«Le prince Jaan, géant des lettres» : Sur la réception des œuvres de Jaan Kross en France

(Article paru dans : Contrastes et dialogues : Actes du colloque franco-estonien, Tartu, 10-11 octobre 1997.
Tartu : Tartu Ülikooli Kirjastus, 2001, Studia romanica tartuensia; I)

Les années 1990 ont marqué une certaine « percée » de la littérature estonienne sur le marché français du livre (cf. Õnnepalu 1993). Certes, quelques traductions avaient paru dans les périodes antérieures (Tammsaare, Gailit, Viirlaid, Under, Tuglas…), mais jamais avant cette dernière décennie la littérature estonienne n’avait été autant traduite et la presse français ne lui avait accordé autant d’attention. Ces années ont vu la parution de dix ouvrages estoniens: quatre livres de Jaan Kross (dont le premier, il est vrai, remonte à 1989), deux d’Arvo Valton, un d’Heino Kiik, de Viivi Luik (un deuxième est paru en 2001), de Tõnu Õnnepalu et d’Ilmar Jaks. Ajoutons quelques numéros spéciaux de revues consacrés à la littérature estonienne et quelques publications à diffusion plus restreinte. Les raisons de cette « percée » sont à chercher principalement à deux niveaux, le niveau politique et le niveau personnel. Le travail de traduction a été en effet facilité aussi bien par les processus issus de l’écroulement de l’Union soviétique que par l’existence de traducteurs enthousiastes (Jean-Luc Moreau, Antoine Chalvin, Eva Toulouze…).

Dans cette « percée », la position clé revient à Jaan Kross, qui a joué un rôle tout à fait remarquable. Ses œuvres figurent dans Le nouveau dictionnaire des œuvres et l’auteur lui-même a fait l’objet de mentions et d’articles dans presque tous les grands titres de la presse française: il n’est pas exagéré d’affirmer que pour beaucoup de Français, Kross est l’incarnation de la littérature estonienne. Son succès personnel, sa réussite littéraire sont d’ailleurs pour beaucoup dans la pénétration d’autres écrivains estoniens auprès des éditeurs français.

C’est grâce au traducteur Jean-Luc Moreau et à la maison d’édition Robert Laffont que le lecteur français a pu découvrir, nous l’avons dit, quatre ouvrages signés Jaan Kross: trois romans (Le fou du tzar, 1989; Le départ du professeur Martens, 1990; L’œil du grand Tout : Le roman de Bernhard Schmidt, 1997) et un recueil de nouvelles (La vue retrouvée,1993). J’essaierai de présenter ici un aperçu de la réception de Jaan Kross, telle qu’elle apparaît dans les commentaires de ces œuvres par la presse française. J’ai pourtant laissé à l’écart de mon analyse le dernier roman traduit, qui est paru trop tard (et auquel on peut encore attendre des réactions) pour y être intégré.

Le corpus étudié

J’ai à ma disposition un corpus composé de vingt-huit comptes rendus: si sept textes ne sont que des brèves informatives, les autres présentent des analyses relativement consistantes. Ce corpus n’est sans doute pas exhaustif: je n’ai pas pu avoir accès à tous les commentaires, mais la majorité des textes y est certainement comprise, ce qui permet de tirer quelques conclusions.

Le fou du tzar de Jaan Kross. Traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau, Robert Laffont, 1989, 402 p.

1. Sylvaine Pasquier, « Jaan Kross: le mutiné de la Baltique », L’Express, 17 novembre 1989.
2. Nicole Zand, « La folie ou le cachot », Le Monde, 17 novembre 1989.
3. J.-M. de Montremy, « Paysage avec Jaan Kross », La Croix, 18 novembre 1989.
4. André Clavel, « Shakespeare en Estonie », L’Événement du Jeudi, 14 décembre 1989.
5. M[anuel] C[arcassonne], [Sans titre], Le Point, 18 décembre 1989.
6. Pierre Enckell, « La révélation de Jaan Kross. Un profil de nobélisable », L’Événement du Jeudi, 21 décembre 1989.
7. Eva Toulouze, « [Un destin estonien:] Conserver l’honneur », Le Monde Diplomatique, janvier 1990.
8. Bernard Cohen, « L’Estonie à la folie. Rencontre avec une vigie de la Baltique », Libération, 4 janvier 1990.
9. Anne Derville, « Jaan Kross: le passé présent de l’Estonie. Le fou du Tzar », La Vie, 1er février 1990.

Le départ du professeur Martens de Jaan Kross. Traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau, Paris, Robert Laffont, 1990, 330 p.

1. « Jaan Kross, Le départ du professeur Martens », Lu, novembre 1990.
2. J-M. [de] M[ontrémy], « Jaan Kross », Lire, novembre 1990.
3. André Clavel, « Jaan Kross est de retour », L’Événement du Jeudi, 22 novembre 1990.
4. Catherine David, « Les sagas des pays Baltes » Le Nouvel Observateur, 27 décembre 1990.
5. Sylvaine Pasquier, « La révolte du grand commis », L’Express, 17 janvier 1991.
6. [Anonyme], « Kross (Jaan). Le départ du professeur Martens », Bulletin critique du livre français, février 1991.

La vue retrouvée de Jaan Kross. Traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau, Paris, Robert Laffont, 1993, 300 p.

1. Catherine Argand, « Jaan Kross, rescapé des accidents de l’histoire », Lire, septembre 1993.
2. André Clavel, « Jaan Kross le réfractaire », L’Événement du Jeudi, 9 septembre 1993.
3. André Clavel, « La fin des ténèbres », Journal de Genève, 11 septembre 1993
4. [Anonyme], [Sans titre], L’Est Républicain, 14 septembre 1993.
5. Marc Giuliani, « La vue retrouvée. Les sens cachés de Jaan Kross », Le Nouveau Politis, 23 septembre 1993.
6. Anne Diatkine, « Kross country. Les parcours chaotiques de l’Estonien Jaan Kross: ‘La Vue retrouvée’ », Libération, 7 octobre 1993.
7. Daniel Walther, « Jaan Kross de Tallinn », Dernières Nouvelles d’Alsace, 8 octobre 1993.
8. Laurent Lemire, « Jaan Kross, histoires d’Estonie », La Croix, 11 octobre 1993.
9. Paul-Jean Franceschini, « Une croix sur l’Estonie. Jaan Kross ou le calvaire national en sept stations », L’Express, 21 octobre 1993.
10. Christophe Kantcheff, « Un siècle dramatique », La Vie, 11 novembre 1993.
11. Cécile Wajsbrot, « Gare de la Baltique », Magazine littéraire, novembre 1993.
12. Claudine Coddens, « Le vieil homme et la croix », Télérama, 22 décembre 1993.
13. Pierre Lepape, « Le pays qui n’existe (presque) pas », Le Monde, 24 décembre 1993.

Les œuvres de Kross ont fait l’objet de comptes rendus dans les principaux quotidiens français (Le MondeLibérationLe Figaro), la plupart du temps plus d’une fois. De même, les traductions de Kross ont été présentes dans les colonnes de presque tous les hebdomadaires importants: L’ExpressLe Nouvel ObservateurL’Événement du jeudi. Les livres de Kross ont été aussi présents dans les principaux magazines littéraires tels que Lire et le Magazine littéraire et ont attiré l’attention de la presse régionale. On peut donc estimer que les réactions de la presse française à l’œuvre de Jaan Kross ont été fort approfondies et d’une portée considérable.

Parmi les critiques, je relève avant tout, en raison de l’influence qu’ils ont pu exercer, les articles de Nicole Zand et son interview de Jaan Kross dans Le Monde à l’occasion de la parution du Fou du tzar, les panégyriques d’André Clavel dans les colonnes de L’Événement du jeudi et enfin le long article de Pierre Lepape, l’un des principaux chroniqueurs français du livre, dans le numéro du Monde des livres de Noël 19937.

Bien que les auteurs de ces commentaires soient tous des personnalités très différentes, leurs textes n’en constituent pas moins globalement un tout non dépourvu de cohérence interne. C’est sur la base de cette constatation que nous traiterons ici les textes énumérés comme un corpus unique et que nous l’analyserons dans son ensemble.

Le rôle des paratextes

L’ »horizon d’attente » des critiques français a été considérablement influencé par les « paratextes » des œuvres de Kross. C’est pourquoi nous commencerons par l’analyse de ces derniers. D’après Gérard Genette le paratexte est, entre le texte et le hors-texte, « tout ce par quoi un texte se fait livre et propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public »: titre, indication générique, dédicace, épigraphe, préface, etc. (Genette 1988: 7). Le paratexte est composé du péritexte et de l’épitexte. Le péritexte, situé autour du texte lui-même, est une catégorie essentiellement spatiale et matérielle qui recouvre le titre, la préface et les interstices du texte de même que les titres de chapitres, certaines notes. L’épitexte consiste en « tous les messages qui se situent, au moins à l’origine, à l’extérieur du livre: généralement sur un support médiatique (interviews, entretiens), ou sous le couvert d’une communication privée (correspondances, journaux intimes, et autres) » (Genette 1988: 10-11).

Font partie des péritextes de Kross les préfaces de Jean-Luc Moreau aux trois ouvrages en question, de même que les textes figurant sur la page de titre et sur la quatrième de couverture, lesquels contiennent des informations sur la vie et l’œuvre de l’auteur.

Les épitextes sont représentés par quelques interviews accordées par Kross à la presse française. La première remonte à la première visite de l’écrivain en France; elle a été réalisée par Nicole Zand pour Le Monde. L’auteur du deuxième entretien, plus long celui-ci, est André Clavel et la rencontre a eu lieu à Tallinn. Ce texte est paru sous le titre éloquent de « Le royaume du prince Jaan, géant des lettres », dans L’Événement du Jeudi en 1991.

Les textes écrits par Jean-Luc Moreau autour des livres de Kross sont à l’origine de bien des motifs qui se répètent de critique en critique et qui ont largement orienté l’attitude des critiques à l’égard de Jaan Kross et de ses œuvres. Je voudrais en relever quelques uns.

Jaan Kross, rescapé d’un camp nazi, puis du Goulag, ainsi est présentée une photo de Kross dans la revue Lire (septembre 1993). Le fait de la détention de Jaan Kross aussi bien par les Allemands que par les Russes, rappelé par Moreau, a été repris par la plupart des critiques, certains allant même jusqu’à en faire la pierre angulaire de toute l’œuvre de Kross. Ainsi trouvons-nous dans Lu cette affirmation : « Les années qu’il a passées au Goulag inspirent toute son œuvre. » Un élément tout à fait secondaire dans la réception de Kross en Estonie prend donc en France une importance considérable. Il n’y a pratiquement aucune critique que ne fasse référence à l’épisode sibérien dans la vie de Jaan Kross. Le compte-rendu du Départ du Professeur Martens dans Lire commence par les mots: « Il a connu les camps allemands… et russes ». Laurent Lemire, dans La Croix, écrit: « Jaan Kross fut incarcéré par les Allemands en 1944, puis par les soviétiques en 1946 ».

Jaan Kross — « Intrépide polyglotte », c’est ainsi qu’André Clavel désigne l’écrivain estonien dans L’Événement du jeudi. La connaissance étendue qu’a Kross des langues étrangères et ses nombreuses traductions sont relevées par presque tous les critiques. Dans sa préface au Fou du Tzar Jean-Luc Moreau écrivait: « Il traduit également, pour vivre, de nombreux classiques étrangers. Quelle influence la fréquentation de Shakespeare, Balzac, Romain Rolland, Stefan Zweig aura-t-elle exercée sur son évolution? ». Un certain nombre de critiques s’efforcent de répondre à cette question et trouvent des parallèles à l’œuvre de Kross chez Dumas, Kleist, Waltari, Shakespeare et d’autres. Le choix fait par Moreau des auteurs traduits par Kross se répète d’un compte rendu à l’autre ipsis verbis. L’on ignore en général que l’œuvre de traduction de Kross est sensiblement plus diversifiée: en tout près de 30 ouvrages, auxquels s’ajoutent près de 450 traductions dans la presse. Outre les auteurs cités par Moreau, Kross a traduit aussi par exemple des œuvres de Paul Eluard, de Bertold Brecht, d’Alexandre Griboïedov, de Lewis Carroll. Nous voyons ici comment le péritexte de Moreau a exercé un effet en quelque sorte limitatif dans l’horizon d’attente de Kross.

La part des épitextes dans la réception de Kross est quelque peu plus modeste. L’élément principal à en retenir est indiscutablement l’insistance de Kross à demander que ses romans ne soient pas rattachés à la conjoncture politique, laquelle se manifeste dans plus d’une interviews. A la remarque de son interlocuteur Bernard Cohen qu’ »il est impossible, en lisant Le fou du tzar, d’échapper à la tentation du parallèle historique », Kross répond avec un petit sourire: « Je me bats contre le lecteur, mais s’il veut à toute force trouver des parallèles historiques, qu’il en trouve! »

Le contexte politique

C’est pourtant bien, malgré cette incitation, le contexte politique du jour qui a exercé les effets les plus marquants sur la réception de l’œuvre de Kross. Je fais ici avant tout référence à l’écroulement de l’Union soviétique et au rétablissement de l’indépendance des pays baltes. Il suffit de prendre à témoin les photos qui accompagnent les comptes rendus. Dans L’Express, par exemple, la critique du Fou du tzar est accompagnée d’une photo de Tallinn: sur la place de l’Hôtel de Ville une foule importante est rassemblée avec des drapeau estoniens; elle est présentée par un texte disant: « Août 1989 : les nationalistes baltes manifestent de Tallinn à Vilnius ». Les textes des critiques eux-mêmes font directement référence aux événements politiques de l’actualité. Par exemple J.-M. de Montremy (La Croix)écrit que les livres de Kross paraissent « alors même que tout craque dans les Républiques baltes d’URSS ». De même Catherine Argand (Lire): « Aujourd’hui, le drapeau national flotte sur les pays baltes ».

Une grande partie des critiques de Kross renvoie à la situation politique et lui cherche des parallèles dans l’œuvre de l’auteur. Certains trouvent même entre les romans de Kross et l’actualité politique des liens directs, comme Sylvaine Pasquier dans L’Express: « À l’heure où Gorbatchev tente de remettre au pas les républiques baltes, Kross apparaît comme le romancier de l’Histoire la plus contemporaine ». La plupart d’entre eux, sous l’effet aussi sans doute de l’attitude négative de Kross à l’égard des parallèles politiques, est un peu plus réservée et se contente d’allusions. C’est ainsi qu’Anne Derville estime dans La Vie qu’ »Il sera peut-être tenté de chercher des correspondances avec les événements actuels. C’est vrai: le passé éclaire le présent. » Bernard Cohen, dans Libération, partage cette opinion: « En lisant Le fou du tzar il est impossible d’échapper à la tentation du parallèle historique […] ». Parfois les liens avec l’actualité sont formulés à un niveau de généralité plus élevé: Nicole Zand écrit dans Le Monde que Le fou du tzar est « une leçon d’histoire et de politique à travers d’une parabole sur le combat de l’homme pour la liberté. » Même démarche chez André Clavel qui, dans L’Événement du Jeudi, estime que Le fou du tzar est : « une parabole prophétique qui annonce tous les totalitarismes et tous les arbitraires de notre siècle ». D’après Sylvaine Pasquier (L’Express), Kross « écrit au passé composé, pour mieux conjuguer le « plus que présent » ».

Jaan Kross, l’Estonien

La réception de Kross est aussi fortement déterminée par son origine. Une photo de Kross dans Le Monde est explicitée par ce texte, fort révélateur: « Jaan Kross, l’Estonien ». Cette formule sera reprise par Nicole Zand qui en fera le titre de son compte-rendu du Retour du professeur Martens. Le mot « Estonie » ou « Estonien » figure huit fois dans les titres des critiques. La plupart des auteurs mentionnent la position géographique de l’Estonie ainsi que les particularités de son histoire. Dans son compte-rendu du Fou du tzarNicole Zand présente même, dans une note en bas de page, un aperçu de l’histoire estonienne. Le même auteur (comme bien d’autres) constate que « le roman [de Jaan Kross] réserve bien des plaisirs et des surprises. Et la découverte […] de l’histoire d’un pays balte nommé Estonie ». Catherine David qualifie dans Le Nouvel Observateur les romans de Kross d’ »admirables manuels d’histoire des pays Baltes ». Quelques comptes rendus se font l’écho d’une auto-critique portant sur le manque de connaissance des pays baltes; Catherine David rappelle cette triste réalité sous forme de question rhétorique: « Que savons-nous au fond de ce morceau d’Europe en révolte? Avions-nous pris conscience, avant les événement récents, de la pesanteur historique de leur destin? Que nous enseignent aujourd’hui les pays Baltes? Qu’auraient-ils à nous dire, ces paysans pétris d’histoire et de tradition dont la vie paisible fut bouleversée, piétinée, vidée de sa substance en quelques années? »

Deux motifs dominent la présentation de l’Estonie: l’Estonie, pays enneigé du coin du monde, et l’Estonie, lieu de rencontre de diverses cultures.

Le premier de ces motifs est introduit par J.-M. de Montremy (La Croix), qui conclut sa brève biographie de Kross par la phrase suivante: « il témoigne à l’envi de l’incroyable ténacité de ce coin du monde ». Le titre du compte-rendu de Pierre Lepape dans Le Monde n’est pas moins éloquent: « Le pays qui n’existe (presque) pas ». Nous trouvons une atmosphère nordique dans Lire, où l’Estonie est vue comme un « pays où la neige colle aux semelles ». Même impression transmise par la photo choisie pour illustrer un texte du Nouvel Observateur — un paysage enneigé avec quelques maisons isolées…

L’histoire de l’Estonie étonne les critiques français pour la multiplicité des pouvoirs successifs, et suscite leur admiration. Cette impression se trouve amplifiée par les romans de Kross, lesquels, comme l’écrit Pierre Enckell (L’Événement du jeudi), « montr[ent] le pays comme un carrefour culturel, traversé d’influences variées ». Et le commentateur de Lu d’interroger: « Qu’est-ce, aujourd’hui, qu’un million d’Estoniens dans la grande Europe? » Et il répond lui-même: « Un carrefour d’influences ».

De nombreux critiques sentent la nécessité de souligner l’alternance rapide en Estonie de régimes politiques différents. Pierre Lepape (Le Monde)enprésente une synthèse imagée: « Depuis que des peuplades venues de Finlande et d’Europe centrale, les Estes, se sont installées sur ces terres basses, froides et marécageuses, elles n’ont pratiquement jamais cessé d’être la proie de leurs voisins, les Danois, les chevaliers Teutoniques, les Suédois qui imposèrent le culte luthérien, les Russes au dix-huitième siècle, les grands propriétaires germaniques. »

Jaan Kross — un nobélisable

Le prestige de Kross en France a largement bénéficié de sa présentation (réitérée) comme candidat au prix Nobel de littérature. La plupart des critiques signalent que l’écrivain estonien est arrivé bien près de cette prestigieuse reconnaissance. En 1993 par exemple La Croix écrit que « l’Estonien Jaan Kross est un candidat sérieux au Nobel de littérature ». André Clavel est le premier, en décembre 1989, à utiliser à propos de Kross la notion de « nobélisable ». Celle-ci se répand, et sera reprise par plus d’un commentateur. Pas plus tard qu’une semaine après la parution de l’article de Clavel, L’Événement du jeudi attribue à Jaan Kross, dans un intertitre, « un profil de nobélisable ». C’est aussi en 1993 que L’Express mentionne « l’écrivain estonien qu’on dit ‘nobélisable’ ». Jean-Luc Moreau m’a raconté, dans une conversation privée, qu’au début des années 1990 une biographie de Kross lui avait été demandée du jour pour le lendemain, tant l’attribution du Nobel à l’écrivain estonien semblait vraisemblable. Comme nous le savons, le nobélisable n’a toujours pas été nobélisé…

La référence aux prix littéraires m’amène à une constatation supplémentaire, qui n’a pas manqué de susciter un certain étonnement: le fait que la traduction du Fou du tzar ait obtenu en France le Prix du meilleur livre étranger 1990 — récompense qui a fait couler beaucoup d’encre en Estonie — n’est mentionnée que par deux critiques. On peut se demander pourquoi. Je demeure moi-même perplexe: est-ce que le prix en question est peu connu? Est-ce que cette omission tient à l’inattention des critiques français? En Angleterre, un roman de Jaan Kross porte bien la mention « Winner of France’s Best Foreign Book Award »…

Pour conclure

Pour conclure je voudrais souligner une fois de plus la portée de la réception de l’œuvre de Jaan Kross. Plus de trente critiques pour trois livres (sans compter les échos à la dernière traduction de Kross, que je n’ai pas inclus dans mon analyse), c’est déjà un résultat non négligeable. D’autant que tous ces écrits expriment l’idée que Kross est aujourd’hui l’un des principaux écrivains européens.

En même temps, la réception de Kross en France n’est pas exempte de clichés et de préjugés. Le contexte politique du début des années 1990 a laissé une trace indélébile dans l’approche de ces œuvres. Il est pourtant prématuré de tirer des conclusions définitives, car la quatrième traduction de Kross ne sera sans doute pas la dernière. L’éditeur envisage la publication d’un quatrième roman de Kross, même si la vente du dernier et l’attention dont il a fait l’objet n’ont pas été tout à fait au niveau des précédents.

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