Étude sur des nouvelles extraites des recueils Dans une ville étrangère (1980) et L’amour à la mode de Mustamäe (1978)
« Il y avait dans une ville une aire de lecture des pensées. Sous l’asphalte était dissimulée une rangée d’éléments biosensibles qui communiquaient à des amplificateurs les impulsions reçues des passants qui la croisaient, produisant, après traversée de plusieurs transformateurs, un crépitement audible. À l’extrémité de ces crépitements, des hommes munis d’oreillettes étaient assis et écoutaient. Le crépitement était plus fort, puis plus faible, tantôt plus strident, tantôt plus suave. Ils n’arrivaient bien entendu à y lire aucune pensée, mais après une écoute prolongée, il leur apparaissait combien diverse pouvait être la manière dont pensent les gens.
La conception d’une pensée de nature verbale était réfutée depuis longtemps. La pensée était en réalité de nature crépitante. Et le déchiffreur de pensées pouvait déduire de ces crépitements des choses et d’autres.
Aleksius était justement un homme de ce type, un déchiffreur. S’il avait été assis par terre sur le trottoir et qu’il avait regardé les gens traverser la bande, il n’aurait eu besoin d’aucun élément ni transformateur. Mais comme il était assis dans une pièce fermée, à plusieurs kilomètres du lieu de l’expérience, qu’il ne voyait pas le visage des passants et ne pouvait rien déduire de leur allure et de leur gesticulation, il devait se contenter des crépitements. »
On pourrait établir une comparaison entre le déchiffreur de pensées et le lecteur qui parcourt les nouvelles d’Arvo Valton. Tous deux sont en effet confrontés à des énoncés ambigus dont il va leur falloir deviner le sens. En ouvrant le recueil Dans une ville étrangère, le lecteur entre dans un espace déconcertant où la signification ne cesse de se dérober, où le récit semble successivement proposer et annuler des interprétations possibles. Si la pensée qu’il rencontre dans cet espace se présente sous forme de mots, et non de grésillements, elle demeure cependant toujours équivoque et nécessite une réinterprétation continuelle. La lecture ne peut alors que prendre la forme de remises en cause successives. Bien entendu, tout texte présente certaines ambiguïtés et peut être envisagé sous des perspectives différentes. Mais chez Arvo Valton, l’ambiguïté est presque omniprésente et on peut se risquer à dire qu’elle constitue l’un des enjeux majeurs de l’écriture.
Lire les nouvelles de Valton, c’est en effet aussi accepter d’entrer dans le jeu d’un narrateur facétieux qui aime nous entraîner sur des fausses pistes, nous faire bifurquer sur des chemins de traverse grâce à son art de la digression, pour enfin nous quitter en nous laissant un peu désappointés devant une dernière sentence qui vient souvent contredire nos propres conclusions.
Mais si le narrateur s’amuse ainsi à nous faire errer à l’intérieur de ses récits, ce n’est peut-être pas seulement par pur plaisir du jeu, mais aussi par refus d’une linéarité trop commode.
Car cette linéarité est justement ce qui caractérise, dans ces nouvelles, le quotidien banal des personnages présentés et plus généralement les lois sociales auxquels ils obéissent. Les nouvelles s’emploieront donc au contraire à briser nos habitudes de lecture. Elles feront également de la rupture un outil critique permettant de dénoncer certaines logiques sociales, et un moyen de nous mettre en garde contre toute vision trop schématique du réel.
La rupture, matrice du récit et outil critique
La rupture est souvent, dans les nouvelles de Valton, l’élément générateur du récit. La narration semble suivre la structure du conte : elle procède à la mise en place rapide d’une situation initiale qui va être bouleversée par un élément perturbateur. Il s’agit alors souvent, comme on l’a évoqué, de dénoncer les dangers de la linéarité que l’ordre social impose à l’existence humaine.
La rupture se présente par exemple sous l’aspect d’une transformation subie malgré lui par un individu. Cette transformation va révéler les effets pervers que pourraient avoir certaines logiques sociales si elles étaient développées jusqu’à leurs ultimes conséquences. Ainsi, dans la nouvelle intitulée « Courant d’air », la vie de la famille Saare est un jour troublée par les passants qui décident d’utiliser leur appartement comme raccourci pour se rendre d’un magasin à un arrêt de bus. La raison en est l’emplacement de l’immeuble en question, qui les obligerait sans cela à faire un détour. La famille a beau lutter contre l’intrusion, le phénomène ne cesse de s’amplifier, jusqu’à ce que tout le monde finisse par s’en accommoder.
Ce qui est intéressant, c’est que le narrateur nous prouve qu’un événement qui nous apparaît à nous comme une rupture est en réalité la conséquence directe d’une logique sociale. En l’occurrence cette logique est celle de l’idéal de vitesse qui gouverne la vie urbaine. De plus, il n’insiste pas tant sur le caractère surprenant de l’incident, mais au contraire sur la manière dont, par la force d’inertie des masses, il finit par s’inscrire dans le cours normal des choses. Ce qui paraît aberrant du point de vue d’un individu ne l’est pas du point de vue de l’être collectif que forment les passants traversant l’appartement. L’éthique individuelle est remplacée par la valorisation de la norme par laquelle le nombre est érigé en critère moral.
Par la mise en scène de cette transformation d’un espace privé en espace public, le récit vise à dénoncer la pénétration de l’ordre social dans l’ordre intime. Il nous invite aussi à réfléchir sur la manière dont se forment certaines normes sociales qui sont présentées ici comme de simples conséquences de nos habitudes de vie.
Certains personnages valtoniens sont là justement pour établir la relativité des normes. Ils s’agit d’êtres qui évoluent dans une logique personnelle et démontrent ainsi que la logique commune n’est pas la seule que nous puissions suivre. Ainsi, dans la nouvelle « L’accompagnateur », l’action du personnage principal consiste à déambuler dans une gare et à y aborder des inconnus pour leur souhaiter bon voyage. Les motivations du personnage ne sont pas explicitement présentées, mais on peut supposer que son action est dictée par le plaisir, peut-être simplement par le plaisir de l’échange verbal. Il éveille en tout cas une vive inquiétude chez les autres voyageurs, qui perçoivent cette action gratuite et non codifiée comme une menace. Cette inquiétude s’exprime dans les réactions des protagonistes :
« Peeter Luhtsalu examina Anton Miir des pieds à la tête et demanda :
« Et vous comptez revenir? »
L’ancienne blessure d’Anton Miir se mit à le démanger, et il dit :
« Peut-être. »
« C’est un voyage d’agrément? »
« Qu’est-ce que vous me voulez? » cria soudainement Anton Miir, mais cela ne découragea pas Peeter Luhtsalu. Il dévisagea l’invalide d’un regard pénétrant et dit :
« Je veux vous souhaiter bonne route. Je crains que nous ne nous revoyions plus jamais. »
« De toute façon je ne veux plus vous voir », hurla l’invalide. L’agacement réveillait sa vieille blessure.
Lorsque Peeter Salu s’éloigna en direction de l’arrière du train, Felix Kuts accosta Anton Miir qui était très irrité. Il apaisa l’invalide et lui demanda en chuchotant :
« Que vous a-t-il dit? »
« Il a dit que nous ne nous reverrions pas », répondit dans un cri perçant l’homme à la bouche tordue.
La grosse femme s’approcha d’eux pour les écouter. Felix Kuts posa un doigt sur ses lèvres.
« Va savoir pourquoi il dit adieu aux gens ? » demanda Felix Kuts.
« Il veut se pendre », intervint Elvira Goldberg avec aplomb. Anton Miir, qui était timide avec les femmes, tourna le dos. Mais soudain, il s’énerva de nouveau.
« Il veut peut être faire dérailler ce train! »
Par son action inattendue, ce personnage bouleverse l’ordre établi et les habitudes des individus qu’il croise. On peut à ce titre le rapprocher de l’« homme au sac à dos vert » qui, pour des motifs inexpliqués lui aussi, se met un jour à lire un livre à haute voix dans une gare. Si l’on veut trouver une nuance d’optimisme dans les nouvelles de Valton, elle sera sans doute à chercher précisément du côté de ces personnages capables de résister aux usages dominants de leur société.
Transcrire la complexité du réel
Ce qui caractérise l’individu chez Arvo Valton, c’est le fait qu’il puisse, comme l’écrivain, mettre en crise le moment présent, en posant un regard sceptique sur le réel. Il doit s’efforcer de repenser le quotidien pour échapper au nivellement de la vie sociale. Ne serait-ce qu’en rêvant de possibles non réalisés de son existence, l’individu montre que sa vie aurait pu être tout autre, et que l’ordre qui la régit est contingent. Il oppose ainsi à une linéarité abrutissante la discontinuité profuse du réel.
C’est peut être par volonté de retranscrire cette complexité du réel que le narrateur des nouvelles joue tant sur l’ambiguïté de ses récits. Cette ambiguïté apparaît notamment lorsqu’il laisse planer un doute sur la nature des événements présentés, ou sur la manière dont il juge les actions de ses personnages.
L’une des particularités de ces nouvelles tient en effet à l’enchevêtrement qui s’y crée entre le réel et la fantaisie. Des événements étranges se produisent soudain dans un contexte de la banalité la plus absolue. Dans la nouvelle « Une tumeur », un chirurgien extrait du cerveau de son patient une substance étrange qui se révèle n’être rien moins que l’âme de celui-ci. Dans « L’auto-stoppeuse », le personnage éponyme se retrouve dans une voiture volante conduite par un être qui ressemble étrangement à un ours.
Peut-on cependant qualifier ces nouvelles de fantastiques ? Il me semble que cette qualification serait problématique. Dans un récit fantastique, le narrateur lui-même maintient une hésitation sur la nature des phénomènes rencontrés parce que, malgré ses tentatives d’expliquer rationnellement les événements, il n’y parvient jamais complètement, l’explication reste vacillante. Or chez Arvo Valton, le narrateur n’est jamais surpris par les événements ; tout comme ses personnages, il les accepte comme s’ils étaient parfaitement vraisemblables. Le narrateur joue même à présenter sous l’aspect de l’évidence des événements qui nous paraissent invraisemblables. Dans la nouvelle « L’ami », le personnage principal vient d’accomplir un périple mystérieux dans un cimetière. Là, à la suite d’une transaction secrète, elle entre en possession d’une boîte dont nous ignorons le contenu. La gestion de l’information dans ce passage ménage un suspens qui amène le lecteur à se focaliser sur le contenu de la boîte et à se demander ce qui peut bien se trouver à l’intérieur. Voici la manière dont le suspens est mis en place puis brusquement rompu :
« Greete Paun glissa par-dessus les pièges et parvint à une petite chapelle. Elle frappa trois coups à la porte, cela résonna comme un signal, et c’est bien ce que c’était. La porte s’entrouvrit dans un faible grincement et une grosse main fut tendue vers l’extérieur. Greete Paun défit maladroitement son réticule et commença à empiler des billets tremblotants dans la paume qui attendait. Elle les empilait lentement, avec l’espoir que la mesure serait remplie. Elle termina par des pièces de métal. Et alors elle n’eût plus rien à mettre.
La main disparut dans l’embrasure, quelque chose fit un bruit sourd et une caisse rectangulaire de forme allongée apparut. La caisse était placée sur des roues et munie d’un fil de fer tordu.
Greete Paun se saisit du fil et tira dessus, la caisse se mit en mouvement avec peine, contre son gré. La femme la traînait à travers les tombes en direction des portes du cimetière.
Arrivée dans la plaine, elle essuya son front en sueur et disparut bientôt entre les façades des maisons. Les coussinets usés et non huilés qui faisaient office de roues cliquetaient et grinçaient dans les virages, Greete tirait la caisse vers sa destination.
Elle traîna la caisse jusqu’à son immeuble, la fit entrer par la porte principale puis la hissa à l’étage par les escaliers. La cage d’escalier retentissait et Greete rassemblait ses dernières forces.
Devant la porte de l’appartement, elle essuya de nouveau son front en sueur, tourna la clef dans la serrure à ressort et jeta un coup d’œil dans l’entrée commune. Celle-ci était engourdie dans le silence. Greete entra sur la pointe des pieds, dressa l’oreille, l’appliqua contre la porte de Velly, ouvrit alors la porte de sa chambre à l’aide d’une clef et traîna rapidement la caisse à l’intérieur.
Elle ferma la porte à clef, poussa le verrou et ouvrit la caisse. Dans la caisse reposait, comme chacun a pu le deviner, un squelette. »
Le lecteur, lui aussi, est donc forcé de ranger ces événements (ici l’adoption du squelette) dans la catégorie du vraisemblable. Il peut alors lire ces nouvelles comme des petits récits non pas fantastiques, mais du moins fantaisistes.
Mais il peut aussi opter, au contraire, pour une lecture allégorique. Si l’on prend l’exemple de la nouvelle « Un test de souplesse » [NDLR: traduction intégrale publiée ici même, sous le titre : Concours de flexibilité], on voit que le récit peut supporter une lecture littérale comme une lecture métaphorique. Dans cette nouvelle, une jeune femme découvre un matin qu’elle peut désormais tordre ses membres dans tous les sens, sans que ses muscles lui opposent la moindre résistance.
« Un matin, Viviane se réveilla et sentit soudainement que quelque chose d’étrange lui arrivait. Elle regarda l’index de sa main gauche, le prit calmement dans sa main droite et fit un nœud avec le doigt. Puis elle regarda longtemps ce doigt noué comme on regarde un édifice nouveau, surgi devant nous de manière inattendue – et il n’y avait ni surprise ni crainte dans son regard, seulement une sorte de curiosité un peu ahurie.
Elle défit le nœud du doigt, empoigna l’une de ses jambes et la dressa sans peine à la verticale, la plaça derrière son cou, puis la fit descendre le long du dos pour lui faire retrouver sa position initiale. Scruta l’articulation de la hanche et de la cuisse et vit qu’il n’y avait pas de torsion à cet endroit. Elle ploya alors son corps vers l’arrière, fit passer sa tête entre les jambes et se redressa de nouveau. Là encore, le ventre ne resta pas entortillé. Mais tandis qu’elle accomplissait ces mouvements, l’impression la gagnait de n’avoir pas du tout affaire à ses propres jambes, mais à celles de quelqu’un d’autre, des jambes fines et pleines de force, avec une bouche qui sourit sur chaque orteil et une langue étrangère différente dans chaque bouche. »
Cette souplesse physique va de pair avec une souplesse psychologique, puisqu’elle devient absolument malléable face aux exigences que lui présente la société, symbolisée ici par la figure de l’examinateur qui apparaît lors d’une sorte d’entretien professionnel. Dans cet entretien, qui est à lire comme un interrogatoire politique, la souplesse du personnage devient sa force, puisque cette souplesse lui permet de prévenir les attentes de son examinateur – qui cherche bien sûr à lui arracher des « aveux » compromettants – et ainsi de ne pas se trahir devant lui :
« Le local où se déroulait l’examen était une boîte vide, les murs étaient couverts d’affiches et d’inscriptions. On plaça la jeune femme dans un trou arrondi qui se trouvait au milieu de la pièce, l’examinateur sortit de sa poche un objet ressemblant à un crayon, désigna celui-ci et demanda :
« Qu’est-ce que c’est ? »
Même lorsqu’il s’agit des objets les plus usuels, nous ne savons jamais si l’objet est bien ce qu’il est, pourquoi on nomme un objet d’une certaine manière, un autre d’une autre manière, et quel est, au fond, le nom de l’objet. Viviane devait donner une réponse rapide.
« C’est un crayon ».
« Non, c’est un pistolet », dit l’examinateur.
« Oui, c’est un pistolet », répéta Viviane. L’opinion de l’examinateur prévalait en tous les cas, ce n’était pas la première fois de sa vie que Viviane passait un examen.
« Non, ce n’est pas un pistolet, c’est un balai. »
« Oui, maintenant, c’est un balai », dit Viviane, essayant de son côté d’ajouter des possibles pour ne pas juste répéter les paroles de l’autre, mais ce fut une erreur, l’examinateur dit :
« Non, pas maintenant, cet objet a toujours été un balai. Que fait-on avec un balai ? »
« On balaye le sol. »
« Ridicule ! Observez ce bâtonnet, peut-on l’utiliser pour balayer le sol ? »
« Non, on ne peut pas l’utiliser pour cela, mais ce ne serait pas la seule chose inutile dans le monde », dit-elle pour tenter de se justifier. Les fois précédentes, elle n’avait pas commis autant d’erreurs dans ses réponses. Mais peut-être les examinateurs avaient-ils été moins chicaniers.
« Que peut-on faire à l’aide de cet objet ? » L’examinateur colla le bâton sous le nez de la jeune femme.
« Écrire. »
« Exact, dit l’examinateur. Comment donc nomme-t-on un objet avec lequel on écrit ? »
« Selon le besoin, crayon, pistolet ou bien balai. »
Le narrateur exploite ici simultanément le sens propre et le sens figuré du terme « souplesse ». Mais dans la plupart des nouvelles, le jeu sur l’imbrication de ces deux niveaux d’interprétation est plus complexe, car il n’y a pas d’évolution d’un niveau à l’autre comme c’était le cas ici avec le passage d’une description physique à une approche psychologique du personnage. C’est pourquoi, face aux écrits d’Arvo Valton, le choix de lecture, quel qu’il soit, n’est jamais facile à assumer jusqu’au bout.
L’écriture comme activité ludique
Les nouvelles jouent donc successivement à suggérer des interprétations puis à les contrer. On retrouve notamment ce procédé lorsqu’on cherche à dégager un éventuel jugement porté par le narrateur sur ses personnages. Le jugement reste toujours incertain. On peut évoquer à ce propos la nouvelle qui s’intitule « Une histoire dessinée ». Elle met en scène, dans le cadre d’un aéroport, une confrontation entre un Estonien et une Asiatique, le premier essayant par tous les moyens de contourner la barrière linguistique pour entrer en communication avec la seconde, dans l’espoir d’une potentielle relation amoureuse. Il choisit d’exprimer ses désirs par des dessins, mais ne parvient pas à se faire comprendre. Cela ne l’empêche pas d’imaginer ensuite qu’il a vécu, durant cette heure passée dans la salle d’attente, une belle histoire d’amour. Le dernier paragraphe présente les réflexions du personnage masculin après le départ de l’Asiatique :
« C’est ainsi que cette histoire se termina. Mart avait étalé tout son cœur sur le papier, il avait fait offrande de son corps, de son esprit et de sa liberté. Que cette fougue en reste là était en soi normal. Car, hélas, tôt ou tard, tout amour prend fin. En les endurant encore et toujours, les vivant, vivant en eux et leur survivant, l’homme avance sur le chemin de sa multiplication. Mart cherchait peut-être à se consoler, mais il se disait vraiment que ça avait été un bel amour. Leur vie en commun avec cette Mongole et Japonaise n’était allée ni jusqu’aux disputes ni jusqu’aux vilenies, peut-être étaient-ils un peu passés à côté de leurs sentiments réciproques, mais cela est tellement habituel pour n’importe quel couple d’humains. Tout, dans leur charmante relation, n’avait fait que progresser vers son accomplissement puis s’était interrompu brusquement avant les possibles déceptions, car le haut-parleur annonçait à Mart qu’il allait devoir embarquer.
Tandis qu’il avançait dans le long couloir à soufflet un peu glissant, ayant laissé derrière lui son bonheur qui revêtait l’aspect d’une jeune femme au visage pâle, Mart se dit que de belles choses auraient pu encore se produire dans leur relation et l’idée de possibles non réalisés répandit dans son âme une douce mélancolie qui était vraiment le sentiment suprême. »
On croit apercevoir ici le regard ironique porté par le narrateur sur son personnage. Mais la dernière phrase du récit introduit un renversement : le narrateur révèle qu’il a en fait inventé de toutes pièces cette histoire à partir de quelques dessins trouvés dans la salle d’attente de l’aéroport : « Dans la hâte du départ, les gribouillages étaient restés sur la table de la salle d’attente, c’est là que je les ai trouvés. »
Ce qui apparaissait comme les réflexions du personnage est à mettre au compte de l’imagination du conteur. La tonalité du récit s’en trouve donc transformée et la fiction est dénoncée comme fiction.
Le narrateur devient ainsi un personnage à part entière des récits. Car lorsqu’il met en avant le caractère fictionnel des histoires, il se place lui-même en évidence comme le producteur de ces histoires.
On décèle d’ailleurs cette présence du narrateur dans son jeu constant avec les codes romanesques. On en a un exemple au niveau du traitement de la narration. Il suit les codes habituellement appliqués : comme nous sommes dans un récit bref, il va directement à l’essentiel, ne nous donnant que les informations qui sont nécessaires à la compréhension de l’intrigue. Et soudain, il introduit des détails qui paraissent tout à fait superflus. Dans « L’accompagnateur » par exemple, le récit est coupé par des indications livrées sur la vie privée des personnages. On apprend par exemple que l’un d’eux, ayant pour nom Felix Kuts, « mesurait 163 cm et souffrait de troubles hépatiques. Il avait passé un été dans le sanatorium de Truskavetsi et y avait eu une aventure avec une certaine Maria qui lui transmit la trichinose. » On nous donne encore sur un homme « coiffé d’un chapeau de paille, individu mal rasé qui avait la bouche de travers » les informations suivantes : « Cet homme s’appelait Anton Miir, il avait été grièvement blessé pendant la guerre et en était fier. Sa femme lui avait donné deux filles, l’une était devenue prostituée, l’autre vendait des billets d’avion et portait un uniforme bleu. »
On peut attribuer plusieurs significations à l’insertion de ces détails. Il est d’abord possible d’y voir un réinvestissement de la notion d’omniscience. Habituellement, lorsque le narrateur d’un récit se présente comme étant en possession de toutes les informations concernant l’un de ses personnages, il a tendance à nous présenter ses réflexions, ses émotions, bref son intériorité. Ici, le narrateur ne nous présente qu’une sorte de fiche d’état civil comme si les personnages étaient réduits à leur aspect extérieur. On peut y voir une critique de l’ordre social qui a tendance à ramener l’individu à un pur être collectif, dénué de toute intériorité.
On peut y voir également une manière pour le narrateur de manifester la relation ludique qu’il entretient avec les codes de la nouvelle. En se refusant à obéir strictement à des règles établies, il se présente lui-même comme une individualité et non comme une entité abstraite, effacée derrière le récit. Il peut ainsi faire signe à son lecteur et mettre en place avec celui-ci une relation médiatisée par le texte. Ici se produit cette rencontre entre deux individus qui est un enjeu constant des nouvelles d’Arvo Valton et que les personnages ne cessent de poursuivre.
C’est peut-être d’ailleurs pour cela que le narrateur se refuse la plupart du temps à tirer les conclusions de ses récits. La leçon finale aurait toutes les chances d’être pessimiste. Or les nouvelles se terminent souvent plutôt sur une note ironique, en léger décalage par rapport à la conclusion qu’on attendrait. On pourrait y voir la volonté de ne pas briser le plaisir procuré par le jeu narratif, en particulier le plaisir de la communication avec le lecteur. C’est donc aux soins de ce dernier qu’est confiée la tâche de formuler la conclusion, si toutefois il le désire.
(Conférence prononcée le 21 novembre 2002 à la Bibliothèque nordique (Paris), à l’occasion d’une rencontre avec Arvo Valton. Les traductions des extraits sont de l’auteur de l’article.)