(Préface à : TUGLAS Friedebert, Ultime adieu, traduit de l’estonien par B. Jouffroy et J. Roque, Paris : Publications orientalistes de France, 1974)
Une des zones les plus industrialisées de l’empire tsariste russe, province autonome où le servage fut aboli plus d’un demi-siècle avant la Russie même, pays de caractère nordique où l’éducation populaire s’étend rapidement à partir du milieu du siècle dernier, l’Estonie était le pays où le mouvement révolutionnaire de 1905 ne devait pas manquer de se développer avec intensité. Les grèves générales, les occupations d’usines, la mise à sac de cent vingt demeures de grands propriétaires fonciers d’origine allemande, de même que l’agitation, les nombreux meetings ou les grands congrès représentatifs du pays entier, furent les jalons d’une lutte dans laquelle les groupes de jeunes activistes jouèrent un rôle de premier plan.
C’est dans cette effervescence révolutionnaire que naquit en 1905 le mouvement Jeune Estonie par la publication d’un premier ouvrage collectif, sous le même titre, sur un terrain bien préparé par l’activité de plusieurs groupes politico-littéraires clandestins, ou semi-clandestins, de lycéens à partir de la fin du siècle dernier. Avec Gustav Suits, 22 ans, Friedebert Tuglas (Mihkelson), 19 ans, Jaan Oks, 21 ans, en tête, le mouvement se lance en pleine action en mélangeant les aspirations politiques et littéraires.
Plus que quiconque, avec son recueil de poésies Feu de vie (Elu tuli, 1905), Gustav Suits, poète, essayiste, théoricien, devient le porte-parole de la jeune génération militante. Pathétique, d’une force et d’une clarté incisives, il proclame (Sentez-vous comment tremble la terre, entendez-vous comment crie le sang) la fin de la manière de vivre ancienne et le commencement d’une ère nouvelle.
La révolution ayant échoué, laissant derrière elle la fusillade sanglante du Nouveau Marché de Tallinn, le 16 octobre 1905, ses leaders emprisonnés ou exilés, le mouvement Jeune Estonie continue sur le plan culturel, en opérant des mutations importantes. Les influences allemandes et russes, prédominantes jusqu’alors, seront contrecarrées par une orientation vers les pays occidentaux et scandinaves. « Restons des Estoniens, mais devenons des Européens! », tel est le mot d’ordre de Suits. Une réforme linguistique s’amorce sur l’initiative de Johannes Aavik; à travers les œuvres de Konrad Mägi, Kristjan Raud, Nikolai Triik et autres, la peinture se trouve un nouveau souffle.
Dans le domaine de la littérature, d’un seul coup, le réalisme jusqu’alors prédominant dans les grands romans épiques d’Eduard Vilde, dans les récits villageois d’August Kitzberg et de Juhan Liiv, devient dépassé. Le grand acquis de la période est l’œuvre fulgurante de Jaan Oks : des nouvelles et des poésies teintées de subjectivité sensuelle qui se mélange à une réalité extérieure condensée à l’extrême à l’aide de l’image et de la métaphore, pour aboutir, dans des œuvres telles que La bête sans nom (Nimetu elajas) ou Souffrance (Kannatamine), à la surréalité. Précurseur tout comme Lautréamont, incompris, ce n’est qu’une partie de la production de Oks de 1906 à 1909 qui a pu être sauvée pour la postérité: elle sera publiée en effet une dizaine d’années plus tard, après la mort de l’écrivain, victime de ce grand holocauste que fut la première guerre mondiale.
Par rapport à Oks, Tuglas reste conventionnel pendant la première période de son œuvre. Les nombreuses nouvelles qu’il publie dès ses débuts, en 1901, sont des images de la vie quotidienne (Le loup, Hunt), évoluant toutefois vers le romantisme (Amour d’une nuit d’été, Suveöö armastus) ou vers le symbolisme (Île de Dieu, Jumala saar). Emprisonné en 1905-1906 à Tallinn, exilé ensuite tout comme Suits et bien d’autres compagnons du mouvement, Tuglas vécut pendant les douze ans qui suivirent en Finlande, à Paris, à Munich, à Genève, fit des séjours prolongés en Italie, en Espagne, en Belgique, traversa dix fois la frontière de l’empire tsariste avec de faux passeports, rentra seize fois clandestinement à Tartu, sa ville. Pendant six ans, Tuglas ne publia aucune nouvelle, quand, en 1914, avec Popi et Huhuu, un nouveau Tuglas fit son entrée, le Tuglas de la nouvelle fantastique qu’il continuera à parfaire jusqu’en 1925.
Une nouvelle typique du Tuglas de cette seconde époque est Le mirage (Kangastus), écrite en 1917 lorsque, la Révolution de Février victorieuse en Russie, l’écrivain put retourner en Estonie. Le mirage nous présente une île où le peuple, habitué à vivre et à travailler comme il l’a toujours fait, ne peut s’imaginer une vie différente – même si le gouverneur se réserve les eaux de pêche les meilleures, ne rend de compte à personne sur la caisse de l’église et s’accapare les biens de ceux qui s’endettent. Une vision étrange s’ouvre subitement aux habitants de l’île : un fatras inextricable de rues, de châteaux, de ponts et de donjons où fourmillent des hommes, où des voitures avancent, des chevaux galopent, où des femmes en haillons, maigres, au teint grisâtre, marchent péniblement en portant des enfants de même apparence sur leurs bras ou en les traînant derrière elles. Tandis que les habitants de l’île, bouleversés, perplexes, contemplent leur mirage, des cavaliers foncent dans la foule en la piétinant, transperçant les gens de leurs piques, les abattant de leurs glaives. Une foule aux drapeaux flottants surgit de l’autre côté du pont et avance, de plus en plus nombreuse, bien qu’attaquée et décimée par des cavaliers. Des armées entières s’entrechoquent: la neige se noircit de sang, des cadavres jonchent la place du marché, des chevaux tombés se débattent les sabots en l’air, un géant écrase dans sa main d’acier des maisons, des hommes, des arbres: le tumulte se répand de tout côté.
Ce qui est caractéristique dans cette nouvelle, c’est qu’à un certain moment, on ne sait plus très bien où commence le mirage et où se termine la réalité du peuple de l’île. Les deux se superposent en créant une réalité nouvelle qui incite les habitants de l’île à se soulever, à s’emparer, malgré le sang qui coule, du domaine fortifié du gouverneur et à le chasser. Très souvent, dans les nouvelles de Tuglas de l’époque, nous retrouvons les mêmes antagonismes: le luxe, la splendeur et la puissance d’un côté, les êtres pitoyables, accablés, de l’autre. Bova, le jeune homme dans Les cavaliers du ciel (Taevased ratsanikud), que l’on a tenu dans la servitude, dans la faim, dans l’ignorance animale (on ne lui a même pas appris à parler), tue son maître tyran et, avant de succomber, vit sa dernière nuit en offrant à tous et partout son amitié, ainsi que de l’argent qu’il n’a jamais possédé, même s’il était le fruit de son propre travail. Le lieutenant Lorens, dans L’air est plein de passion (Õhk täis on kirge), traverse seul sur son cheval la forêt, en pleine nuit, pour rejoindre au bal d’un manoir de la région la femme aux épaules d’albâtre; il arrive, égaré, à une hutte où vivent quatre hommes et une femme, des êtres brutaux aux visages de chiens, réduits à l’état de sauvage par le travail et par la solitude. Lorsqu’il est assailli par eux, la nuit, ces êtres ont perdu toute leur humanité, ce ne sont que des têtes volantes pleines de haine et de mépris qui l’attaquent en sifflant, en poussant des cris et en grinçant des dents.
Chez Tuglas, tantôt le fantastique fusionne avec la réalité, tantôt un sentiment d’étrangeté, d’irréel, prédomine en dissolvant l’unité de l’être psychologique dans des dichotomies hallucinantes, elles aussi fantasmagoriques. La réalité nouvelle n’est pas, chez Tuglas, le surréel d’André Breton où les désirs refoulés s’ouvrent en communion avec le monde extérieur; il ne s’agit pas non plus ici de contourner par le fantastique l’interdit, ni d’escamoter une transgression de la loi, comme Tzvetan Todorov définit la fonction du fantastique. Si Le mirage est situé dans un pays qui pourrait être la Grèce féodale, si Bova dans les Cavaliers du ciel déambule en Turquie, aux Balkans, au Proche-Orient, si L’air est plein de passion s’appuie sur une légende japonaise, c’est parce que le fantastique sert à Tuglas à créer une image condensée de la réalité sociale en proclamant l’unité du monde. Toute contradiction est poussée hors des limites de l’ordinaire; c’est en la gonflant démesurément que l’on arrive à une représentation plus totale et plus vraie de la réalité. La totalité, le vrai, ne peuvent être atteints qu’en transcendant toute réalité immédiate. À l’opposé de ce que Marcuse appelle unidimensionnel, Tuglas projette les finalités humaines, choyées jadis par la révolution, dans la narration; une dialectique du réel se développe à partir de l’imaginaire surajouté.
Dans une nouvelle d’apparence aussi énigmatique que La journée d’un androgyne (Androgüüni päev), nous voyons une princesse merveilleusement belle grandir en une journée dans le luxe surabondant d’un palais impérial. À quinze ans, lorsqu’elle prend son bain, ses extrémités sont en train d’éclore; le miroitement de l’eau semble lui donner deux ou trois paires de seins. À vingt ans, elle se précipite au conseil de son gouvernement, et nous n’y trouvons que des ministres malhonnêtes et ridicules, à moitié imbéciles. La beauté et la pureté de la princesse restent absolues, mais, le soir arrivé, elle est métamorphosée en un prince brutal qui, en sortant d’une maison close, abat de son poignard deux hommes noirs. Ses mains dégoulinent de sang, son visage ne peut plus cacher, même dans le noir, combien il est nauséabond et terrifiant, combien il est répugnant : déjà une charogne à moitié putréfiée. Aux dimensions d’une réalité mythique unique, c’est le même androgyne aux faces multiples renaissant chaque jour, tantôt femme, tantôt homme, qui nous gouverne en nous écrasant malgré toute sa séduction. Et cela partout, à l’échelle du monde entier, parce que le récit peut se développer aussi bien dans l’Italie de la Renaissance qu’en Chine impériale que dans bien des pays modernes.
À partir de 1925, Tuglas cesse d’écrire des nouvelles pour se consacrer à la critique littéraire, à l’histoire culturelle estonienne, à la rédaction de livres de voyage et de ses mémoires ainsi que d’un long récit sur son enfance, Le petit Illimar (Väike Illimar). C’est en 1941, au plus fort de la deuxième guerre mondiale, que Tuglas, en écrivant Ultime adieu (Viimne tervitus), retourne encore dans une dernière flambée à cette même problématique du déchirement et de l’unité du monde où il était jadis engagé. La vision douloureuse d’autrefois s’y maintient, même si le besoin de porter les conflits à leur paroxysme cède la place à un ton de résignation. Mais même ici, dans une ultime transcendance de sa condition, le protagoniste quitte tout et mise tout pour retrouver les siens, un autre monde, une réalité qui puisse être la sienne.