Traduits de l’estonien par Jean-Luc Moreau
LES TERRES MARÉCAGEUSES
Le diable emporte les messieurs !
les patrons de Käru, qu’ils crèvent !
qui nous ont mis à labourer
là-bas sur les grands marécages,
à défoncer des terres basses.
Je sème l’orge toute ronde,
je sème l’avoine effilée.
Aux endroits où miroite l’eau,
où le bord du champ devient sombre,
qu’on puisse y baigner les chevaux,
y lâcher un choix de poulains.
LE CHÊNE QUI PLEURE
Dans la forêt je suis allée
dimanche dans la matinée.
Qu’ai-je trouvé dans la forêt ?
J’ai trouvé, qui pleurait, le chêne,
son feuillage qui s’affligeait,
ses branches qui se lamentaient.
Au chêne moi de demander :
« Pourquoi pleurer, mon petit chêne ? »
« Pourquoi je pleure, ô jeune fille,
oiselet d’or, pourquoi je geins ?
On coupe tous les autres arbres,
on prend tous les autres buissons ;
point ne me coupe le jeune homme,
point ne me frappe le pivert. »
Au chêne moi de rétorquer,
de dire au pauvre qui pleurait :
« Ne pleure pas, mon petit chêne,
ne geins pas, mon arbuste d’or,
j’ai cinq frères à la maison,
j’ai cinq frères, six prétendants,
ils te couperont, t’abattront,
ils te débiteront en planches,
feront de toi du bois utile,
plein de parfum te sécheront,
feront des brocs de tes racines,
feront des berceaux de ta cime,
de tes branches des lits de serfs,
de ton pied des lits de fillettes.
LE RETOUR DU BUVEUR
Il était un jour un jeune homme,
un jeune homme, un joli garçon,
tririlla, traralla,
triridiridi, rallalla,
à l’auberge il mangeait, buvait,
monté sur la table il chantait.
Quelqu’un sur le seuil l’appela,
un messager sous la fenêtre :
« Arrive donc, lune, jeune homme,
faible lune, frêle garçon !
Ton frère chez toi va mourir. »
« Tu peux bien le laisser mourir :
un frère est mort, un autre reste. »
Il était un jour un jeune homme,
un jeune homme, un joli garçon,
à l’auberge il mangeait, buvait,
monté sur la table il chantait.
Quelqu’un sur le seuil l’appela,
un messager sous la fenêtre :
« Arrive donc, lune, jeune homme,
faible lune, frêle garçon !
Ta sœur est mourante chez toi. »
« Tu peux bien la laisser mourir :
une sœur meurt, une autre reste. »
Il était un jour un jeune homme
un jeune homme, un joli garçon,
à l’auberge il mangeait, buvait,
monté sur la table il chantait.
Quelqu’un sur le seuil l’appela,
un messager sous la fenêtre :
« Arrive donc, lune, jeune homme,
faible lune, frêle garçon !
Ta mère meurt à la maison. »
« J’arrive : une mère qui meurt,
on ne peut pas la remplacer. »
CHANTE !
Chante, chante, petite bouche,
frétille, ma langue d’oiseau !
Tu devras bien assez te taire
une fois dans la terre noire.
L’ENFANCE DU CHANTEUR
Du temps que j’étais tout petit, ô gué !
je poussais comme un tout joli.
Mon berceau, Maman le mettait
parmi l’herbe de la prairie ;
le coucou venait me bercer,
le bel oiseau me balancer.
Le coucou chantait ses chansons,
me modulait ses mélodies.
J’ai mis noir sur blanc tout cela,
dans un livre l’ai consigné.
APPRENDRE À CHANTER EN TRAVAILLANT
Lorsque je commence à chanter,
quand mes chants prennent leur envol,
tout le village vient me voir,
tout le canton vient m’écouter.
« Cet enfant, d’où tient-il ses chants,
ce benêt, ses belles paroles,
d’où le pauvret tient-il ses contes ?
Il les a pris dans le Harju,
trouva ses vers dans le Viru*,
y remit à Järva des mots. »
Moi, pour réponse, je rétorque :
« Si tu veux, je te ferai voir,
la place où j’ai pris ces paroles,
où j’appris par cœur ces prières,
où je chantourne mes chansons.
Quand chez nous je tissais la toile,
au-dehors lorsque je hersais,
mes mains, mes jambes s’affairaient,
mes lèvres livraient des paroles
et ma langue des devinettes. »
* Province correspondant à la région de Tallinn. (N. d. t.)
** Province du Nord-Est de l’Estonie. (N. d. t.)
UNE BONNE VOIX
Je possède une voix vibrante,
une gorge grondante et grave.
Vibrante est ma voix parce que,
grave est ma gorge parce que
ma mère avait gardé les bêtes,
mon père avait gardé les bêtes,
mon père avait grondé le loup,
ma mère fait asseoir le lièvre,
mon père goûté de la gorge de grue,
ma mère mangé du menton d’alouette.
Quand je commence à chantonner,
à fredonner, à bourdonner,
le village vient m’écouter,
cent patrons se pressent debout,
cinq provinces viennent me voir,
sur des copeaux les gamins grimpent.
Lorsque je l’entends*, je déclare :
Ce n’est pas un cor allemand,
la voix d’un instrument d’évêque.
C’est mon malheureux petit frère,
mon pauvre petit paysan,
en bateau parti sur la mer.
S’en fut à Narva chercher femme,
tourna la tête vers Pärnu,
vers Tallinn ses pas se portèrent.
Patrons de Pärnu d’avoir peur :
« Le roi de notre terre arrive. »
Quand je les entends je leur dis :
Non, ce n’est pas le roi qui vient,
c’est mon malheureux petit frère,
mon pauvre petit paysan,
qui part à Narva prendre femme,
une Allemande d’Allemagne,
qui lui vaille de vastes champs,
lui cultive de grands guérets.
Notre promis, ses vastes champs,
faut que des ongles les écorchent,
qu’on les passe au tamis des doigts,
qu’à la charrue on les déchire.
* Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y a aucun lien évident entre ce qui suit et ce qui précède. Une telle juxtaposition de textes étrangers l’un à l’autre n’a rien d’exceptionnel. (N. d. t.)
ON CHERCHE DES CHANTEURS
On va cherchant quelque chanteur,
on guette quelqu’un qui gazouille,
en barque le long de la berge,
en bac au bord de la prairie.
Filles jeunettes, jouvencelles,
ô délicates demoiselles !
Quand on chante on a plus de peine
qu’à battre le grain dans la grange :
le batteur bat, puis il oublie,
la chanson chasse la chanson.
Donnez au chanteur un chanteau,
pour le batteur une bouchée.
Filles jeunettes, jouvencelles,
ô délicates demoiselles !
Qu’ai-je recueilli, collecté ?
qu’ai-je réuni, rassemblé ?
On briguait le bonheur des belles,
on avait désir de leur danse,
désir de la danse des dames.
Ô sœurs de la saison d’été,
belles, bonnes petites baies.
LE POUVOIR DU CHANT
Lorsque je commence à chanter,
à jeter un peu de paroles,
je mue en montagne la mer,
des écueils je fais des écus,
je fais une estrade du fond.
Les chansons, ça ne manque pas
quand je me donne libre cours ;
point ne s’éteignent dans la fleur,
à la fin de leur matinée.
Que tarissent tous les tilleuls,
se perdent les genévriers,
disparaissent tous les érables
avant que ma voix ne tarisse,
que ne s’achèvent mes chansons.
ABONDANCE DE PAROLES
Lune, étoiles disparaîtront
avant que mes chants ne s’achèvent.
Nous avons autant de chansons
que les enfants ont de jouets,
nous avons autant de musiques
qu’il y a de brindilles sèches,
nous avons autant de paroles
qu’il y a de glands sur le chêne
et de noisettes dans la bouille.
Les arbres n’auront plus de feuilles,
la terre n’aura plus de baies,
la mer n’aura plus de poissons,
l’eau dans les sources manquera
avant que mes chants ne tarissent.
LE CHANT S’ACHÈVE
Le chant s’achève, il s’est enfui
en forêt, au faîte d’un aune,
d’un bouleau debout sur deux jambes,
d’un sapin que six pattes portent.
C’est de là qu’il va revenir,
qu’il va de nouveau retentir.
LA VIE D’AUTREFOIS DANS LA MAISON PATERNELLE
Je vivais jadis chez ma mère,
au foyer d’un père chéri,
pareille à la prêle jolie,
belle autant que pomme de pin,
aussi fière que fleur de pois.
TRACAS MATERNELS
Comment dédommager ma mère
de ses soins, de son tendre lait,
de m’avoir bercé de sa bouche,
de m’avoir porté dans ses bras ?
Ne manquait ni feu dans la chambre
ni chaleur au chevet du lit
ni la main au bord du berceau,
ni le cheval gris de harnais
ni la jeune femme d’atours —
cherchait des guérisseurs d’enfant,
des preneurs de pleurs juvéniles,
des coupeurs de langue de chèvre.
Faisait promesse d’un mouton
au preneur de pleurs juvéniles,
au tâteur de langue de chèvre.
CHANT D’ORPHELIN
Elle est morte, ma douce mère,
quel malheur, hélas ! quel malheur !
mort pour moi l’amour de ma mère.
Mère, on l’a mise sur le banc,
l’amour sur les planches du banc ;
mère, on l’a mise en un cercueil,
l’amour caché sous le couvercle.
Par la porte on passa ma mère,
l’amour passa par la fenêtre ;
par le portail passa ma mère,
l’amour enjamba la clôture ;
par la route on mena ma mère,
l’amour prit le bord du chemin ;
dans la tombe on a mis ma mère,
l’amour dans un coin de la tombe.
Et je n’ai plus, pauvre orphelin,
plus de mère qui me dorlote,
qui me balance dans ses bras.
Elle m’appelait son airelle :
serviteur d’autrui je grandis.
NOSTALGIE
J’ai toujours le mal du pays,
toujours je suis d’humeur morose,
d’humeur morne éternellement.
Je m’ennuie où je reste assis,
où je marche je suis morose,
où je suis debout les murs suintent
d’être si loin de ma maison,
à la distance de cinq verstes,
six verstes de sale rivière,
sept verstes de méchants marais,
huit de collines rocailleuses,
neuf de reste de ruisselet,
dix verstes de fontaine froide.
Quand reviendrai-je chez mon père ?
quand reviendrai-je chez ma mère ?
quand roulerai-je chez mon frère,
irai-je en ramant chez ma sœur ?
Point ne faut le faire en automne,
on ne peut partir en été,
rude est la route de l’automne,
au printemps puissants les torrents —
le cheval se noierait dans l’eau,
la crinière en lin dans les flots,
le tout gris dans l’eau du ruisseau.
LES PARESSEUSES
Filles jeunettes, demoiselles,
que pensez-vous donc de vous-mêmes
que vous méprisez les garçons ?
Somnolentes vous travaillez,
indolentes passez le fil,
vous nouez cinq nœuds par empan,
par brasse vous nouez cent nœuds.
Lorsque vous tissez de la toile,
votre ensouple pleure enfumée,
votre lice grince puante.
Un vieux chien chasse la bobine,
le vieux Kärt va tissant la toile,
un goret pousse la navette,
des vers plats font passer le fil.
Lorsque la toile fut tissée,
on s’avisa de réfléchir :
que va-t-on tailler dans la toile ?
On fit pour Kärt une serviette,
un drap de dessous au vieux chien,
au goret chemise de soie,
aux vers plats de larges culottes,
une besace pour le pâtre —
ne pouvait vêtir un valet.
LA MORT DE LA JEUNE FILLE
Oh ! gentils frères de ma mère,
frères avisés de mon père,
écoutez ce que je vous dis !
Lorsque je serai pour mourir,
faites-moi de pierre un cercueil,
taillez-moi de fer une croix,
petite porte en os de loup,
en os d’ours couvercle petit.
Le fer, il est toujours en Suède,
petits les fils du forgeron
qui taperont dessus les clous,
frapperont pour joindre les planches.
ABOYER DANS LA COUR
La mère a fait, fouri-louri,
de la bouillie, bouri-louri,
nous a nourris, nouri-louri,
m’en fus au bois, bouri-louri,
couper du bois, boura-loura.
La patronne au cou qui pivote,
mit une corde au cou du chien,
l’envoya dehors aboyer,
le mit à garder la barrière :
« Clabaude aux cochons dans la cour,
aux poulains, aux portes des prés. »
LE SOIR ET LE MATIN
Le soir apporte le bonheur,
le matin les maux, les tourments.
Le soir on dépose sa peine,
le noir chagrin sur un chevron.
Le soir, on laisse la faucille,
le fer courbe à sa nostalgie,
on laisse au repos le fer tendre,
on jonche le plancher de paille,
de paille le sol de la soue.
Le matin ramène ses maux :
la faucille il faut la reprendre,
le fer courbe le décrocher,
emporter du plancher la paille,
celle aussi du sol de la soue,
la répandre, la disperser.
Le matin ramène ses maux :
à la poutre on reprend sa peine,
le noir chagrin sur le chevron,
chacun porte sa part de peine,
chacun sa charge de chagrin,
chacun va promenant sa peine,
met son chagrin sur le chemin.