Parfait. L’interstice de la fenêtre était juste assez grand pour permettre à Uku de s’introduire dans l’appartement du rez-de-chaussée de cet immeuble de quatre étages en béton préfabriqué. En l’occurrence, l’appartement numéro trois. Lors de ces raids, il avait parfois aussi la possibilité d’entrer par la porte, mais il passait généralement par une fenêtre, c’était plus souvent ouvert. Pénétrer dans le domicile d’autrui était d’une simplicité enfantine. Cette fois non plus, il n’eut pas à se donner beaucoup de mal. Il grimpa dans l’appartement et fit d’abord le tour du salon.
Il cherchait des choses à sa manière. Il procédait certes plus lentement que beaucoup d’autres, mais avec méticulosité : ses yeux scannaient méthodiquement son environnement, son nez détectait des parfums prometteurs. Le séjour ne se distinguait pas spécialement de ceux qu’il avait pu voir jusqu’alors. Le regard exercé d’Uku n’identifia pas d’objets de valeur. Derrière les vitres du meuble modulaire se cachaient des photos de famille, des souvenirs rapportés de voyages à l’étranger et un service en porcelaine à fleurs roses. Au mur était suspendu un superbe écran plat. D’aucuns y auraient vu un butin précieux, mais Uku n’était pas un voleur de ce genre. Il prenait seulement de quoi subvenir à ses besoins immédiats, et les télévisions ne faisaient certainement pas partie des choses importantes pour sa survie. Uku ne comprenait pas comment il était possible de fixer, le regard immobile, un écran artificiel pendant des heures, voire des jours, au lieu de sentir le vent vous ébouriffer les poils de la poitrine ou d’étendre ses membres au soleil. Avec le temps, Uku avait appris à se concentrer sur ce qui comptait vraiment dans sa vie. Sur la vie elle-même.
L’intrus s’appuya un instant à la table. Son regard glissa sur la télécommande, sur un napperon au crochet et un journal ouvert (bêrk!) et s’arrêta sur une tasse à café vide, sur laquelle se dessinait une curieuse trace rose foncé. Du rouge à lèvres ? La tache était si petite qu’il pouvait aussi s’agir d’autre chose… Étrange. Découvrir des saveurs nouvelles et excitantes était la plus grande passion d’Uku, sa singularité. Il ne pouvait tout simplement pas s’empêcher d’essayer ce qui l’intriguait. Uku goûta le bord de la tasse. Non, c’était bien du rouge à lèvres. C’était un goût qu’il connaissait.
Au cours de sa vie, il avait connu le bonheur de l’amour avec plusieurs femmes, et il avait eu des enfants avec certaines d’entre elles. La plupart du temps, cela arrivait après qu’il avait siroté un peu de cidre, déjà pompette et la tête bourdonnante, certainement pas de façon intentionnelle. Les enfants étaient une conséquence inévitable du comportement naturel d’Uku. La contraception ne correspondait en rien à sa devise : « Vis dans l’instant et profite », et les suites lui étaient totalement indifférentes. Il avait entendu parler de ses descendants par des connaissances, mais il n’avait aucune envie d’y penser davantage que, par exemple, à la politique ou à la météo du lendemain. Les enfants n’étaient pas sa priorité, les femmes, si. Et les conséquences ne ternissaient pas son plaisir, car la charge des enfants incombait de toute façon aux femmes. Du reste, les femmes d’Uku n’étaient pas du genre à s’inquiéter : s’il devait y avoir des enfants, il y en aurait, qu’est-ce que cela pouvait bien faire. La même indifférence se retrouvait dans tous leurs principes de vie : quelle importance qu’elles aient des taches de nourriture sur la poitrine, ou les jambes poilues. Cette dernière caractéristique permettait justement à Uku d’identifier les femmes agréablement négligées. On pouvait être relativement confiant dans le fait que celles qui avaient les jambes poilues ne paniquaient pas, ne faisaient pas de drame ni de scandale, en un mot ne causaient pas d’ennuis, car Uku n’avait pas envie de gérer ce genre de choses. Penser aux femmes l’excitait. Oh, comme il aurait voulu, à cet instant, s’envoyer en l’air avec quelqu’un… Non, concentre-toi maintenant, Uku, tu es dans un appartement inconnu. Il n’y avait là manifestement plus rien (ni personne) à prendre. L’expérience la plus excitante restait donc la trace de lèvres sur la tasse de café. C’était toujours ça.
L’appartement suivant était également désert. Parfois Uku aimait s’introduire dans un logement quand ses occupants étaient là, l’opération en devenait plus palpitante. Mais à présent il était affamé et son objectif premier était de trouver de la nourriture à proximité. Avec le ventre aussi vide, un combat contre les habitants ne se serait de toute façon pas bien terminé, c’est pourquoi il était heureux de pouvoir agir sans être dérangé. Bon. Ceux qui habitaient là étaient plus jeunes. Une guitare posée sur son trépied. Au sol, un jean déchiré, un soutien-gorge noir en dentelle. Des bouteilles de bière vides et un paquet de chips qui bâillait. Uku inspecta aussitôt du regard le paquet tentateur, mais il n’y restait que quelques miettes. Ce serait peut-être mieux dans la chambre.
Un lit défait, des draps en bazar, un oreiller par terre, l’autre sur le point de tomber. Un verre d’eau, un emballage ouvert de préservatif, de couleur grise, avec des bords dentelés et… est-ce que vraiment… pas bien loin de celui-ci, il y avait aussi le préservatif usagé. Ohoo ! Les vrais gourmets vivent précisément pour de tels instants. Uku alla jusqu’au préservatif et en goûta le contenu, lentement, d’un air appréciateur, comme un goûteur professionnel. Il fit tourner en bouche le liquide avant de l’avaler. Hmm. La substance était amère et pas aussi agréable qu’il ne l’espérait. Intéressante néanmoins.
Il restait encore la cuisine. À sa grande surprise, il découvrit qu’il n’était pas seul. Sur le tabouret était assise une jeune femme aux jambes remarquablement poilues, occupée à se délecter de cidre. L’odeur sucrée emplissait tout la pièce. « Ne t’inquiète pas », lui dit-elle, mais cela n’était pas nécessaire : il n’avait pas peur. Un frisson d’excitation traversa son corps. « Je n’habite pas ici. Ça fait un moment que je t’ai repéré. Je suis aussi entrée par la fenêtre. Tu veux du cidre ? » Uku en voulait bien. À vrai dire, il voulait tout ce que pouvait offrir une si splendide représentante du sexe opposé, d’autant plus qu’elle était comme lui une hors-la-loi, prête à profiter des biens d’autrui, ici, dans cet appartement étranger. Une rebelle… Bon sang, quelle bombasse…
Ils partagèrent du cidre, échangèrent encore quelques mots, et bien qu’Uku fît tout son possible pour réprimer ses pulsions, celles-ci croissaient en lui à chaque instant. Le petit corps athlétique de sa partenaire, ses grands yeux et sa bouche énergique, dont le mouvement le fascinait, ne lui laissaient simplement pas le choix. Uku devait l’avoir, tout de suite. Oui, c’est la première fois que je suis là, non, je n’ai pas été dans la chambre, oui, le soleil est vraiment agréable ici. Uku savait que même les femmes les plus sauvages et les plus hédonistes ont besoin qu’un échange d’amabilités précède le rapport, pour ne pas avoir l’impression d’être des filles faciles. Il fallait toujours en passer par là. Avec les femmes plus ouvertes d’esprit, on en venait juste plus vite au but. La nouvelle connaissance d’Uku était de cette dernière catégorie : il ne fallut pas longtemps avant que le désir ne les jette tous les deux sur la table de la cuisine et que leurs corps avides ne se collent l’un à l’autre. Ces êtres-là savaient profiter de chaque instant, tandis que flottait dans l’air la menace d’une fin imminente. La mort rôdait sans cesse autour d’eux, les guettait au plafond, sur les murs ou sur le plancher.
À cet instant, la mort tourna la clef dans la serrure et entra dans l’appartement.
Les deux visiteurs de la cuisine n’avaient pas peur de la mort. Ils s’étaient habitués à sa présence permanente. Uku et sa partenaire, encore en pleine étreinte, tendirent l’oreille. La nouvelle venue entra dans le salon et commença à jouer de la guitare. Ils décidèrent tacitement que le risque de se faire prendre ne faisait que pimenter la situation et ils reprirent leur rapport avec la même énergie. Qu’y a-t-il de mieux, en effet, que ces moments où l’on accepte ensemble l’imprévisible, où l’on s’offre l’occasion d’agir spontanément, de ressentir de l’exaltation, de se sentir vivre pleinement ?
« Est-ce que tu voudrais aller au zoo ? Voir les éléphants ? » demanda Uku devant l’immeuble, après qu’ils furent sortis par la fenêtre une fois leurs ébats terminés. Il savait que les femmes appréciaient l’exotisme. Sa partenaire, gastronome comme lui, approuva aussitôt : « Allons-y. Ça fait longtemps que je n’y ai pas été. Une amie m’a dit qu’il devait aussi y avoir des petits. C’est le leur que je préfère, quand il est encore chaud. » Eh bien… Uku jeta un regard admiratif à sa compagne. Cette dame savait ce qu’elle voulait ! Elle avait tant de réalisme, de sens pratique, était si imprévue ce matin-là, et ses jambes poilues étaient si excitantes, si prometteuses… Il apparut que la nouvelle conquête d’Uku s’appelait Brise. « Comme le vent », précisa-t-elle.
Au cours de sa brève existence, les pérégrinations d’Uku ne l’avaient pas mené très loin, mais il connaissait bien les lieux où il avait eu l’occasion d’aller. C’est sous son guidage expert qu’ils arrivèrent peu après à l’enclos des éléphants. Une impressionnante maman éléphant y déambulait, veillant d’un regard protecteur sur un éléphanteau qui mangeait tranquillement des fruits. Ça fera de la matière fraîche, songea Uku avec gourmandise. Chacun sait que celle des petits est la meilleure.
Il ne leur fallut que quelques secondes pour franchir le mur qui les séparait des éléphants, et ils trouvèrent aussitôt ce pour quoi ils étaient venus. À l’angle de l’enclos se trouvait une bouse puante, qui, au vu de sa taille, provenait certainement d’un éléphant plus âgé. Brise regarda Uku d’un air interrogateur, et celui-ci l’encouragea comme s’il avait lu dans ses pensées : « Ça ne fait rien, celles des adultes conviennent aussi. » Il n’y avait qu’à espérer que personne ne les dérangerait. Brise fut la première à goûter. Sa grâce et ses délicats mouvements de fée créaient un contraste captivant avec l’imposante déjection. Elle-même ne semblait pas du tout se soucier de son apparence, elle plongeait de tous ses membres dans la masse, relevant après chaque bouchée son visage maculé de nourriture pour mieux apprécier cette expérience gustative. Non, celle des petits est clairement meilleure.
Soudain, Uku entendit du mouvement derrière lui. « Quelqu’un vient ! » dit-il en se retournant, la bouche pleine de bouse. Heureusement, on pouvait tout de suite voir que les arrivants ne représentaient aucun danger. C’étaient d’autres gourmets. « Qu’avez-vous trouvé ? » demanda l’un. « De la bouffe fraîche. Il y en aura pour tout le monde », répondit Uku. Il y avait bien trop de bouse pour deux et Uku n’aimait pas le gaspillage.
« C’est encore chaud ? » leur demanda-t-on. « Plus vraiment, dit Brise. Mais c’est quand même bon. » Elle laissa sa place à l’un des nouveaux venus, car elle avait suffisamment mangé. C’était agréable, un peu de bouse d’éléphant de temps en temps, mais c’était un aliment trop fort pour qu’on en mange en grande quantité, et la consommation d’excréments pouvait même causer des problèmes de santé. L’organisme de Brise s’était habitué à une telle alimentation, mais il fallait tout de même parfois équilibrer le menu avec d’autres saveurs. En l’occurrence, elle avait eu assez de bouse, mais son ventre n’était pas tout à fait plein. Elle se rapprocha d’Uku et lui demanda dans leur langue : « On pourrait maintenant se trouver un poulet ou quelque chose dans le genre ? »
Pourquoi pas un poulet ? Un poulet ou autre chose, peu importait au fond. Comme il était bon de vivre sans personne pour leur ordonner ni leur interdire quoi que ce soit ! Ils étaient libres et pouvaient faire ce qu’ils désiraient. Prendre ce qu’ils voulaient à qui et où ils voulaient. Ils n’avaient jamais besoin de demander, d’obéir, de suivre les règles ou les prescriptions de la société.
Ils vivaient, tout simplement, ils tourbillonnaient dans l’instant présent, suivant seulement leurs instincts naturels et leurs pulsions biologiques, sans s’inquiéter de ce qu’apporterait le lendemain, ni de savoir s’il y aurait ou non un lendemain. Plusieurs connaissances d’Uku mouraient chaque jour, le monde acceptait mal ses semblables et essayait en permanence de leur faire rendre l’âme. Pourtant à leur mort, ils n’avaient rien à regretter. La mort interrompait leur existence dans toute sa plénitude, et non à un stade intermédiaire entre la vie et la mort. À la différence d’Uku, la plupart des humains mouraient en étant déjà à moitié morts, seuls sur leur canapé, en surpoids, un plat industriel surgras sur les genoux, tandis que sur l’écran de la télé une marmaille surexcitée braillait à n’en plus finir. Tous ces êtres humains étaient superflus et leur mort était plutôt bénéfique à l’univers, mais des parasites sans intérêt continuaient pourtant à naître à chaque instant. Répugnant !
« Je connais un endroit où on peut trouver du poulet », dit enfin Uku à Brise. Est-ce que tu as déjà fait du dumpster-diving ? » « Du dumpster-quoi ? » répéta Brise. « Chercher de la nourriture dans les poubelles ? » « Non, jamais. On peut aussi y trouver à manger ? » « Come on ! la rabroua Uku. Évidemment ! Où pourrait-on trouver une meilleure viande ? Viens, je vais te montrer. » Chacun sait que les femmes apprécient les comportements résolus. Mais l’attitude virile d’Uku passa au second plan lorsque Brise se trouva plongée jusqu’aux jambes dans toutes ces couches usagées, ces pommes pourries et ces peaux de banane, ces pots de yaourt sales, ces bouteilles de limonade, et, effectivement, quelques cuisses de poulet divinement abîmées. Brise et Uku n’étaient pas les seuls à découvrir les célestes trésors de la poubelle, mais il y en avait assez pour tout le monde. Comme chacun sait, le paradis est grand et vaste, et l’on attaqua de concert les fruits gâtés qu’il offrait avec générosité.
« Peut-être qu’on pourrait aussi en emporter ? » demanda Brise avant de se frotter le visage avec délice contre un morceau de viande avariée. « Non, pour quoi faire ? On peut toujours revenir », répondit Uku. Il avait passé avec cette femme nettement plus de temps qu’il n’en avait l’habitude, mais personne ne pourrait le faire renoncer à ce principe bien enraciné : vivre dans l’instant et ne prendre que le nécessaire. En posant cette question, Brise voulait sans doute indiquer qu’elle songeait à s’en aller. « Je vais peut-être rentrer chez moi », dit-elle ensuite, en voyant que Uku n’avait pas compris l’allusion. Chez elle ? Peut-être ne se ressemblaient-ils pas tant que ça. Brise avait donc un domicile ? « Où habites-tu ? » demanda Uku. « On a une maison abandonnée, répondit-elle. Il n’y a personne d’autre que nous et d’autres parasites. Bon, c’est vrai, quelques souris aussi, mais ça veut dire davantage à manger. Tu peux venir si tu veux. Il y a bien assez de place. »
Uku ne savait pas s’il devait y aller. Suivre les autres ne correspondait, somme toute, pas du tout à sa vision de lui-même : un mâle autonome et indépendant qui ne suit que ses propres règles. Cependant les immenses yeux qui attendaient sa réponse étaient dotés d’un inexplicable pouvoir hypnotique, et il lui semblait étonnamment difficile de refuser. Bon, c’est la dernière fois, se dit Uku, sans être tout à fait certain de ne pas succomber de nouveau.
Ils parvinrent ensemble à une vieille bicoque en bois, qui avait tout de même des murs et un toit. Une appétissante odeur aigre flottait dans l’air. « Viens aussi voir l’intérieur », proposa la jolie guide d’Uku.
La baraque n’avait plus de porte, il ne restait que l’ouverture dépourvue de battant. Ils entrèrent en coup de vent, Brise devant, Uku à sa suite. L’intérieur était vide et sombre, il n’y avait que quelques rongeurs qui s’affairaient sur le sol de terre meuble. Deux mouches se reposaient sur le rebord de la fenêtre. « Ce sont mes frères, Robert et Kärss », expliqua Brise en secouant ses ailes transparentes pour en faire tomber la poussière. « Regarde, la femme de Kärss a fait une ponte hier matin », dit-elle en pointant un petit tas visqueux dans l’angle de la fenêtre. Uku jeta un regard aux œufs, il y en avait une centaine. Quel ennui. Les enfants l’ennuyaient. Il se posa sur une vitre libre et regarda la cour.
Quatre taons se prélassaient devant la maison.
Traduit de l’estonien par Jules Bouton