Je n’ai pas une très bonne vue, je porte des lentilles. Il y a quelques années, j’ai été opérée des deux oreilles, parce que je n’entendais pas bien. Maintenant j’ai l’ouïe plus fine, et même anormalement fine. Mes yeux aussi voient beaucoup mieux. Cependant je n’ai pas envie de voir ni d’entendre aussi bien. Je ne suis plus capable de vivre dans cette société !!! Je vois et j’entends que l’humanité commence doucement à s’éteindre. J’entends les pensées des gens, je vois l’air infect que nous respirons.
Quand j’enlève mes lentilles le soir, tout redevient nébuleux. Je voudrais aussi pouvoir retirer mes oreilles, mais ce n’est pas possible. La nuit j’entends les bestioles qui vivent dans mon matelas et le grignotent. Bientôt je n’aurai plus de matelas. Bientôt elles l’envahiront tout entier, et peut-être moi avec. J’espère seulement que cela leur prendra encore beaucoup de temps. Ces bestioles me détestent, elles pensent que je suis leur ennemie. En fait, je ne crois pas qu’elles le pensent. Elles ne pensent rien, elles n’ont pas de cerveau. Moi j’ai un cerveau, moi je le sais.
Le bruit qu’elles faisaient était devenu si fort que je ne pouvais plus dormir sur mon matelas. Alors je l’ai éventré, j’ai tordu autant de ressorts que possible, j’ai arraché le rembourrage, en accompagnant le tout de cris insensés. Une fois ce travail terminé, j’ai appelé mes parents et leur ai dit que le chien, notre petit bolonka blanc, avait complètement déchiqueté mon matelas. Je ne sais pas s’ils m’ont crue. Quoi qu’il en soit, on m’a acheté un nouveau matelas. Au magasin, pas d’occasion comme le précédent. Papa a emmené le vieux matelas à la décharge. Y vivent désormais des vers dégueulasses et autres mutants. Je ne sais pas si c’est vraiment le cas. Mais j’ai un nouveau matelas qui ne me tourmente pas autant. Le soir, quand j’y pense, je lui murmure des menaces, je lui explique tout ce qui pourrait lui arriver s’il commençait à faire trop de bruit.
En fait, cela me plaît aussi un peu d’entendre et de voir aussi bien. Je suis bizarre. Ce n’est pas ce que je pense moi-même, mais j’ai l’impression qu’on me considère comme quelqu’un de bizarre. Je suis toujours à l’écart des autres. Je ne m’ennuie jamais, les autres, si. Mes parents s’inquiètent pour moi parce qu’ils pensent que je m’ennuie tout le temps. Tous ceux qui me connaissent le pensent aussi. Je n’éprouve plus de plaisir à communiquer avec certaines personnes, elles sont fausses, moi je ne le suis pas et je suis morte.
Juste avant ma mort, j’ai vu un aigle voler. Il était très grand et très beau. Bizarrement, en le regardant, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’ordinaire qui regarde un aigle voler. Soudain l’aigle est tombé au sol et c’est alors que je suis morte. Non, en fait je ne suis pas morte. Je me suis changée en aigle. Je ne sais pas comment cette transformation s’est opérée exactement, parce que quand je me suis réveillée (quand j’ai ressuscité), j’étais déjà un aigle. C’est drôle, au début, je ne savais pas comment me comporter, je me suis assise sur une pierre, comme le ferait un humain, mais les aigles n’ont malheureusement pas des fesses aussi rembourrées. C’était passionnant, j’étais heureuse. J’aimais beaucoup mon nouveau corps. J’avais des plumes, des ailes puissantes, des serres et une culotte rêche. Ce qui me plaisait le plus était mon bec.
Je ne vivais plus dans la société, peut-être étais-je quelque part dans le désert, dans un endroit où il n’y avait plus d’humains. Je voyais des hyènes. Je volais au-dessus d’elles, et elles couraient dans tous les sens, effrayées par ma présence. Je croyais sans doute que les hyènes étaient plus fortes que les aigles, et peut-être qu’elles le sont bel et bien, mais moi j’étais un aigle-humain. Peut-être que les hyènes trouvaient ça louche. J’ai atterri sur la carcasse d’une antilope et je me mise à manger avec mon bec. J’ai découvert qu’en tant qu’oiseau, on ne peut manger qu’en se goinfrant. Manger avec un bec était une expérience intéressante, j’aimais bien.
Je suis allée me poser sur un nid situé sur un rocher. Était-ce le mien ? Je me suis demandé ce qu’était devenu mon corps et l’âme de cet aigle. Ma raison et mon âme étaient maintenant dans ce corps d’aigle, peut être que l’âme et la raison de l’animal y étaient aussi et que nous y cohabitions très bien. J’utilisais donc l’instinct de l’aigle, ses connaissances sur la vie. Ou plutôt, il s’était invité dans mon corps et essayait de me faire prendre mon envol. Hm… J’étais probablement devenue folle. C’est ce qu’auraient pensé mes proches. Quoi qu’il en soit de mon corps, où qu’il soit, moi je suis ici. J’ai commencé à explorer mon nouveau corps. Je voulais savoir si j’étais une femelle. Je l’étais sans doute. Cela aurait été horrible d’être un mâle, je ne saurais pas comment me comporter. J’étais devenue nerveuse à l’idée de m’être changée en aigle. Je me suis dit qu’il était peut-être normal que les gens se changent en mammifère ou en oiseau à un certain moment. Mais peut-être était-ce ma faute, car je voulais tellement m’en aller. Je ne voulais plus retrouver mon ancien corps, je pouvais voler ! J’étais convaincue que j’aurais dû naître aigle, mais que quelque chose s’était mal passé. Je volais et volais. J’étais si puissante. Je volais au-dessus du monde entier, je ressentais la force impressionnante de mes ailes. Je volais au-dessus de toutes sortes de villes, et elles étaient désertes. Pas le moindre signe de vie. Tout avait disparu. Le vide avait pris possession du monde. Pas un seul humain, les voitures étaient à l’arrêt, personne dans les rues. En volant au-dessus d’un petit plan d’eau, j’ai vu mon reflet. J’avais changé. Mon corps commençait à revenir. Mon dieu. Il fallait que j’atterrisse immédiatement ! J’étais très fatiguée et me suis endormie.
Des cris m’ont réveillée. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu un garçon qui faisait des bruits et des gestes de singe. Il y avait un singe en lui, et en moi, un aigle. Était-il possible que nous soyons seuls au monde ? Je ne sais pas… si je suis avec un singe, je suis quand même toute seule.
L’aigle en moi était paniqué, il voulait sortir. J’ai de nouveau essayé de m’envoler. Je courais partout, en battant des bras, mais je n’arrivais pas à décoller. J’étais de nouveau humaine. J’étais dans la confusion la plus totale. Pour couronner le tout, j’ai commencé à avoir mes règles. À partir de ce moment, je n’ai même plus essayé de m’envoler. Le sang m’a ramenée sur terre, comment se pouvait-il que mes menstruations viennent mettre un terme à ce rêve ? Ce n’était pas possible, en fait je commençais à accoucher, ou peut-être plutôt à pondre ? Des enfants sortaient de moi dans des bulles de savon sanguinolentes. Celles-ci s’éloignaient de moi sans éclater. C’étaient mes enfants, ils étaient si nombreux ! C’est alors que je suis morte à nouveau (même si je n’en suis plus aussi sûre qu’auparavant).
Traduit de l’estonien par Ava Chouquet