’enfants, chacun pestant, jurant, hurlant ou appelant. Albert Tikuta, le fils de Tõnis, mena le cheval dans la grange et cria quelque chose aux femmes et aux enfants, mais le vieux vint dans le jardin pour saluer et féliciter Kadri.
— Ainsi, nous voilà enfin arrivés jusqu’ici, dit-il. Bonjour et un bon et heureux anniversaire !
Il mit un peu la bouche de travers, pressa sa pipe entre les dents et resta immobile devant Kadri. Il ne voulait pas que cette femme crût qu’il était venu ici, rempli d’estime et de respect, spécialement pour ces plats, pour ces vins, cette grande et brillante réception et ce baptême ! Non, il n’était venu que pour montrer une fois de plus à cette femme et à tout le village sa colère et son mépris
— Regarde-moi cette dame ! Elle s’habille comme une reine et veut frapper tout le monde par la magnificence de ses plats et de ses boissons ! Non, par le diable, Tõnis Tikuta pouvait dire que Kadri ne l’éblouissait pas. Non ! Tout cela le laissait froid, dût le miel tomber du ciel avec accompagnement du chœur des anges ! Tõnis Tikuta avait vu des fêtes plus brillantes, il en avait été témoin, de ses propres yeux. Cette vieille femme, elle avait ruiné toute sa vie et maintenant, elle venait encore faire étalage de son luxe !…
Maintenant dans la cour, le riche maître de Leos, Jaan Melts, arrivait avec sa femme et sa fille, la fiancée. En sautant de la voiture, il jeta les rênes à sa femme et resta sur place.
— Il n’y a pas d’ordres ? Personne ne vient à ma rencontre ? cria-t-il à haute voix. Il regarda autour de lui comme un ours, leva le nez. Il était furieux et blessé.
— Maman, allons-nous retourner ? demanda-t-il avec entêtement. Je crains qu’il n’y ait pas de fête ici aujourd’hui.
— Comment ? mais voilà déjà l’heureux fiancé, Toomas Parvi.
— C’est toi ? dit le maître de Leos, Jaan Melts, en prenant un air étonné. Occupe-toi de cette voiture et des femmes ! Moi, j’ai encore besoin de me promener un peu.
Il tourna brusquement les talons et partit. Vraiment, que devait-il faire ici, quand le sacristain n’était même pas encore arrivé ? Il ne serait pas venu si tôt, mais comment résister aux cris des femmes ? Le maître de Leos n’aime ni Toomas, ni sa folle mère Kadri.
Mais que faire quand un homme pareil, le fils naturel d’une fille, vient dans ta maison, séduit ta fille, l’entraîne dans la honte et alors veut devenir ton beau-fils ? Il aurait dû prendre une canne et montrer à cet animal le chemin de Jérusalem, mais à quoi bon monter quand il est trop tard, que tu dois faire un visage aimable, causer gentiment et être d’accord sur toutes les propositions d’un bâtard ! Eh bien, le maître de Leos a abandonné les femmes ; que ce bâtard les prenne maintenant toutes deux ! Que peut faire un Jaan Melts contre le destin et contre les gueux ? Il a dans la vie un principe ferme : contre le destin et les gueux, un homme est impuissant. C’est pourquoi, il vaut mieux capituler devant eux sans combat. Cela épargne les excitations inutiles !
Et Jaan Melts, le patron de Leos, va dans la forêt, se couche sous un arbre dans l’intention de faire un bon somme. Il n’ira pas à la fête avant que le soleil ne soit au sud. Peut-être alors daignera-t-il aller voir ! Qu’ils mangent et boivent sans lui ! Il a envoyé là-bas ses bêtes, son blé et son argent. Que cette foule de gens digère sa fortune ! — Qu’y peut-il ?
Et bientôt, le maître de Leos ronfle, les mains croisées sur la poitrine et les jambes écartées.
Toomas Parvi a conduit sa fiancée dans l’ait et reste debout devant elle, plein d’étonnement, d’estime et de joie. Il n’ose même pas la regarder. II se contenterait de garder la jeune fille sur ses genoux et de l’entourer de ses bras. Mais garde-toi — elle est vive comme du mercure et ne reste pas un moment tranquille. Et Toomas n’arrive pas à l’amener sur ses genoux. Elle est agitée et saute d’une place à l’autre, comme une sauterelle. Comme il serait agréable, maintenant qu’ils sont à deux, de tenir conseil au sujet de maintes choses ; plus tard, on n’en aura plus le temps. Hélas ! les femmes sont ainsi : jamais elles ne devinent les dispositions de l’homme. Et Maarja Melts est déjà sortie de l’ait et elle court comme un enfant à travers le jardin.
Les voitures arrivent l’une après l’autre dans la cour. La famille de Jüri Aapsipää, avec trois voitures, Jaan Jarski et sa famille, dans un superbe carrosse. Les relations et les amis de loin et de près, les maîtres et les fermiers, les ouvriers et les employés, les femmes et les hommes, les jeunes filles et les enfants, tout cela coule comme une large rivière devant la grande maison. Kadri Parvi et Meos Martin n’ont rien d’autre à faire que rester tranquillement à leur place et d’agréer les nombreuses félicitations et les présents. Quelques femmes lestes font le service entre l’ait et Kadri, transportant des demi-veaux et des cochons de lait, des jambons, des pains, des gâteaux, des bouteilles de vin et toutes sortes d’autres marchandises qu’apportent les invités.
— Ainsi vont les choses, pense tristement Meos Martin. On transporte tout dans l’ait, mais personne ne fait la différence entre ce qui est pour Meos Martin et ce qui est pour Kadri. Nous sommes tous deux les maîtres de la fête ; comment partagera-t-on, après, tous ces jambons et ces vins ?
Et un fou, le garde civil Peeter Pitka, a apporté un poulain.
— J’avais un pareil animal à la maison, a-t-il dit joyeusement. Je me suis demandé quoi en faire. Et une bonne pensée a traversé mon esprit — je vais amener le poulain comme présent. Ainsi avait parlé Peeter Pitka en attachant le poulain au poteau.
— Quel animal ! pense Meos Martin. Il a apporté un beau poulain et il n’a pas dit pour qui. Est-ce pour mon mignon petit Joonatan, pour Toomas Parvi ou pour la septuagénaire Kadri Parvi ? Il l’a amené dans l’idée que la vieille montera peut-être encore à cheval dans ses vieux jours. Va maintenant savoir pour qui le garde civil a apporté le poulain !
Eh diable ! quelle idée malheureuse d’organiser la fête en commun ! Quelle misérable et mauvaise idée ! Maintenant, on va remplir les ait de Kadri jusqu’au plafond et lui, Meos Martin, qui s’est presque ruiné pour cet important événement, pourra s’essuyer la bouche. Et ces hôtes sont bizarres. Aussitôt qu’ils descendent de leur voiture, ils courent d’abord auprès de Kadri et ensuite, chez lui. Ce devrait être le contraire, car Meos a plus dépensé. Meos devrait avoir plus d’honneur et de respect. Tout ce qu’on apporte devrait passer par les mains de Meos et non par celles de Kadri. Si les choses continuent ainsi, son mignon petit Joonatan ne recevra pas dix couronnes de présents. Non, il est grand temps que la famille s’occupe de ses affaires. Aussitôt qu’une voiture arrivera dans la cour, que sa famille l’encercle, remercie au nom de Meos Martin et dise tout de suite combien a coûté cette fête, combien de veaux, de cochons, de poulets, de dindes, de canards et de moutons Meos Martin a fait tuer. En un mot, il faut que, avant d’avoir pu descendre de sa voiture, l’hôte ait une idée claire et précise de la vraie situation.
Et Meos Martin s’éloigne de quelques pas de Kadri et appelle :
— Ma patronne Ann ! Écoute, ma patronne Ann !
Ann court déjà à pas rapides auprès de son mari.
— Qu’y a-t-il, demande-t-elle timidement. Quelque chose va-t-il mal ?
— Il n’y a que toi, imbécile, pour croire que cela va bien ! se fâche Meos Martin. N’avais-je pas expliqué à toute la famille comment il fallait s’y prendre et se conduire ? N’avais-je pas enfoncé dans vos crânes qu’il fallait stipuler à chaque invité aux frais de qui toute cette pompe était organisée ? Mais qu’en faites-vous ? Rien. Regarde donc de tes propres yeux ! Pour Kadri, on apporte jusqu’à un poulain. Pour notre petit mignon, on n’a encore rien apporté qui soit digne de porter un nom ! Les ait et les granges de Kadri sont déjà remplies, mais moi, je suis ici comme un vieux fou et je tiens ma pipe à la main, car il est honteux pour le maître de la fête de rester les mains vides. Regarde où nous a conduits votre silence !
— Nous faisons tout notre possible, s’excuse la patronne Ann. Nos bouches ne sont pourtant pas fermées avec de l’argile.
— Vous moulez du vent, dit Meos Martin en colère. On ne tire aucun avantage de vous. Je dois m’enfoncer sous terre de honte. En ces quelques jours, je deviendrai tout gris. Et maintenant, je te répète encore une fois, Ann, et tu le diras à toute la famille. Aussitôt qu’une voiture arrive devant la maison, que les nôtres l’encerclent, qu’ils remercient au nom de Meos Martin pour l’aimable visite, qu’ils informent qu’on a fait tuer tant d’animaux, qu’on a cuit tant et tant, dépensé tant et tant d’argent. En un mot, vous devez accueillir les hôtes comme les nôtres et non comme ceux de Kadri. As-tu compris ? Entendu ? Et maintenant, va et sois leste !
Puis il se mit de nouveau à côté de Kadri pour recevoir les invités.
Sans cesse arrivaient de nouvelles voitures. Il y avait déjà des rires, des cris et du bruit, Toutes les pièces étaient remplies ; les bouteilles d’eau de vie passaient de main en main. L’infirmier Madis arriva également, ainsi que le garde champêtre Joonas Simpson.
Les présents commencèrent aussi à s’accumuler dans les mains de Meos Martin. On les lui remettait timidement en disant :
— C’est pour le petit-fils !
— C’est très bien ainsi, répondait Meos Martin en le mettant dans sa poche. Et si le présent était plus grand, il le donnait à une jeune fille. Maintenant, lui également, à l’exemple de Kadri, avait quelqu’un qui courait entre lui et l’ait.
Mais la discussion au sujet du poulain devait encore venir, pensait Meos Martin. L’affaire du poulain trouverait sûrement sa solution plus tard.
Les surveillants se promenaient d’un air important et sérieux. Ils avaient partagé le travail entre eux : la surveillance du jardin à Jakob Aapsipää, les bâtiments à Jüri Martin, la cour à Albert Tikuta, les broussailles et les prairies environnantes à Jaan Jarski. Dans les cas urgents, ils devaient se précipiter rapidement au secours l’un de l’autre. Et ils avaient donné à Kadri la ferme promesse qu’ils boiraient peu de vin, qu’ils seraient polis envers les invités et qu’ils feraient de leur mieux pour que le festin finisse bien. Ils se promenaient fièrement dans la foule, un bandeau blanc au bras, et volaient comme des corneilles sitôt qu’ils entendaient quelque part un cri plus fort. Ils n’avaient pas encore d’occupation ; les gens étaient encore sobres et calmes.
L’infirmier Madis Jarski avait préparé dans l’ait tous les bandages nécessaires, des bouteilles d’iode et des emplâtres, comme s’il avait été au front. Il regardait avec complaisance les garçons, les patrons et les timides fermiers, essayant dès maintenant de supputer à qui il devrait bander une blessure de poignard, à qui coller un emplâtre sur la tête, à qui mettre une éclisse sur une jambe cassée. Comme il voyait des bouteilles de vin et de liqueur dans la chambre de derrière et qu’il connaissait les villageois, il était tout à fait certain qu’aujourd’hui ou demain, il aurait du travail… Aussi, il prenait sa part à temps, car plus tard il n’en aurait plus l’occasion.
Mais le sacristain, lui, ne venait pas.
Selon le programme de Kadri, les invités auraient déjà dû se mettre à table, boire du café et de l’eau de vie, manger du sült et du pain blanc. Mais le sacristain était en retard et sans sacristain, on ne pouvait commencer.
Les tables étaient déjà dressées. Dans deux grandes salles, s’allongeaient des tables de dix toises. Le café était déjà versé dans les tasses. Les femmes n’attendaient que l’ordre de Kadri et de Meos Martin pour demander aux invités de se mettre à table. La foule devenait impatiente — Que signifiait tout cela ? Était-ce une plaisanterie ou une erreur ? Ils étaient bien invités, ils étaient bien venus, mais ils restaient là, comme des fous, contre les murs, et personne ne les conviait à se mettre à table. Où restait donc ce maudit sacristain ?
Kadri s’en fut devant la maison, mit ses mains en abat-jour, mais ne vit personne sur la route. Peut-être le sacristain n’avait-il pas reçu sa lettre et ne viendrait-il pas. Quelle honte et quelle humiliation il en découlerait !
Tõnis Tikuta criait le premier. Il était déjà arrivé à s’enivrer. Il était au milieu du gazon et parlait :
— Je pense que le sacristain ne viendra pas, disait-il en riant. Pourquoi devrait-il venir jusque dans ce misérable trou ? Si quelqu’un veut faire baptiser son enfant, qu’il aille à l’église ! Si quelqu’un veut célébrer son soixante-dixième anniversaire, qu’il aille chez le sacristain ! Quel chien enragé deviendrait ce sacristain, s’il devait se déranger d’une ferme à l’autre ?
Tõnis Tikuta vivait un moment merveilleux. Dieu, dans les cieux, faisait expier finalement à Kadri ses nombreux péchés et toutes ses injustices. Si le sacristain ne venait pas, le jour le plus important de Kadri sombrerait dans l’opprobre et cette femme finirait dans une honte éternelle. Elle avait besoin d’une pareille punition, pour tout ce qu’elle vantait et prodiguait comme une reine. Maintenant, enfin, s’accomplissait la lourde punition de Dieu. Et lui, Tõnis Tikuta, pourrait voir Kadri succomber sous la vergogne.
Quelqu’un de plus impatient criait déjà à Meos Martin :
— Écoute, patron, tu as probablement un petit-fils à baptiser. Ne commencerons-nous pas cette cérémonie ? La soirée s’annonce déjà !
Et Meos Martin courut vers sa famille pour délibérer.
— Que faire maintenant ? Il n’y a pas de sacristain, dit-il, rouge de rage.
Kadri s’affairait également. Elle eut beau envoyer le petit Andres regarder sur la grand-route s’il ne voyait pas de nuage de poussière, Andres revint tout de suite, se planta devant Kadri et dit avec indifférence :
— Il n’y a personne à voir.
— Singe que tu es ! cria Kadri, furieuse. Pourquoi es-tu revenu me dire cela ? Reste sur la colline et regarde. Regarde bien et avec attention, et quand tu verras le sacristain alors, tu viendras me le dire.
On décida finalement d’appeler les invités à la table. Kadri se proposait de réciter les vers elle-même. Elle cherchait déjà la Bible et le livre de Cantiques, les yeux rouges de honte. Mais la foule en se mettant à table, ne prit pas garde à la maîtresse. Le bruit des assiettes commença et tout de suite, les gens se mirent à bavarder amicalement et les bouteilles de vin passèrent de main en main. Personne ne se soucia d’attendre jusqu’à ce que Kadri eût trouvé les vers qui convenaient:
Kadri resta sombre et triste, assise à la place d’honneur. Le livre de Cantiques demeura fermé.
— Où donc est accroché ce sacristain, ce maudit pécheur ? pensait-elle tristement. On a bien travaillé ! Les hôtes sont là, les frais ont été grands, et maintenant, au moment où la joyeuse fête peut commencer, ce fou n’est à trouver nulle part. Qui fera, à sa place, une prédication en l’honneur de Kadri ? Qui dira quelques mots gentils à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire et qui chantera quelques jolis vers ? C’est la honte, le déshonneur ! Tout le programme est bouleversé… Si elle envoyait à cheval chercher le sacristain ? Mais le cheval le plus rapide ne serait pas de retour avant le soir.
Kadri est sombre à la place d’honneur et ne lève pas les yeux. Soudain, on pousse la porte et le petit Andres tombe comme une balle dans la salle.
— Ils viennent, ils viennent ! crie-t-il en jubilant.
— Qui, quoi ? crient des voix pêle-mêle.
— Le sacristain est là et son assistant avec lui, explique le petit Andres.
Kadri Parvi se lève, arrange un peu ses cheveux. Elle est de nouveau digne, importante et sérieuse.
— Tu me dis la vérité ? demanda-t-elle au garçon, et sa voix tremble.
— La vérité, rien que la vérité, affirme Andres.
Kadri Parvi, Meos Martin, Toomas Parvi, Maarja Melts et plusieurs hommes et femmes se lèvent et se précipitent à la rencontre du sacristain.
Seul Tõnis Tikuta reste assis et murmure :
— Il n’y a pas de justice et il n’y en aura jamais !
Deux hommes venaient par la grand-route. L’un, un peu plus âgé, marchait gaiement et en sifflant. L’autre, plus jeune, paraissait abattu et regardait devant lui d’un air maussade. Ils étaient tous deux couverts de poussière, leur visage était brûlé par le soleil et le vent. Le plus âgé avait un kannel suspendu par une corde autour de son cou et de temps en temps ses doigts préludaient instinctivement à une mélodie joyeuse. Il parlait sans cesse, se réjouissait de la beauté du paysage, s’enivrait de la vue des forêts et des champs. Sa large poitrine était découverte et il se réjouissait à chaque souffle du vent. Son nom était Nipernaadi.
Son compagnon ne lui répondait pas. Il marchait derrière Nipernaadi sans regarder ni à gauche ni à droite, il traînait des pieds fatigués. Il était plus jeune, mais courbé, maussade, comme s’il marchait à contre-cœur. Il avait même tiré son chapeau sur les yeux. Le nom de cet homme était Taavet Joona.
— Tu verras bien, cher ami, disait le plus âgé, que tout finira encore au mieux. Nous trouverons du travail quelque part, ou bien il se passera quelque chose de merveilleux. Si depuis une vingtaine de jours, tout va mal, il est assez logique que commence maintenant une bonne période. Les jours sont toujours alternativement bons et mauvais, et c’est pourquoi nous n’avons pas la moindre raison de nous plaindre.
Comme le plus jeune ne répondait pas, le plus âgé dit, un moment après :
— Il ne faut ni se plaindre ni soupirer. Un homme abattu ne vaut pas plus qu’un champignon sous un arbre.
— Il y a trois jours que je n’ai plus rien eu à me mettre sous la dent, grommela le plus jeune en jetant un coup d’œil rapide méchant sur son compagnon.
— Vraiment, déjà trois ? s’étonna Nipernaadi. Et moi je me sens aussi bien que si j’avais fait un bon repas hier soir. Ne sois pas triste, Joona. Tu vois cette grand-route : elle est remplie d’ornières qui serpentent, comme s’il y avait passé beaucoup, beaucoup de gens saouls. Tu vois, ici, il y a beaucoup de traces de pas d’hommes et là, un peu plus loin, il n’y en a plus aucune. Cela veut dire qu’ici ils ont marché à côté des voitures et que là, ils sont montés dedans. Je veux bien parier qu’ici tout près, il y a une fête de noces. Le samedi, en général, on ne célèbre pas de mariage à l’église, et ceci doit être un mariage chez des gens très riches et qui ont déjà invité leurs hôtes un jour à l’avance.
— Et quel avantage tirerons-nous de cela ? grogna Joona, sans espoir.
— Comment ? s’étonna Nipernaadi. Mais il n’y a pas de noces où nous ne serons les bienvenus. Ne sais-je pas jouer du kannel et le Seigneur ne t’a-t-il pas donné une jolie voix ? Mon Dieu, avec nos talents, un homme peut faire dix fois le tour de la terre sans connaître la misère.
Soudain, il s’arrêta, étonné.
— Joona, dit-il joyeusement, regarde donc ces gens importants qui se précipitent à notre rencontre ? Ils accourent ici comme si nous étions des enfants prodigues.
Joona leva flegmatiquement la tête et fit un signe de la main.
— C’est une illusion, dit-il, sombrement. Pourquoi crois-tu qu’ils courent précisément vers nous et que c’est nous qu’ils attendent ?
— Précisément nous ! dit Nipernaadi. Tu ne vois pas comme ils agitent leur mouchoir, rient et courent comme si nous étions de riches oncles d’Amérique. C’est sûrement là qu’a lieu la noce. Ils ont besoin de musiciens, ils ont vu mon kannel et maintenant ils viennent nous inviter.
Une telle foule pour des musiciens ! Joona ne le croyait pas. Maintenant, lui aussi regardait avec plus d’attention. Ces gens couraient vraiment à leur rencontre.
— C’est sûrement une erreur, dit tristement Joona. Ils nous prennent pour quelqu’un d’autre.
— Qu’ils nous prennent pour un nouveau Messie s’ils veulent, décida Nipernaadi, mais j’irai avec eux. Ah, diable, mon estomac se réjouit déjà du plaisir de la digestion et mon nez est rempli des plus douces odeurs de rôtis.
Kadri Parvi, Meos Martin, Maarja Nelts, Toomas Parvi et une bande d’hommes et de femmes étaient arrivés tout près d’eux. Ils encerclèrent rapidement les voyageurs en croassant comme des vautours s’approchant d’une charogne. L’un les saisit par la manche, l’autre par la main, un troisième, un quatrième et un cinquième sautant autour d’eux et leur bouche furent à la fois remplies de récits et de questions.
— Ah, mes chers, mes chers amis, où êtes-vous restés si longtemps ? s’écria Kadri avec joie.
— Nous avons attendu, attendu, dit Maarja, l’heureuse fiancée.
— Nous avions aussi un peu d’occupation ailleurs, dit Nipernaadi souriant, en se laissant traîner par dix mains.
— Tiens, tiens, vous aviez de l’occupation ailleurs ? s’étonna Kadri. Est-ce à Kooraste ? Ou à Sanglepa ? Ou dans la commune d’Embu ?
— Ici et là, dit Nipernaadi.
— Tiens, tiens, ici et là, dit Kadri Parvi. Et nous attendions. La situation devenait gênante. Les invités sont déjà tous là, et vous n’y étiez pas. Mais c’est bien que vous soyez quand même venus !…
Meos Martin commençait déjà à se fâcher.
Oho, diable ! chaque misérable femme et homme a saisi la manche de monsieur le sacristain mais lui, le maître de la fête et le grand père du petit qui doit être baptisé, il ne peut s’en approcher.
Et il se fraie un chemin à grand renfort de coudes.
— Ces messieurs ne désirent-ils pas un petit coup ? dit-il en tenant une bouteille sous le nez de Nipernaadi.
— Laisse-les tranquille ! dit Kadri, furieuse. Il ne convient pas à ces messieurs de boire à la bouteille sur la grand-route. Ce ne sont pas des paysans. Puis, elle change d’air et de voix :
— Mais, comme c’est aimable d’être tout de même venu. Qu’aurions-nous fait sans vous ? Et vous avez un kannel avec vous ? Nos gens connaissent aussi les airs des cantiques sans kannel, mais avec un kannel, ce sera plus agréable. Et celui-ci est probablement votre jeune assistant ?
— Oui, dit Nipernaadi, c’est mon jeune assistant. C’est un très gentil garçon, son nom est Taavet Joona. Si vous avez besoin d’un chanteur, les anges même n’ont pas une voix plus jolie.
Joona était sur des charbons ardents. Il avait bien essayé de se libérer, de se défendre et de protester, mais les femmes l’avaient pris fermement entre elles. Il grognait comme un chien capturé et cherchait dans quelle direction se sauver.
— Mon Dieu, comme je suis distraite ! cria subitement Kadri Parvi quand toute la société fut déjà arrivée près de la grande maison. Ces messieurs sont des étrangers ici et ils ne savent pas à qui ils ont à faire. Comment ai-je pu oublier de faire les présentations.
Et en poussant les gens du côté de Nipernaadi et de Joona, elle se mit à expliquer :
— Regardez ici. Moi-même, je suis Kadri Parvi, la maîtresse de Terikes, dont on célèbre aujourd’hui le soixante-dixième anniversaire et dans la maison de qui vous êtes invités. Voici mon cher fils Toomas Parvi et, à côté de lui, cette jeune fille est sa fiancée, Maarja Melts. Et voici Meos Martin, dont nous devons aujourd’hui baptiser le petit-fils. Les autres autour de vous sont tous de braves membres de la paroisse et, vous ferez connaissance avec eux plus tard.
Elle fit une petite révérence, sourit et dit :
— Les autres invités peuvent maintenant retourner à table. Nous voulons un peu délibérer avec ces messieurs au sujet du programme de la fête d’aujourd’hui, et ensuite, nous vous rejoindrons.
— La fête d’aujourd’hui, pour sûr, dit à son tour Meos Martin, il nous faut en parler. À cause du retard de ces messieurs, il faut envisager des changements. Mais peut-être ces messieurs auraient-ils l’amabilité de prendre d’abord un petit verre ? Je cours tout de suite chercher quelque chose.
Et, mettant la bouteille dans la main de Nipernaadi, il courut vers l’ait.
— Un homme très gentil et aimable, dit Nipernaadi en regardant Meos avec amour.
— Très, dit Joona.
Kadri Parvi se sentit un peu blessée que la première louange de l’honorable sacristain eût échu à Meos, à ce fermier mal élevé, qui croyait connaître le bon ton et les belles manières et qui n’avait aucune idée de la manière dont il fallait parler à des personnes de rang. Le sacristain paraissait un homme simple, il n’avait même pas de col au cou et il portait de grandes bottes. Mais un homme instruit prend souvent une apparence simple pour ressembler à son entourage. Et Kadri Parvi fit un petit signe de tête et demanda aux hommes d’aller dans le jardin. Là, elle leur indiqua un siège sous la tonnelle, prit le long programme de la fête et commença à en lire les articles, en attirant leur attention aux endroits où l’on parlait de prédication et de chants. Mais Meos Martin arrivait avec sa femme. Il déposa sur la table de lourds plats de sült, des volailles rôties, du pâté, une bouteille de cognac et d’autres choses à manger et à boire.
— Ces messieurs ont sûrement faim, dit Ann, l’épouse de Meos. Ce n’est pas chose facile que de faire un pareil trajet à pied.
— Et un petit coup ne fera pas de tort ! compléta Meos en versant du vin dans les verres.
— Que pensez-vous de notre programme ? demande Kadri, froidement. Elle était furieuse que le couple des Martin se mêlât à la conversation.
Tout en mangeant et en buvant, Nipernaadi dit amicalement :
— Vraiment, le service divin est une très bonne chose, mais si on l’emploie trop, il devient vite lassant. Je pense que votre programme est bien composé, avec beaucoup de goût et de compétence, mais il y a trop de prédications et de cantiques. Cela heurte beaucoup la disposition de la fête et le monde va s’ennuyer. Pourtant, il est dit que l’homme ne vit pas que de pain, mais aussi des paroles divines. Mais selon mon expérience, je dois dire que, sans pain, la parole divine seule n’est pas suffisante. N’est-ce pas vrai, monsieur le patron ?
Meos Martin fut tout content qu’on demandât son avis.
— C’est juste, c’est juste ! dit-il rapidement en remplissant de nouveau les verres et en poussant sa femme du coude.
Kadri Parvi ne sut comment interpréter les paroles de Nipernaadi, ou sérieusement, ou en plaisanterie.
— Mais, honorable monsieur le sacristain, dit-elle un peu timidement, nous sommes tous des gens très pieux et chaque parole divine qui tombera de votre bouche nous apportera une grande joie et un vrai bonheur.
— Parbleu, dit tout à coup Meos, je n’ai jamais aimé les grandes prédications, qui font trop marcher les mâchoires… Dis une petite prière, chante un court cantique et cela suffit pour toi et pour Dieu. Je pense ainsi, moi, Meos Martin, le patron. Et ainsi pense également mon épouse Ann.
— Ainsi, oui, affirma Ann, bien qu’elle n’eût justement pas bien entendu ce qu’avait dit son mari.
— Si l’honorable monsieur le sacristain voulait bien baptiser mon petit, alors le reste pourrait bien être terminé en un petit coup ! dit Meos.
— Ne te mêle pas de cela ! cria Kadri, furieuse. Tu ne peux parler que de ce qui concerne le baptême de ton petit-fils, le reste me regarde seule et est l’affaire de l’honorable sacristain.
— Je n’ai rien dit de mal, s’excusa Meos en remplissant de nouveau les assiettes. J’ai seulement confirmé ce qu’a dit monsieur le sacristain, c’est-à-dire qu’avec trop de services divins, nos quantités de plats et de boissons risquent de pourrir. J’ai fait tuer notamment quatre vaches, deux cochons de lait, deux moutons et des volailles sans nombre — qui pourra manger tout cela si on prêche et prie du matin au soir ?
« C’est ça ! se dit Nipernaadi, épouvanté, en reculant les plats un peu plus loin. Ils me prennent pour le sacristain. Le vrai n’est pas venu et maintenant ils m’ont pris pour lui ! »
Joona aussi regardait craintivement autour de lui, comme s’il cherchait une issue pour s’enfuir. Son appétit et ses bonnes dispositions avaient tout à coup disparu.
Puis Kadri Parvi se leva, prit la main de Nipernaadi et dit :
— Nous n’avons aucune raison de discuter. Nous vous retardons et peut-être les invités se mettent-t-il déjà à douter. Nous devons nous mettre à table. Moi, je pense que le programme doit rester comme il était. Il serait difficile de le changer encore. En premier lieu une prédication pour moi, ensuite le baptême de l’enfant et après, l’honorable sacristain adressera quelques paroles aimables aux fiancés. S’il faut faire toutes ces opérations à la fois où en les coupant de récréations, cela est l’affaire de l’honorable sacristain… Et maintenant, je vous en prie.
— Il me faudrait un peu de temps pour bien réfléchir au sujet de la prédication, s’excusa Nipernaadi.
— Comment ! rit Kadri. Vous avez sûrement déjà assez réfléchi. Et vous aurez encore un peu le temps de méditer à table et de vous rappeler les vers de la Bible.
Les invités avaient eu l’occasion de boire du vin. Les conversations étaient tapageuse, des poings tombaient lourdement sur la table pour appuyer les discours. Les chiens qui, rassasiés, s’étaient endormis sous la table, se réveillaient et regardaient leur maître, effrayés. Le visage des hommes devenait rouge, l’intonation des femmes, criarde.
Tout à coup, des voix firent résonner :
— Le sacristain vient, le sacristain est là !
Le bruit se calma un instant, mais pas plus, et le vacarme recommença. Kadri plaça Nipernaadi à côté d’elle, Joona à côté de Nipernaadi, Meos à côté de Joona.
— Mon Dieu, mon Dieu, soupira Joona à l’oreille de Nipernaadi. Nous voilà dans une jolie situation ! Qu’arrivera-t-il quand nous renverserons la table et que, dans le tumulte, nous nous sauverons ?…
— Ils nous poursuivront, répondit Nipernaadi, sans espoir.
— Ils te prennent pour le sacristain — cela va faire encore une belle histoire ! chuchota Joona. Voilà l’heureux jour qui suit les vingt malheureux.
— Avez-vous une Bible à portée de la main ? demanda Nipernaadi à Kadri. Je suis venu à pied et il est gênant de porter avec moi un si gros livre… Et quelques cantiques ?… Et un catéchisme ?… Et en somme, tout ce qui concerne Dieu et l’Église ?
Sur l’ordre de Kadri, le petit Andres apporta un tas de livres. Nipernaadi les parcourut, les feuilleta, étudia le catéchisme, le service divin et la Bible. Kadri suivait tous ses gestes. Elle prit un air solennel, s’attendant à chaque instant à ce qu’il commentât la prédication. Mais comme Nipernaadi feuilletait toujours, elle dit, un peu déçue :
— Il serait vraiment temps de commencer le prêche ! Les gens sont déjà à table depuis quelques heures et bientôt, personne ne voudra plus l’écouter. Nous approchons de midi.
Nipernaadi se leva, se leva lentement, à contre-cœur et, aux premiers mots, sa voix trembla.
— Chère paroisse chrétienne, dit-il. Ainsi est-il dit dans le plus grand livre de tous les temps :
« Je suis la rose de Saron et le muguet des vallées.
« Tel est le muguet entre les épines, telle est ma grande amie entre les filles.
« Tel est le pommier entre les arbres des forêts, tel est mon bien-aimé entre les jeunes hommes ; j’ai désiré son ombrage et m’y suis assise et son fruit a été doux à mon palais.
« Il m’a menée dans la salle du festin, et son étendard sur moi, c’est l’amour.
« Faites-moi revenir le cœur avec du vin ; faites-moi une couche de pommes, car je me pâme d’amour.
« Les fleurs s’épanouissent sur la terre, le temps des chansons est venu, et la voix de la tourterelle a déjà été ouïe dans notre contrée.
« Le figuier a jeté ses premières figues et les vignes ont des grappes et rendent de l’odeur. Lève-toi, ma grande amie, ma belle et t’en viens ». Ainsi soit-il.
Les gens s’étaient levés, avaient croisé humblement les mains et regardaient devant eux, les yeux sombres. Le surveillant Albert Tikuta était ivre, il titubait et se tenait fermement à la table, pour ne pas tomber. Et les Aapsipää, le père et le fils, se tenaient par les bras, pour la même cause. Kadri Parvi, qui s’imaginait qu’elle était la rose de Saron se tenait droite et imposante, et les premières larmes commençaient déjà à rouler de ses grands yeux. En la voyant pleurer, plusieurs ne surent plus se retenir et, bientôt, portèrent la main près des yeux. Jaan Sirgupalu, qui pensait à son fils disparu, pleurait déjà ouvertement et essuyait les larmes qui coulaient sur ses joues, avec son poing :
Nipernaadi regarda les têtes humblement baissées autour de lui, sa voix devint plus ferme, ses yeux commencèrent à briller. Son grand et large nez se redressa tout à coup avec supériorité.
— Chère maîtresse de Terikes, Kadri Parvi, qui a vécu soixante-dix ans pour notre grande joie et notre plaisir commun ! dit Nipernaadi en se tournant vers Kadri. Et il commença à faire un discours sur la destinée d’une femme pendant soixante-dix ans. Il trouva quelques heureuses comparaisons, quelques remarques frappantes. Il tomba lui-même dans l’enthousiasme et le discours coula comme une rivière, tantôt plus doucement. Il relia à Kadri une quantité de bienfaits, il en inventa une quantité d’autres, il parla de sa pureté virginale en décrivant la durée d’une fleur au fond de la vallée.
Même Joona, qui avait presque eu une attaque quand Nipernaadi s’était levé, l’écoutait avec attention, et, plus calme, il se laissait emporter. Bientôt, il eut le sentiment que Nipernaadi était vraiment un sacristain. Les femmes pleuraient déjà avec des sanglots. Jaan Sirgupalu avait succombé sous les mots puissants. Il était comme un arc courbé au-dessus de la table, et son visage reposait sur le plat de sült. Tõnis Tikuta était frappé. Jamais il ne s’était attendu à une pareille prédication et à tant de vénération pour Kadri. Enfer et cinq cents diables ! Il faisait encore de Kadri une vierge innocente, il la nommait une fleur ou une rose, il l’appelait bienfaitrice… Bienfaitrice ? Cette vieille femme méchante qui, dans sa présomption, avait donnée une bonne ferme à chaque fou, tandis que lui, Tõnis Tikuta avait dû se contenter d’une colline si sablonneuse qu’un moineau n’y saurait nourrir sa famille ! L’honorable sacristain appelait une aussi méchante femme une bienfaitrice ? Il était facile de crier et de faire des louanges quand on n’avait aucune idée de la réalité. Tõnis Tikuta devait-il l’approuver devant Dieu et tout le monde ? Pleurer de pitié comme tous les autres ? Certes, Tõnis Tikuta pouvait également pleurer quelques larmes si la décence l’exigeait. Il pouvait pleurer quelques larmes, mais de colère, rien que de colère ardente, eh, Satan et cinq cents diables ! Oui, Tõnis Tikuta pouvait pleurer car il n’y avait pas de justice en ce monde !
Et quelques larmes tombèrent vraiment de ses yeux. Toomas Nipernaadi s’arrêta brusquement. Il dit le Notre Père d’une voix basse et humble et ajouta :
— Et maintenant, mes chers amis, nous chanterons le Cantique de Jérusalem, la ville puissante et sainte.
Quand le cantique fut terminé, les gens restèrent encore debout, émus de la prédication. Seul le surveillant Albert Tikuta et le couple des Aapsipää se laissèrent lourdement retomber sur le banc, fatigués à mort d’être restés si longtemps debout. Kadri Parvi était tellement émue qu’elle pleurait et riait tour à tour, regardant timidement devant elle, vraiment frappée au fond de son âme candide.
Nipernaadi fit quelques pas à travers la salle. Il était déjà accoutumé à son rôle.
— Maintenant, dit-il, je vous prie d’amener l’enfant ici. Et que le couple de fiancés soit présent !
— Oh, notre Jésus, oh, mon Dieu ! soupira Joona, désespéré.
On recula promptement une table, on déposa une cuvette sur une chaise, le vieux Meos alluma quelques bougie et l’heureuse mère, toute radieuse s’approcha de la cuvette avec l’enfant. Meos Martin voulut être le parrain lui-même de son petit-fils.
On chanta de nouveau. Nipernaadi parla ; il parla d’un enfant qui faisait timidement ses premiers pas. Brusquement, il créa des couleurs sombres. Il attira des nuages d’orage autour de l’homme, il fit tomber la grêle et couler la pluie, il fit siffler le vent et frémir la tempête. Quand l’auditoire fut bouleversé par les vexations de la vie, Nipernaadi fit disparaître les nuages, monter le soleil au ciel et se mit à décrire le bonheur et le charme de la vie. Les visages s’éclaircirent, devinrent heureux et les yeux fixèrent le visage du charmeur. Meos Martin était plein de béatitude et de contentement. Pour un aussi beau discours, il voulait bien donner cinq couronnes de plus au sacristain. Puis Nipernaadi termina son discours, donna le baptême et dit pieusement :
— …Et ainsi, je te baptise, Joonatan.
Quand on eut emporté l’enfant, Nipernaadi se tourna vers les fiancés, leur prêcha la chasteté et la réconciliation, chanta encore un cantique, puis s’assit en essuyant la sueur de son front.
— Cette opération est finie, dit-il, allégé !
Mais alors, il fut entouré. Certains voulaient le remercier et exprimer leur enthousiasme.
— Quelle prédication, quelle splendide prédication ! criait Jaan Sirgupalu en sanglotant encore. J’ai vécu soixante-dix ans, mais je n’ai jamais entendu une aussi puissante prédication. Encore une pareille et il ne restera plus rien de moi !
— Cette charogne sait parler ! criait Jaak Jaraki en frappant le poing sur la table.
— Vraiment, oui, il sait parler, répondit Jaan Jarski, de l’autre côté de la table.
Taavet Joona s’approcha furtivement de Nipernaadi et chuchota :
— Maintenant, il est temps de nous sauver. On pourrait vraiment avoir une mauvaise affaire.
— Se sauver ? s’étonna Nipernaadi. Pourquoi ? N’ai-je pas brillamment accompli ma mission ? Où as-tu vu ou entendu un meilleur sacristain? Même le pasteur ne sait pas mieux baptiser les enfants et bénir les fiancés. As-tu déjà vu un tel enthousiasme ? Non, Joona, je suis assez content de moi…
— Mais tu n’es pas sacristain, dit Joona, désespéré. Tu as baptisé l’enfant, béni le couple des fiancés, mais tu n’es pas sacristain. Quand ils s’apercevront du subterfuge, que Dieu vienne à notre secours !
— Comment sais-tu que je ne suis pas sacristain ? demanda Nipernaadi blessé. T’ai-je déjà confié qui je suis et d’où je viens ? Ah, Joona, tu n’as aucune idée de ma vraie profession.
— Tu es assécheur de marais, tu le dis toi-même ! dit sombrement Joona.
— Le sacristain peut aussi, de temps en temps, assécher des marais, quand l’envie lui en prend, répondit Nipernaadi, fièrement. Toi, abandonne ton souci et chante une chanson pour les invités.
— Chanter ? Joona maussade, resta assis sur le banc, et se mit à boire. Non, tout cela, allait devenir une histoire, une merveilleuse histoire. Ils vont sans aucun doute fouetter Nipernaadi de telle façon qu’il ne lui reste que la peau bleue. Mais lui, Joona, n’a fait aucun mal. Joona n’a pas baptisé, n’a pas béni, n’a pas flatté Kadri. S’il y a un peu de justice en ce monde, ils ne le toucheront pas. Ils donneront une raclée à Nipernaadi, ce grand animal de première catégorie.
Et Joona se calma, but du vin et commença à chanter.
Tõnis Tikuta s’approcha de Nipernaadi. Il devait aussi exprimer son avis au sujet de la prédication.
— Ce n’était encore rien, dit-il. Votre prédication était bonne, mais ce n’était encore rien. J’ai un jour entendu prêcher au cimetière. C’était un vieux pasteur, le vieux Vaal, je crois. Quand il cria ses premiers mots, je fus comme frappé par la foudre. Je me repliai comme un ver, je hurlai et pleurai. Et ainsi, une heure entière. Quand Vaal continua la deuxième heure, je bondis sur mes jambes et je courus chercher une bêche. — Comment, me dirent mes voisins, que fais-tu là ? — Je me creuse une tombe. Je ne veux plus vivre, je suis un pécheur et un infâme. Je ne peux plus écouter les réprimandes de mon pasteur. Alors, ils me lièrent avec les cordes, me jetèrent dans une voiture et me transportèrent à la maison. Cela, c’était une prédication, elle enlevait toute la joie de vivre. Auriez-vous prêché ainsi pour Kadri, ç’aurait été une autre histoire. Maintenant, vous avez bien parlé. C’était agréable à écouter, mais cela n’a aucune influence. Il fallait bien verser quelques larmes par politesse envers vous et envers Kadri.
Le soir commençait à tomber quand Jaan Melts, le maître de Leos s’éveilla. En entendant du bruit venant de la grande maison de Terikes, il se mit lentement sur ses pieds, se frotta les yeux et se dirigea vers la maison. En arrivant dans la cour, le maître de Leos s’arrêta un instant. Des hommes ivres se traînaient seuls ou par groupes, dans la cour, dans le jardin, devant la maison, dans les broussailles, sur les voitures, contre les murs. Les femmes, sur l’ordre de Kadri ou de Meos, s’adressaient à l’un ou à l’autre pour leur demander de revenir gentiment à table. Elles les tiraient, les traînaient, les soutenaient. Mais personne ne demanda rien au maître de Leos. On se passait toujours de lui. Il reçut même des coups, mais personne ne le regarda. Personne ne le remarquait, ne le voyait — qu’y avait-il à voir dans un homme qui n’était pas saoul ?
Quand les gens furent entrés avec fracas, le maître de Leos remarqua le petit Andres et l’appela.
— Écoute, Andres, dit-il. Me connais-tu, m’as-tu déjà vu auparavant ?
— Mais sûrement que je te connais et que je t’ai déjà vu. Ta fille Maarja est aujourd’hui ici, comme fiancée. Elle s’assied justement à table avec le sacristain. Les gens chuchotent déjà l’une et l’autre chose au sujet de ce sacristain, mais Toomas Parvi ne parvient plus, d’aucune manière, à se rapprocher de sa fiancée.
— Tiens, tiens, dit le maître de Leos, en bâillant. Mais sais-tu où se trouvent les vins ?
— Oui, dans cette petite chambre, là derrière, expliqua Andres. Il y en a encore beaucoup. Kadri et le grand-père Meos y prennent garde et le distribuent aux gens par rations. Le grand-père Meos voudrait bien donner tout aujourd’hui, mais Kadri est avare et croit qu’il faut aussi en garder pour demain et après-demain. Et ainsi, ils se disputent pour chaque bouteille, ils sont furieux, jurent et font tout le temps des comptes entre eux. Le grand-père a même parlé de déposer plainte en justice contre Kadri.
— Tiens, tiens, répéta Jaan Melts, le maître de Leos. Si ces vins se trouvent dans la petite chambre, alors, apporte m’en une bouteille, tu sais une vraie bouteille d’eau de vie et une cruche.
Quand le petit Andres eut apporté la bouteille et la cruche, le maître de Leos vida l’eau de vie dans la cruche, s’assit sur une pierre et commença à boire à larges gorgées, comme du lait. Il ne cligna même pas de l’œil.
— C’est un petit commencement pour un homme, dit-il en tendant la cruche vide à Andres.
Quand il se leva de la pierre, il chancela et secoua la tête, puis marcha à pas lourds vers la maison.
Les hôtes étaient à table, le visage rouge. Ils criaient, se disputaient et gesticulaient, mais il n’y avait pas encore d’élan véritable ni de témérité. Le cœur ne battait pas encore pour un grand exploit et les poings se levaient comme par enchantement dans le vide.
L’infirmier Madis Jarski, qui s’était préparé pour rien à de grandes opérations, s’était déjà endormi pour la troisième fois parmi ses bandages et ses flacons de médicaments. Il avait perdu tout espoir et toute estime pour les gens de son village. Ils se moquent des gens, se fâcha l’infirmier avant de s’endormir. Ils lui avaient écrit plusieurs lettres, ils lui avaient demandé de venir travailler ici depuis la ville lointaine, mais il n’y avait pas de travail. Plusieurs tonneaux étaient déjà vides, plusieurs poings étaient déjà levés, mais il n’était pas encore question d’un travail sérieux.
Kadri Parvi se trouvait à côté de Taavet Joona et écoutait chanter le garçon. Elle était charmée et étonnée. Elle n’avait, de sa vie entière, entendu quelque chose de pareil. Joona avait déjà chanté une cinquantaine de chansons. Il chantait depuis le matin et disait que ce n’était que le commencement.
— Je n’ai pas encore pu vraiment commencer, expliquait-il. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre jours que je trouve ma voix véritable, et alors, je vous chanterai une chanson.
Meos Martin avait déjà répété à chaque invité la somme précise des frais qu’il avait dû faire pour cette fête, combien lui et Kadri avaient fait égorger de veaux, combien de couronnes il avait données au sacristain et combien, Kadri. Tout le monde devait manger et boire C’était le baptême de son petit-fils, et pour aujourd’hui, il était responsable. Demain, pour le jour des noces, aurait-on encore quelque chose à se mettre sous la dent, c’était plutôt douteux. De cela, Meos ne se préoccupait pas. Il se promenait avec trois musiciens à sa suite. Il levait son verre à la santé de ses amis, et surtout à la sienne et à celle de son petit mignon Joonatan. Mais tout à coup, il se souvint du poulain. Il fallait sans tarder éclaircir cette affaire avec Kadri ; avait-on apporté le poulain pour lui ou pour Kadri ?
Toomas Nipernaadi s’était mis à côté des fiancés et leur parlait sur un ton pathétique :
— Oui, ainsi s’est terminé mon célèbre voyage sur mer disait-il, tout rouge. Vingt vaillants loups de mer ont fait naufrage ; moi seul, je me suis sauvé.
Maarja Melts regardait le garçon avec admiration.
À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas et le vieux sonneur de Paasoru bondit dans la salle et cria d’une voix perçante :
Quelle misère, quelle misère ! Qu’allons-nous devenir ?
— Que désire le sonneur de Paasoru ? demanda Meos Martin. Que lui est-il arrivé ?
— Quelle misère, quelle misère ! répéta le sonneur. Je me suis mis en route depuis ce matin, mais toutes sortes de misères m’ont croisé. Je suis parti de Paasoru ce matin, et je n’arrive que maintenant. Ils ont bien attrapé le vieux ! Ils l’ont mis au travail ! En passant, j’étais entré voir mon cher beau-frère Peter Simuna. Sa femme se trouvait précisément au bord de la route. Mais aussitôt que je passai le seuil de la cabane de mon cher beau-frère, je tombai comme une souris dans un piège. Ils m’ont bien attrapé, ils m’ont amené à la fenaison. Ils avaient justement un « talgu ». Ce n’est que le soir qu’ils m’ont libéré, ils voulaient m’essouffler — eux, mon cher beau-frère et ma chère sœur.
Meos Martin ordonna aux musiciens de se taire et demanda par-dessus de la table :
— Dis donc, pourquoi viens-tu ici te lamenter ? Tu vois que nous sommes à table et que nous n’avons pas envie de bavarder.
— Pourquoi ? répéta le sonneur en pleurnichant. Je suis ici parce que le nouveau sacristain de Paasoru m’a envoyé avec un message… Il m’a envoyé avec un message et m’a dit : « Écoute ! vieux sonneur Aado Särn, va dire à la famille de Terikes que je ne puis aller aujourd’hui… Il y a là-bas un baptême et d’autres services, mais je dois me rendre à Verioja, car j’y ai été prié plus tôt. Oui, le vieux sacristain m’a dit : Écoute, vieux sonneur Aado Särn, va porter à la famille de Terikes la nouvelle que je n’irai pas aujourd’hui, mais que je serai là dimanche matin. Va, vieux, cours. Et moi, j’ai couru….
— Quel nouveau sacristain ? demanda Kadri Parvi furieuse. De quel nouveau sacristain parles-tu, vieux Stern ?
— Mais du nouveau sacristain de Paasoru ! s’entêta le sonneur. Il m’a dit : va apporter le message à la famille de Terikes, et j’ai couru. J’aurais été ici comme un parfum, mais je suis entré chez mon cher beau-frère et là, ils m’ont attrapé, moi, le pauvre vieux. Il m’ont fait travailler, ils m’ont mis une faux dans la main.
— Mais le sacristain de Paasoru est déjà ici, ne le vois-tu pas ? rit Meos Martin en montrant Nipernaadi du doigt. Regarde toi-même, vieille souche, il est ici, ton maître, le sacristain de Paasoru.
— Vieille souche ? s’étonna Aado Särn. Ils m’insultent de vieille souche ? Ils rient, crient, tournent leur visage gonflé et rouge et ricanent vers moi. Il a tant couru qu’il en a perdu l’haleine et ils le reçoivent avec colère et reproche. Et ils l’appellent vieille souche.
Aado Särn se planta devant Nipernaadi, examina le pâle garçon devant et derrière et dit :
— Ce n’est pas le sacristain de Paasoru.
— Comment ? Qu’est-ce qu’il dit ? Ce n’est pas le sacristain de Paasoru ? crièrent les hôtes pêle-mêle en sautant de la table.
— Ce n’est pas le sacristain de Paasoru, répéta le sonneur avec importance. Allez savoir qui, dans votre ivresse, vous avez appelé au festin ! Le vrai sacristain de Paasoru est parti à Verioja et il ne viendra ici que demain matin…
— Mais alors, c’est encore une histoire ! s’écria Tõnis Tikuta en jubilant. Ai-je bien entendu ? Celui-ci n’est pas le sacristain de Paasoru ? Mais il a baptisé l’enfant, il a fait une splendide prédication pour Kadri et il a béni les fiancés. Ou bien suis-je si saoul que j’ai des hallucinations ?
— Des hallucinations, oui, des hallucinations, dit simplement Aapsipää en se versant un verre d’eau de vie.
Taavet Joona, pris de peur, sauta de la table et chercha à sauver sa peau.
— Pardonnez-nous, dit-il d’une voix tremblante, pâle comme la mort et plein de peur. Nous venons de Maarla…, nous cherchons du travail et aucun de nous n’est sacristain. Nous sommes des vagabonds : nous savons chanter, jouer et assécher des marais. Mais le baptême et la cérémonie par Nipernaadi, ce n’était qu’une plaisanterie, rien de plus. Nous vous demandons de nous pardonner et de ne pas prendre cette affaire au sérieux.
— Ce n’est qu’une plaisanterie ! cria Meos Martin, sombre. Ils se sont moqués de moi et de mon mignon petit Joonatan ?
— Quelle honte ! s’écria Kadri Parvi en sanglotant.
— Pardonnez-nous, nous sommes des vagabonds, oui, répéta Joona en regardant autour de lui d’un air implorant.
— Vous pardonner ? grogna Meos Martin. Cent personnes sont invitées au baptême. On les a nourries, on leur a donné à boire, toute une fortune a été gaspillée pour ce festin et tout cela pour rien ? Tout a été une plaisanterie, un agrément pour des vagabonds ? Et le petit mignon n’est pas encore baptisé. Ce service doit avoir lieu plus tard. Il faudra tout recommencer à son début ? Ils ont mangé et bu, ils se sont réjouis sur le compte d’un enfant innocent ?
Le sang lui monta à la tête comme une fumée amère. Tout se mit à scintiller devant ses yeux. Il rejeta la tête en arrière comme un taureau furieux et regarda les hôtes avec des yeux injectés de sang. À peine eut-il bougé que la table se renversa. Les assiettes et les plats roulèrent gaiement à travers la salle. Les femmes et les enfants coururent en criant vers les portes et les fenêtres. Quelqu’un cassa des vitres pour qu’on pût sauter dehors. Tout à coup, tout le monde sembla avoir des ailes ! Les premiers coups tombaient déjà.
— Que tout redevienne cendre et poussière ! vociféra Meos Martin. Que les derniers plats et les dernières boissons s’en aillent vers leur anéantissement ! Ah, l’animal, le diable ! Maintenant, il n’y a plus que le courage et le poing vaillant de l’homme qui vont compter ?
— Où est le sacristain, où est-il allé, ce filou, ce gueux ! criait-on pêle-mêle.
— Ici, sacristain, nous voulons te baptiser et te faire un prêche, criait le surveillant Jaan Jarski.
— Écoutez, les nôtres, écoutez, criait le vieux Tõnis Tikuta, venez autour de moi, nous combattrons ensemble !
Tõnis Tikuta ramassa des bouteilles qui roulaient par terre et les lança dans la foule. Pour lui, peu importait qui souffrirait ici aujourd’hui. L’essentiel était qu’il y eût du vacarme et que, de la grande maison, il ne restât ni porte ni fenêtre. Le Seigneur avait tout de même tourné Son adorable visage vers lui et voulait punir son ennemie. Il allait quand même faire expier à Kadri Parvi ses péchés innombrables, ses erreurs et son audace. Elle serait déshonorée pour toute une vie. Enfin était venu le jour du règlement des comptes. Maintenant, le Seigneur apprendrait Lui-même l’innocence, la pureté et la chasteté à Kadri. Maintenant, cette rose de Saron sentirait une telle tempête qu’elle en perdrait ses derniers pétales. Et alors, elle resterait nue, dans toute sa laideur, comme, pendant toute sa vie, Tõnis Tikuta en avait prié le Seigneur. Vante-toi encore de tes bienfaits et célèbre ton anniversaire comme une reine ! Sois loué, grand Dieu dans les cieux !
Le combat commençait. Les hommes se jetaient l’un sur l’autre comme des taureaux enragés. Les adversaires s’approchaient, les yeux à demi fermés. Du festin, il ne restait que des débris et quelque chose de glissant sur le parquet.
— Où est le sacristain, je vous demande au nom de Dieu où est le sacristain, ce filou ? criait Jaan Jarski.
Mais personne n’avait plus le temps de chercher le sacristain, il y avait déjà d’autres adversaires.
— Oh, notre Christ et la malheureuse terre de Canaan ! cria Taavet Joona en se précipitant vers la fenêtre.
Mais Jakob Aapsipää le remarqua, sauta auprès de lui et le saisit par la manche.
— Viens ici, tu es un de ceux-là ! cria-t-il, furieux. L’infirmier Madis Jarski fut réveillé par le bruit terrible. Il s’assit et écouta attentivement.
— Est-ce possible ? pensa-t-il en pressant les mains contre ses oreilles. Mais en entendant les plaintes déchirantes des femmes, il sauta promptement sur ses pieds, alluma une bougie et prépara ses médicaments. Mais non, diable, il n’y avait plus à douter et à réfléchir. Les choses étaient claires et compréhensibles : dans la grande maison il y avait un sérieux travail, un vrai combat. Ici, sur la paille, il déposera les plus grands blessés. Une cuvette avec de l’eau et du phénol se trouvent sur la chaise. Ici, l’iode et les bandages et là, des planchettes, dans le cas où il y aurait un bras ou une jambe cassés. Et ici les emplâtres et des couteaux, là, des cordés et des chaînes — peut-être quelque soûlard commencera-t-il à se démener ! Finalement, il y aura quand même du travail. Non, diable, il ne s’était pas trompé au sujet des gens de son village ; ils ne plaisantaient pas. Ils prenaient très difficilement feu. Ils sifflaient et crachaient comme du bois mouillé. Mais quand la flamme s’en emparait, personne ne pouvait plus éteindre ce feu… Que les surveillants se pressent un peu avec le transport des blessés ; il s’occupera bien des besognes ultérieures.
Madis Jarski ne dut pas attendre longtemps. On transportait déjà le premier blessé vers l’ait. Ce ne furent pas des surveillants, mais des femmes sanglotantes qui transportèrent, en se lamentant, Tõnis Tikuta.
Mais l’infirmier Madis Jarski ne s’occupait pas de savoir qui on lui avait amené. Il repoussa les femmes, déshabilla le blessé d’un air important et sévère et commença à l’ausculter comme un professeur.
— Ne craignez rien, dit-il gravement aux femmes. Il n’a rien de sérieux… À peine quelques éclats de verre dans la tête, quelques bosses sur le front, trois dents arrachées, quelques traces d’ongles sans importance sous le menton, une petite morsure dans l’épaule, le bras gauche désarticulé et le nez gonflé. Il y a encore d’autres bosses et égratignures, mais elles sont sans importance. Dans deux ou trois semaines, le vieux sera de nouveau debout. Sauf, évidemment, s’il y a des lésions internes. Mais espérons qu’il n’en sera rien !
Et l’infirmier Madis Jarski commença à s’occuper en hâte de sa première victime.
— Laissez-moi retourner au combat, délirait Tõnis Tikuta. Ne me tenez pas, je veux leur montrer une vraie fête de chant… Les nôtres, écoutez, les nôtres, réunissez-vous autour de moi et combattons ensemble.
« Il fait certainement amusant là-bas », pensa Madis Jarski.
Bientôt, un deuxième blessé courut dans l’ait. C’était le surveillant Jakob Aapsipää dont le visage était tout bleu de coups.
— Regarde, frère, si tout est en place ! cria-t-il, impatient. N’ai-je pas quelque artère déchirée ou quelque os rompu ? Tout le corps me fait mal comme s’il était transpercé par des aiguilles. Mais regarde vite, je n’ai pas le temps !
L’infirmier l’examina partout, mais ne trouva rien de plus sérieux. Seulement son visage était entièrement bleu et son oreille gauche déchirée.
— Comment marche le combat ? demanda Madis Jarski avec curiosité.
— Ça va très bien, répondit Jakob Aapsipää. Il n’y a plus ni surveillant ni surveillé ; dans l’obscurité, on ne voit plus qui ni sur qui on frappe, tous sont égaux devant le Seigneur. Et il partit en courant.
Alors, arriva dans l’ait le vieux Jaak Jarski. Il avait reçu un bon coup, juste sur l’arcade sourcilière.
— Qui t’a frappé, mon père ? s’écria Madis. Le sang lui monta à la tête.
— Oh, mon fils, geignit le vieux. Jaak. On n’a pitié de personne. Ce n’est plus une lutte entre des hommes, mais une extermination. Celui qu’on attrape dans l’obscurité reçoit un coup. C’est vraiment honteux de voir tout cela. Donne-moi le médicament et soigne-moi — aï-aï — comme ma tête me fait mal. Je suis tout à fait aveugle de l’œil droit.
— Alors, les choses vont ainsi ? dit Madis Jarski. Il n’y a plus de lutte honnête. On prend le premier qui vient et on le jette à terre. Ils attaquent même un vieux ? Bande toi-même ton œil. Je n’ai plus le temps de plaisanter ici ! Et l’infirmier courut comme un taureau enragé vers la grande maison.
Le combat s’étendait déjà au jardin, dans la broussaille, dans la cour. Partout, il y avait des cris et des hurlements. On courait, on poursuivait, on s’enfuyait, on galopait. Toomas Parvi cherchait partout sa fiancée, Meos Martin sa famille, les Jarski et les Aapsipää cherchaient le sacristain dans la broussaille. Tout était en désordre.
— Où est le sacristain, où est resté ce maudit sacristain Tout à coup, quelqu’un poussa un cri de joie et de victoire, dans le jardin :
— Ici, ici ! Tu es finalement tombé dans le piège, faux sacristain ! Maintenant, nous allons te baptiser et t’apprendre à prêcher ! Des coups, des cris et des gémissements se firent entendre.
— Il s’est réfugié comme une taupe, sous un arbuste ! Garçons, au secours, le sacristain est pris dans le piège !
— Ce n’est pas le sacristain, c’est moi, le garde champêtre, Joonas Simpson, répondit une voix.
— Le garde champêtre ? Et que cherches-tu sous l’arbuste ?
Meos Martin était au milieu de la cour et criait :
— Les femmes, les enfants, les jeunes filles, vite sur les voitures ! Nous n’avons plus rien à faire ici, dans le giron de l’enfer ! Et le petit mignon Joonatan, apportez-le ici, donnez-le-moi. Eh, que diable ! êtes-vous déjà sur les voitures ? Prenez avec vous les enfants, les cochons, les chiens, le pain, le sült, les rôtis, le pain blanc ! N’oubliez pas la glace, la bière, le vin et les volailles rôties. Tout ce que vous trouvez encore dans les ait, dans les chambres, dans les caves et dans la cuisine, apportez-le dans les voitures. Sauvez ce qu’on peut encore sauver. Et le poulain, où est resté ce maudit poulain ? Qu’on l’emporte comme présent pour mon petit mignon.
Il était comme un taureau furieux au milieu de la cour et les femmes et les enfants couraient comme des fourmis autour de lui et il criait :
— Ann ! Où est ma patronne Ann ? Tous les vins et les rôtis sont-ils déjà dans les voitures ? Avez-vous trouvé le poulain ? Et pourquoi n’arrive-t-on pas ici avec mon petit mignon ? Vite, mes enfants, il n’y a plus lieu de se traîner et d’hésiter. Qui est prêt avec sa voiture fouette son cheval. Et les cochons — n’oubliez pas mes cochons dans l’étable. Les chiens viendront eux-mêmes. Krants ! Popi ! Kasak ! Où est le petit Andres ? Ann ! Où est ma patronne Ann ? Tout le monde est-il dans les voitures ?
Et tout en criant, suivi des cochons qui pleurnichaient, des enfants qui sanglotaient et des chiens qui aboyaient, Meos Martin se précipita hors de Terikes.
— Oh, Judas, quel endroit ! criaient les hommes.
— Oui, quel endroit ! cria Meos Martin, à travers le bruit des roues. C’est le giron de l’enfer. Oh, Seigneur Jésus-Christ, garde-moi bien fermement de jamais retomber ici ! On t’y dépouille et tu reçois encore une raclée en surplus.
Le maître de Leos, Jaan Melts, avait également reçu quelques coups et courait maintenant vers son cheval.
Quel besoin avais-je de venir ici, pensait-il tristement. Aussitôt que je suis entré, on a renversé la table et le combat a commencé. Avais-je besoin d’acheter autant de vin et d’autres choses. Maintenant les gens piétinent les plats et Meos Martin a pris le reste. Quelle misère ! Qu’ils célèbrent eux-mêmes leur mariage !
Lui, il en avait déjà assez. Il allait partir à la maison. Il avait reçu sa part : deux bons coups sur le front.
Kadri Parvi avait déjà pleuré plusieurs fois et, maintenant, elle était assise, les yeux secs, à côté du gémissant Tõnis Tikuta. Elle était plus calme. Elle écoutait les cris et le départ d’une partie des hôtes avec indifférence.
Les imbéciles, pensait-elle tristement. Ils se dépêchent de partir, comme si une maladie contagieuse s’était déclarée dans la maison. C’est déjà arrivé que les hommes aient aimé une petite rixe à côté du vin. C’est pourquoi on a fait venir l’infirmier de la ville. Mais ce vieux cheval de Meos Martin s’enfuit tout de suite et les autres imbéciles se précipitent derrière lui. N’auraient-ils pas eu le temps d’attendre jusqu’au matin ? Le nouveau sacristain de Paasoru aurait certainement tout arrangé. Il aurait baptisé l’enfant et dit une prédication. Mais ce vieux cheval a tout de suite dû hennir ; il a renversé la table, a commencé la rixe. Et ensuite, il est parti.
Se croyait-il plus intelligent pour cela ? Il avait emporté avec lui ce qui restait de vin et de nourriture — avec quoi célébrerait-on le mariage le lendemain ? Eh diable, qu’ils dispersent tout à travers la paroisse, pourvu seulement que Joona reste. Kadri voudrait bien écouter son chant le troisième ou le quatrième jour, quand il sera dans la juste disposition. Ce garçon pouvait rester encore plus longtemps. Son jeune fils Toomas n’allait-il pas habiter à Leos avec sa femme ? Et Kadri resterait seule à Terikes, toute seule ! Ah Joona, pauvre chanteur Taavet Joona, où était-il resté ? Kadri l’avait cherché dans la broussaille et dans le jardin. Elle avait même été dans la forêt, mais Joona n’était nulle part. Peut-être s’était-il sauvé avec son long ami, le prédicateur, et ne reviendrait-il plus. Mais Joona n’était coupable de rien, Joona avait seulement chanté, pourquoi devait-il se sauver ?
Et Kadri, inquiète, se leva et alla de nouveau à la recherche du chanteur.
En cherchant sa fiancée, Toomas Parvi arriva à l’étable et écouta attentivement. N’était-ce pas la voix de Maarja ? Avec qui parlait-elle là, à qui chuchotait-elle ces mots gentils ? Oh, malédiction, indignité et infidélité des femmes ! Toomas Parvi s’approcha à la dérobée, alluma brusquement une allumette et regarda : là, sa fiancée, Maarja Melts était accroupie et, à côté d’elle, était cette crapule, cette charogne, le faux sacristain de Paasoru, la cause essentielle de tous les, malheurs d’aujourd’hui.
— Tiens, c’est ainsi, s’écria-t-il, flamboyant de colère. Vous vous êtes cachés sous les pis des vaches. Eh bien, il n’y aura plus de difficultés, demain, pour notre mariage, cela, je vous le dis i Je n’irai pas devant l’autel sacré avec une fille qui cache un criminel et un filou.
— Sois plus calme, recommanda Maarja à son fiancé. Ou bien n’as-tu pas assez de la rixe d’aujourd’hui ?
— Je n’ai pas assez, cria Toomas Parvi. Oh non, je n’ai pas du tout assez. Et il courut près de la porte et cria :
— Ici, ici, venez tous ici. Le sacristain s’est caché dans l’étable !
— Vas-tu tenir ta langue ! cria Maarja en courant auprès de Parvi.
— Non, je ne tiendrai pas ma langue, non, je ne la tiendrai pas. Garçons, hommes, accourez vite ici, le sacristain est dans l’étable !
Lui-même, près de la porte, la gardait entrouverte pour que personne ne pût se sauver. En un instant, il y eut une foule d’hommes dans l’étable. Plusieurs femmes et quelques hommes plus peureux s’étaient certainement aussi cachés dans l’étable, car bientôt se firent entendre des cris effrayés. Les cochons, les moutons et les vaches s’enfuirent dans la cour. Les hommes se battirent dans le fumier et dans le purin. Dans l’obscurité, on tomba l’un sur l’autre ; en croyant frapper l’ennemi, on distribua force coups.
— Aïe ! ne me frappez pas, je ne suis pas le sacristain, cria quelqu’un en pleurnichant, je suis le garde champêtre Joonas Simpson.
— Encore le garde champêtre ! se fâcha-t-on. Que cherches-tu dans l’étable ?
— Il attend le matin à l’abri, pour dresser procès-verbal ! rit quelqu’un dans la cour.
Cris, hurlements, gémissements et pleurs déchirants des femmes. On distribuait des coups, on se démenait, on s’excusait.
— Qui me frappe ? Je suis Toomas Parvi ! criait le malheureux fiancé. Quelqu’un m’a frappé sur la tête ! Allez chercher un docteur, allez chercher un docteur, je sens que ma tête est fendue en deux.
— Tu n’as rien, reste sur le côté si tu crains un petit coup, lui répondit-on.
Kadri trouva Joona dans un coin du jardin.
— Ah, toi, mon petit gamin, où t’es-tu caché, s’écria-t-elle gaiement. Mon cœur a pressenti que tu étais tout près. Es-tu blessé, t’ont-ils torturé ? Attends, c’est encore moi qui suis la maîtresse ici. Je vais chasser tous les batailleurs avec les chiens. Ils ont même frappé mon chanteur. Quelle misère et quelle honte ! Viens Joona, nous allons nettoyer la maison de cette malice et alors, dans trois ou quatre jours, tu me chanteras les chansons promises. Viens, Joona, ne crains rien. Ils n’oseront pas te toucher quand tu te trouveras à côté de moi.
Et ils allèrent dans la cour en tâtonnant et en se tenant la main. Là, ils s’arrêtèrent et Kadri cria :
— Gens de Terikes, je vous ordonne de finir tous les combats ! La garde civile est déjà en route et elle a reçu l’ordre d’arrêter les batailleurs. Gens de Terikes, la fête est finie, vous pouvez retourner chez vous. Et plus vite vous partirez, mieux ce sera !
Le bord du ciel devenait de plus en plus clair. Bientôt, le soleil se leva au-dessus des collines de Terikes. Les voitures partirent l’une après l’autre de la grande maison. Le bruit des roues s’éloigna.
Toomas Nipernaadi était assis au bord de la rivière, il lavait et bandait ses blessures. Une fois, il regarda derrière lui.
— Eh bien, c’était cela, Terikes !
Traduit de l’estonien par Olga Karma. Adapté par J. Kaja-Koskinen [Jacques Baruch]