Je me suis réveillée pendant la nuit à cause d’une pluie violente. Il pleuvait si fort contre la fenêtre qu’il n’y avait aucune chance que je me rendorme. Mais quelque chose d’autre m’en empêchait : les bruits répugnants qui s’échappaient de la chambre de M. Il était fort probablement occupé à manger. Pas compliqué de deviner quoi. Et en plus dans l’obscurité!
C’est le mois d’octobre. Quand on jette un coup d’œil au réfrigérateur, on constate qu’un tiers des champignons mis en conserve pour l’hiver a déjà été mangé. S’il continue encore longtemps de pleuvoir ainsi, tout sera fini avant Noël. Surtout si M les engloutit à ce tempo.
Malgré mon sens féminin de la mesure, je dois dire qu’en ce qui concerne les champignons M est un véritable sauvage.
Quand nous nous sommes connus, c’était même un peu excitant. La passion et l’adresse avec lesquelles il empoignait sa fourchette avant d’expédier directement entre ses dents les bolets gluants qu’il sortait du bocal. J’ai cependant assez vite compris que c’était tout bêtement de l’avidité, et admirer l’avidité serait un péché.
Le rapport qu’il entretient avec mes champignons est pour tout dire incompréhensible. M ne va pas lui-même en forêt. Il dit que ces activités-là sont pour les femmes. De façon générale, je découvre en lui une goujaterie de plus en plus manifeste. Par exemple, cette année, j’avais à peine terminé mes conserves de champignons qu’il a ouvert le meilleur de mes bocaux. Celui pour lequel j’avais soigneusement choisi les plus beaux représentants du règne fongique.
Je m’en souviens encore très clairement.
C’était le soir du 11 septembre. Le soleil s’enfonçait paresseusement derrière la forêt et le ciel était moelleux comme un chausson à la crème. Les fils d’araignée brillaient entre les arbres, tandis que je passais allègrement de champignon en champignon pour prélever leur chapeau. La mousse humide des sous-bois s’enfonçait sous mes pas avec une souplesse toute particulière, ce qui ne se produit que certains jours dans l’année ! Je me souviens de m’être allongée sur le tapis vert et d’avoir caressé du bout des doigts les touffes de mousse dense, tandis que mon regard se posait sur des russules rougeâtres et de superbes pholiotes ridées.
Ce soir-là, j’étais retournée en ville en roulant très lentement, pour que de trop nombreuses secousses n’effraient pas les champignons. À la maison, je m’étais aussitôt mise au travail, sans même prendre le temps d’enlever ma veste. Et encore moins de vérifier si j’avais des tiques. J’avais délicatement épousseté les champignons avec un pinceau, je les avais fait légèrement blanchir et j’avais enrichi la marinade avec des oignons découpés en anneaux et des rondelles de carotte d’un diamètre parfaitement uniforme. Dix grains de poivre de la Jamaïque, deux clous de girofle, quatre cuillères à soupe de sucre, deux de sel. Une feuille de laurier. Du vinaigre. J’avais stérilisé les pots. Je les avais remplis, les avais fermés. Tout cela avec une précision clinique, mais aussi, qu’il n’y ait pas de malentendu, avec beaucoup de soin et d’amour.
Peut-être est-ce précisément cet amour des champignons qui, en cette nuit pluvieuse, a fait pencher la balance. Un sentiment tenace et collant s’accrochait à moi comme une limace. Comment ce serait si M n’était plus là ?
Les bocaux dureraient beaucoup plus longtemps. Peut-être même jusqu’au printemps.
Malgré l’heure tardive, je me sentais pleine d’ardeur. Mon plan prenait des proportions de plus en plus importantes. Le sang bouillonnait dans mes veines, je brûlais de tout mon corps.
J’ai décidé de partir. Avec mes champignons. Pour fêter ça, j’ai saisi un bocal entier de lactaires marinés, et je les ai tous mangés d’une seule traite.
Quelques précisions sur ma relation avec M. Elle n’était pas franchement mauvaise. Il travaillait en journée, moi la nuit. Nous nous croisions rarement, nous ne nous gênions en rien. Sa présence ou son absence ne me dérangeaient pas. À vrai dire, notre ménage était dès le départ, disons, un test intéressant. Pour voir à quel point je pouvais me contenter de peu. Les mantras occidentaux, comme l’injonction de voir grand, etc., ne m’ont jamais motivée. Mon style, c’est plutôt « Don’t be afraid to think small ». Dans le cas de M, tout était petit, justement, et ça me fascinait.
Quoi qu’il en soit, mon boulot nocturne s’était achevé et je n’imaginais pas comment nous pourrions nous adapter à ce nouveau rythme de vie. En plus, j’avais besoin de repos. La maison de vacances du grand-oncle de M était inoccupée. M n’y allait jamais. Parce qu’elle était en forêt. C’est vrai que je n’en étais pas particulièrement fan, ça sentait le moisi. Cependant, il y avait tout le nécessaire : un canapé convertible, et même une bibliothèque avec des bouquins et un grand réfrigérateur.
C’est ce dernier qui a emporté ma décision.
Le lendemain matin, alors que M se préparait à aller travailler, j’ai fait semblant de dormir. J’avais pris soin de cacher le bocal de lactaires vide. « Tu es réveillée? » m’a-t-il demandé, son visage si près du mien que je sentais son souffle. Je distinguais clairement des notes de vinaigre. Pas compliqué de deviner pourquoi.
Je n’ai pas répondu.
Une fois qu’il est parti, j’ai sauté du lit et j’ai sorti tous mes chers petits du réfrigérateur pour les aligner par terre. Treize bocaux d’un demi-litre, tous contenant des lactaires roux ; huit de trente centilitres, des bolets tachetés en marinade ; quatre d’un litre, remplis de lactaires à fossettes en saumure. En les chargeant dans la voiture, je salivais d’envie, mais je suis parvenue à me contrôler.
L’automne dans la forêt était très différent. C’est bien. Hier soir, la pluie tambourinait si fort sur le toit que je n’ai pas réussi à m’endormir. C’est le mois de novembre. Si on jette un coup d’œil au réfrigérateur, on constate qu’il n’y aura bientôt plus de champignons. En me retournant dans le lit étroit du grand-oncle de M, j’ai senti que j’avais commencé à prendre une odeur étrange. Pas une odeur de moisi, mais de lactaires. Voilà. Des pieds à la tête, je sens le lactaire. Ce parfum doux-amer. En soi ce n’est pas désagréable.
Ce matin j’ai eu la visite de M. Il faisait peine à voir. Mal rasé et négligé. Un minable comme on peut en voir dans les films estoniens, une parka en fourrure sur les épaules. Dépourvu de toute élégance naturelle.
J’ai crié derrière la fenêtre fermée : « Qu’est-ce que tu fais là ? »
Silence.
Est-ce que je lui manquais ? J’ai jeté un regard dans la cour à travers les rideaux de dentelle couverts de crottes de mouche.
M ne répondait pas, il restait là, les poings serrés, le regard perdu en direction de la maison. Il avait aussi quelque chose de brillant dans la main, mais je ne comprenais pas de quoi il s’agissait.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » ai-je répété, dissimulée dans l’ombre du rideau.
M s’est essuyé la bouche du revers de la main et a dégluti plusieurs fois. Manifestement, il essayait de rassembler son courage. Pour quelque chose de grand. Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Cela faisait un moment que nous vivions ensemble, allait-il enfin me faire sa demande ? Et l’objet qui scintillait d’un éclat si espiègle au creux de sa paume et qu’il tentait si pitoyablement de cacher, c’était certainement une bague ?! J’ai rapidement arrangé mes cheveux. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas regardée dans un miroir, mais pour lui, à n’en pas douter, j’étais toujours belle.
Après avoir poussé les bocaux vides sous le lit, j’ai brusquement écarté les rideaux et ouvert la fenêtre.
Le vent faisait tournoyer les feuilles qui se décomposaient dans la cour. Le temps était vraiment pourri. M frissonnait tristement en mordant ses lèvres gercées. Il a levé rageusement sa main, dans laquelle brillait une fourchette prête à s’abattre, puis, ses grosses joues rougies par le vent de novembre et l’humiliation, il a craché entre ses dents, d’un ton menaçant :
« Donne-moi un bocal de lactaires. Sinon je… »
J’ai fermé la porte à clé et j’ai dévoré goulûment tous les champignons restants. Je l’avais bien dit. Un sauvage.
Traduit de l’estonien par Jules Bouton