(Article paru dans : France-Estonie : Regards mutuels, Paris : Association France-Estonie, 1997.)
L’introduction dans une œuvre de fiction destinée à un public donné, qui partage des références de civilisation, d’un élément étranger produit bien sûr un effet de distanciation qui n’est en général pas fortuit. Un roman peut se dérouler dans un cadre totalement étranger, ce qui revient soit à abstraire le message en le dépouillant de points de repère socio-culturels, soit à faire jouer l’analogie. Mais l’élément étranger peut être également plus restreint : un épisode ou un personnage. Dans l’œuvre sur laquelle je me suis penchée, c’est d’un personnage qu’il s’agit : une Française confrontée à la réalité estonienne de l’année 1858.
La question que je me suis posée est la suivante : comment, à travers ce personnage, qui se distingue des autres justement par son origine, la France transparaît-elle dans le roman en question ? En quoi le traitement de ce personnage, ses paroles et ses actes sont-ils révélateurs d’une image de la France ?
Le roman en question, un roman historique, n’étant pas traduit en français, il n’est peut-être pas inutile que je le présente en quelques mots.
Je ne m’attarderai pas sur l’importance du roman historique dans la littérature estonienne. C’est d’ailleurs par son intermédiaire que les francophones ont pu ces derniers temps s’initier à la littérature de ce pays. Le roman dont je vais vous entretenir cependant n’est pas un roman récent : Mahtra sõda « La guerre de Mahtra » a été publié dans la revue Teataja entre le 12 janvier et le 7 mai 1902. Son auteur, Eduard Vilde, compte parmi les principaux prosateurs de son époque et reste de toute première importance en tant qu’initiateur du réalisme estonien. Ses romans historiques sont devenus des classiques. Ils traitent d’une réalité encore récente : les faits dont rend compte Mahtra sõda ont moins de cinquante ans au moment où Vilde écrit son roman, et bien des problèmes dont il traite ne sont pas encore totalement résolus.
De quoi est-il donc question ?
Ce qui est au centre des préoccupations de Vilde, c’est la position du paysan estonien dans ses rapports sociaux avec les aristocrates allemands qui détiennent la terre. Au milieu du siècle dernier, les relations entre le paysan et le seigneur sont encore de type féodal. Si l’affranchissement nominal a été accompli, si le servage proprement dit n’existe plus, le nouveau système, une sorte de métayage, est peut-être encore plus dur pour le paysan : la terre, possession du seigneur, lui est allouée en échange de son travail : c’est le système de la corvée et de la dîme. Les obligations des paysans vont en s’alourdissant. Alors que l’opposition sociale recouvre une opposition nationale (le seigneur est allemand, le paysan estonien), la situation du paysan est accablante : il est écrasé de travail ; après la corvée, il ne lui reste pas de temps pour cultiver sa terre, et il n’a donc aucun espoir de pouvoir racheter ses droits ; il est également soumis à la justice des seigneurs, qui l’administrent eux-mêmes et sont en droit d’infliger à leurs paysans des châtiments corporels.
Voilà donc la toile de fond du roman. Plus précisément, celui-ci relate la jacquerie de 1858, qui aboutira à un affrontement militaire : les paysans veulent contraindre les barons à appliquer la nouvelle loi sur la terre, votée et promulguée à Saint-Pétersbourg, qui diminue notamment les corvées. Les barons n’ont guère l’intention d’appliquer une loi qu’ils n’ont pas voulue et qui reflète les tensions existant entre eux et l’administration russe. L’armée intervient pour prêter main-forte aux propriétaires des manoirs, l’insurrection est écrasée et les meneurs sévèrement châtiés.
Ces tristes événements, nous les voyons bien sûr à travers une histoire, dans un manoir donné, celui du Baron Heidegg, à Vaitla, avec comme personnages principaux la famille du baron, deux jeunes paysans et une outsider, Juliette Marchand. Je résume rapidement les deux intrigues qui s’entremêlent dans le récit : le paysan Päärn est une forte tête : il défend une de ses camarades injustement frappée par un surveillant et subit, de même que la jeune femme, le fouet. Son amie, Miina, est appelée à servir au manoir. Là, elle est l’objet des convoitises de l’intendant, et Päärn la défend. Dénoncés, l’un et l’autre sont impitoyablement fouettés. Entre-temps, au manoir, une idylle se noue entre le jeune baron, revenu de l’étranger et résolu à moderniser le système de gestion, et la préceptrice des enfants, Juliette Marchand. Celle-ci, une jeune femme pleine de curiosité, éclairée notamment par le sort de Miina et de Päärn, découvre peu à peu la véritable condition du paysan estonien et finit par comprendre que le jeune baron ne peut pas grand-chose contre la pression sociale qui pèse sur lui. Elle l’éconduit et décide de partir.
C’est là-dessus que se déclenchent les événements qui conduisent les paysans à l’insurrection. Päärn prend bien sûr une part active à la révolte. Il faudra l’intervention de Juliette Marchand pour qu’il échappe à la répression et qu’il puisse épouser Miina.
Voilà donc, en quelques mots, l’essentiel des péripéties d’un roman qui, malgré le didactisme de certains passages, tient le lecteur en haleine. Juliette Marchand y joue un rôle central. Et cela à un double titre.
D’une part, à l’intérieur même de la narration, elle est l’outil de la fin heureuse pour les héros estoniens du roman. Si les paysans subissent une terrible défaite, Päärn et Miina pourront enfin, grâce à elle, démarrer leur vie commune : son intervention est efficace en raison de l’attachement que le jeune baron éprouve pour elle. Or, ce happy end permet de faire passer le caractère insupportablement cruel et sombre de l’arrière-plan social.
D’autre part, ce personnage a une fonction narrative bien précise : Juliette Marchand sert de révélateur : « Vous regardez notre situation avec vos yeux d’étrangère ». Ce regard permet de relever les aberrations d’un système, aberrations qu’aucune des parties concernées ne peut percevoir objectivement : vécues comme naturelles, elles ont fini par provoquer une accoutumance perceptible également chez ceux qui en sont les principales victimes. C’est ainsi que le vieux domestique Tohver, qui ne se considère plus comme un Estonien parce qu’il parle allemand, « commençait à trouver naturelles des choses qui autrement le surprendraient et lui déplairaient, il devint obtus et insensible à une douleur sans fin, une douleur partout pareille ; des injustices patentes finissaient par perdre à ses yeux leur visage effrayant. C’est pourquoi il était étonné de voir cette femme venue de l’étranger qui… » On voit la fonction non seulement narrative, mais par là même sociale de cette distanciation.
Tout au long du roman, ce choc de civilisations permettra de présenter une alternative. Dans son effort pour comprendre, Juliette Marchand analyse et finit par résumer la situation d’une phrase qui pourrait être la clé du roman : « À mon avis, dans votre pays, le seigneur et le paysan sont engagés sur un champ de bataille économique ; or, le paysan est beaucoup plus faible et ne peut donc pas se permettre d’être particulièrement regardant sur les moyens du combat. » Ce qui permet cette clairvoyance, c’est le regard extérieur, et cette extériorité se manifeste par la différence : Juliette est la différence. En quoi consiste cette différence ? Pour la comprendre, il faut commencer par présenter le personnage. Qui est Juliette Marchand ?
« L’institutrice française de Vaitla se promenait », ainsi nous est-elle présentée. Juliette Marchand est donc française. Pourtant, les phrases qui suivent vont introduire de nouveaux éléments : « Elle est depuis très peu de temps ici, et de manière générale en Estonie. Elle est venue de Saint-Pétersbourg. Elle est originaire de Suisse romande » (en estonien : « Suisse française »). Cependant, tout au long du roman, elle nous est présentée comme une Française. C’est que son père, un noble, est venu de France : « Ma famille n’a plus besoin de ses titres de noblesse depuis que, venant de France, elle s’est installée dans la république helvétique et qu’elle a acquis les droits de citoyenneté à Genève. »
Vilde ne laisse rien au hasard. Juliette n’est donc pas, moralement, en position d’infériorité face aux Heidegg : elle est noble. Mais c’est une noble intégrée dans l’ordre nouveau, dans cette bourgeoisie urbaine d’une Suisse qui est république alors que la France vit sous le Second Empire… Une noble dont le père est intégré dans la vie économique : il a dirigé une fabrique de laitages ; elle connaît donc le système agricole de son pays. Elle vient d’une Suisse qui est celle de Rousseau (« Votre concitoyen le plus cé-lèbre dans l’histoire », dit le jeune baron) et également de la ville de Calvin. Cette dimension n’est pas mise en évidence explicite-ment dans le roman. Les conceptions religieuses sont néanmoins à plusieurs reprises au cœur des différences. Cela aurait certainement été plus difficile s’il s’était agi d’une catholique.
Mais cette Française originaire de Suisse, avant même d’être française, est une étrangère. C’est bien ainsi qu’elle est perçue par les Estoniens qui l’entourent, par son valet de chambre Tohter, par sa femme de chambre Mai, pour qui une étrangère est obligatoirement saks (« allemande »). Ils s’exclament respectivement : « Drôle d’Allemande, cette institutrice », ou encore, à la fin du roman : « Quel dommage de voir partir une Allemande aussi bonne ! »
La rencontre de Juliette avec la vie d’un manoir estonien au milieu du siècle dernier est un véritable choc de civilisations. Comment se traduit-il ? D’une part par des réactions de surprise, d’autre part par des faux pas. Les uns et les autres aboutissent à créer entre Juliette et la famille du baron (notamment la baronne et sa fille aînée) un état de tension qui culmine quand il apparaît que le jeune baron est épris de Juliette. C’est donc dans la première partie du roman que Juliette découvre l’univers qui l’entoure. Dans une deuxième partie (qui commence au chapitre XI), le personnage de Juliette compte surtout en ce qu’il est de plus en plus important pour Herbert. Ce qui nous intéresse ici principalement, c’est la première partie, celle où Juliette va de surprise en surprise.
La surprise la plus fondamentale, c’est bien sûr la situation du paysan. Car cette jeune femme s’intéresse également au peuple : « Tous les peuples m’intéressent, tous les hommes ».
Au cours d’une conversation à la table du baron, elle entre en discussion avec lui sur la nature du paysan estonien, qui, pour les Allemands, est « ennuyeux », paresseux — d’une « paresse proverbiale » qui n’a d’égal que son « abrutissement ». Après cette conversation, Juliette essaye d’en savoir davantage en interrogeant son valet de chambre. La conversation avec celui-ci est riche d’enseignements. Elle y apprend notamment :
a) Que ce peuple qui a une langue, un folklore, une culture qui lui sont propres n’a pas vraiment conscience de son identité. Elle découvre que cette identité est avant tout sociale : Estonien = paysan, paysan = Estonien. Ainsi, Thover, qui n’est plus paysan, qui a appris l’allemand, ne se considère plus comme Estonien.
b) Que ce peuple travaille pour le manoir et que son travail ne reçoit pas de salaire. Nouvelle surprise pour la jeune femme, qui écoute, abasourdie, les explications du vieux valet : « Mais Tohver, c’est l’esclavage, tel que je l’ai lu dans les livres ».
Juliette Marchand a beaucoup de questions, qui donnent à Tohver l’occasion de doctes développements sur la situation paysanne. Si ce passage est intéressant en ce qu’il révèle la situation ambiguë de Tohver, le rôle de Juliette frise le prétexte au didactisme.
Ce défaut se retrouve plus loin, au chapitre IX où, pendant quatre pages, le nom de Juliette sert de prétexte à introduire des informations. Les paragraphes commencent par des expressions comme : « À force de vivre en Estonie, Juliette Marchand remarquait… », « Mlle Marchand ne voyait pas — ou du moins voyait-elle rarement… », « Elle ne voyait pas non plus… » Ou encore : « Elle ne voyait que ce qui sautait aux yeux au manoir et dans les proches environs », « Ah, si Mlle Marchand avait vu… »
Le rôle dévolu à ce personnage dans la narration apparaît ici cousu de fil blanc, plutôt grossièrement. Au-delà de l’intérêt documentaire de ces développements, ce sont certainement là les passages les plus faibles, littérairement, du roman.
Mais il est une question qui traverse depuis le début Mahtra sõda et à propos de laquelle la fonction révélatrice de Juliette se fond avec le récit et prend une force particulière. C’est tout ce qui touche au problème de la justice, tout d’abord sous sa manifestation la plus spectaculaire, les flagellations de paysans.
La toute première surprise de Juliette coïncide avec sa première apparition dans le roman : elle découvre la pratique de la flagellation. Le lecteur a appris, dans le premier chapitre, les malheurs de Päärn et de Kai : après avoir travaillé sans discontinuer deux jours et deux nuits, Kai a eu un moment de somnolence ; elle est brutalement appelée à l’ordre par le surveillant ; Päärn s’interpose. Convoqués au manoir, ils sont condamnés par le vieux baron respectivement à trente et à cinquante coups de verges « salées » : les verges sont plongées avant et pendant la fustigation dans l’eau salée. La sentence est aussitôt appliquée.
Au chapitre suivant, Juliette se promène avec les enfants du baron ; elle entend les cris des suppliciés. Ce sont les enfants qui lui apprennent ce qui pour eux « n’est pas une nouveauté : cela se fait dans tous les manoirs ». Donc, pour les enfants, une pratique normale : il faut bien châtier les criminels. Qu’est-ce qui la surprend ?
– Qu’on fouette d’autres que des enfants.
– Qu’on fouette quelqu’un de telle manière qu’il hurle.
– Qu’on fouette une femme.
– Qu’il n’y ait aucun égard pour sa pudeur.
Mais ce n’est pas fini : elle apprend que c’est là la justice : « Mais vous n’avez pas de tribunal ? — C’est ça, le tribunal ». Et elle apprend, par la bouche de la jeune paysanne, le motif du châtiment.
Ainsi, à travers ce phénomène spectaculaire (elle en sera malade pendant deux jours !), Juliette Marchand est-elle confrontée à quelque chose qui traversera le roman tout entier : la question de la justice, plus précisément du système judiciaire en vigueur dans le pays, la justice maison. C’est toute la question de la confusion des pouvoirs, et finalement de l’État de droit, qui est ici posée.
À partir de ce premier choc, cette question préoccupera Juliette en permanence. Elle la pose par exemple lors de son premier entretien substantiel avec Tohver : et les paysans ne se plaignent pas aux autorités ? À qui aller se plaindre, lui répond Tohver. Sous peine du fouet, on ne va pas se plaindre à un baron d’un baron !
Cette question rebondit plus tard, encore à propos d’un épisode de flagellation : Päärn est intervenu pour défendre Miina des intrusions de l’intendant. Au cours d’un corps à corps, ce dernier est blessé. Il porte plainte contre Miina et Päärn qu’il accuse d’avoir commis un attentat contre lui. Sur la foi du plaignant, Miina est condamnée à 18 coups de fouet au manoir et Päärn est envoyé chez le juge, où il subit 80 coups de bâton. Mais ce n’est pas tout. La supervision de la peine de Miina est confiée à l’intendant en personne : celui-ci, ne se contentant pas de la peine prononcée, lui fait administrer 30 coups de verge et fait verser sur les plaies un seau d’eau salée. Juliette apprend la chose et sollicite Herbert.
Que lui apprend cet épisode ?
– Que la parole d’un intendant vaut plus que celle d’un paysan.
– Que les accusés ne sont même pas entendus.
– Que le plaignant peut être en même temps exécuteur.
Donc l’administration de la justice ne donne aucune chance, dès le départ, au paysan. Il n’y a pas d’égalité des êtres humains devant la justice. Juliette résume la situation : « Non seulement on les fouette, de surcroît on les méprise ! »
Voilà donc les situations, les pratiques, les mœurs qui étonnent Juliette. Du coup, dans sa pratique à elle, elle se trouve en permanence en porte-à-faux avec son environnement du manoir. Ses faux pas sont révélateurs.
a) Au cours du repas avec la famille du baron, Herbert, le jeune baron, l’interroge. Elle répond à ses questions avec simplicité et franchise : « Notre peuple vous intéresse-t-il ? » lui demande-t-il, et à la réponse affirmative de la jeune femme il donne son opinion : ceux qui parlent estonien appartiennent tous à la même classe, ce sont des paysans, et des paysans ennuyeux. « Sur cette question, mon opinion est différente », rétorque Juliette. Scandale !
Comme le dira la baronne : « Elle, une femme, formuler une opinion différente de celle des messieurs, et, de plus, de qui lui donne le pain ! » D’ailleurs, ajoute le baron, « Je ne comprends pas pourquoi l’éducatrice de mes enfants aurait besoin d’avoir des opinions ». Ne sous-estimons pas ce point : il est très clairement caractérisé comme français : « Ces Français, dit la baronne, ont l’habitude inouïe de se mettre en avant en société. Ils se prennent toutes les libertés et toutes les audaces, c’est tout à fait insupportable à voir et à entendre. »
Plus tard, le rythme des faux pas s’accélère : le chapitre VII pourrait porter ce titre ; ces faux pas touchent au métier de la jeune femme. Le respect de certains principes éthiques qui lui paraissent aller de soi la conduit à s’opposer involontairement, sinon inconsciemment, à l’ordre « naturel » des choses selon les barons. Les enfants se plaignent à la baronne, qui réprimande Juliette. Trois incidents sont révélateurs. Voyons plutôt.
b) Le jardinier s’était découvert devant le petit baron. Juliette lui avait fait signe de se couvrir. Face à son hésitation, elle lui remet elle-même le bonnet sur la tête : un vieillard chenu n’a pas à se tenir devant les jeunes nu-tête, d’autant qu’il faisait du vent. Ainsi le veut l’éthique de Juliette Marchand, pour qui le respect des anciens est un principe chrétien indiscutable. Mais cet argument est irrecevable pour la baronne, qui lui rétorque : « Cet homme est un Estonien, un paysan. Il doit se découvrir devant mes enfants. »
c) Furieux contre une servante, le petit baron lui a donné un violent coup de pied dans les jambes. Juliette l’oblige à demander pardon et, face au refus de l’enfant, elle lui donne une punition. Demander pardon à un domestique ? Cela revient à « diminuer la peur et le respect des serviteurs, à détruire la conscience et l’indépendance des chevaliers », estime la baronne. Dorénavant, Juliette n’aura plus le droit de châtier les enfants elle-même, c’est la baronne qui s’en chargera.
d) Enfin, un jour qu’ils se promènent au village, ils entrent se chauffer dans une cabane et boivent dans la coupe que leur offrent les paysans. La chaumière est petite et Juliette apprend que, l’hiver, les animaux s’y réchauffent également. Nouveau faux pas, qui lui vaut d’être appelée chez le baron : ce qu’elle a fait est imprudent et impardonnable, les enfants pourraient en rapporter des maladies…
Ainsi Juliette est-elle complètement désorientée par rapport à ses repères éthiques. Ceux-ci proviennent des principes d’une éducation chrétienne ayant pour objectif de développer le sens de la justice et de l’injustice, et selon laquelle les paysans sont des êtres humains comme les enfants : devant Dieu il n’y a pas de différences. À cela, la baronne oppose une autre pratique chrétienne : celle qui veut que « l’inférieur respecte et craigne le supérieur, l’esclave son maître et non point l’inverse ». La baronne veut pour ses enfants une éducation « conforme à leur rang ». Ce n’est pas à Juliette d’établir de nouvelles règles. Finalement, une discussion avec le jeune baron explicite les « raisons d’État » qui justifient les principes des aristocrates. Juliette conclut : « Il en découle, monsieur le baron, que la morale chrétienne ne concerne pas les chevaliers, elle ne concerne que les paysans. »
Ces incidents permettent de comprendre clairement en quoi les points de vue de Juliette et ceux des barons diffèrent fondamentalement : pour Juliette, « tous les hommes sont égaux devant Dieu », et les paysans estoniens sont des êtres humains autant que les barons. Son point de vue est idéaliste, humaniste et fondamentalement éthique — il nous est précisé au début du roman que Juliette Marchand n’avait « jamais eu affaire de près avec la politique ou les choses publiques, elle ne se reconnaissait dans aucun parti : ce n’était qu’un être humain, qui avait les yeux ouverts et un cœur réceptif « . En face, la conception aristocratique : « Le paysan est une bête, et les bêtes ne vont pas au ciel ».
Ainsi, le système social dans lequel elle se retrouve suscite sa surprise et le système éthique qui domine chez les Allemands baltes est en permanence à l’origine de ses faux pas.
Comment donc cette Française nous est-elle présentée ?
– Elle est libre dans son comportement et ne s’aplatit pas devant le baron et son épouse.
– Elle est profondément imprégnée des principes d’égalité, qu’elle applique aussi bien dans son propre comportement — elle respecte autant le baron que le valet de chambre — que dans sa vision du monde quotidienne.
– Elle manifeste en permanence une solidarité active avec les victimes, ce qui lui permet d’être l’outil de l’heureuse issue du roman.
Avant de conclure, une remarque s’impose. Juliette Marchand est un personnage manifestement idéalisé. Son comportement est en tous points exemplaire. Elle n’a ni faiblesses, ni mesquineries, elle a de la tête et du cœur, elle n’est pas rancunière, elle a le sens de la justice, elle est sensible (elle est capable de tomber malade deux jours parce qu’elle a entendu les hurlements de paysans fouettés et de pleurer au souvenir de deux vieilles dans leur cabane qui ont peur pour leurs enfants). Elle est tendre, elle explique, elle se fait aimer des enfants, notamment des petits. Elle est raisonnable et courageuse. Tous ces éléments sont des ingrédients de nature psychologique qui expliquent également l’attachement d’Herbert pour la jeune étrangère et confèrent à son comportement une crédibilité non superflue — ils font réfléchir parce qu’ils viennent de quelqu’un d’irréprochable…
Je me garderai bien d’attribuer tous ces traits à la nationalité de Juliette. Ces traits idéalisés sont ceux d’une personne qui aurait pu venir de n’importe où. Mais c’est dans la dimension sociale et intellectuelle de sa réflexion, dans le choc de normes générales, que la différence transparaît. De ce point de vue-là, que Juliette Marchand soit une Française n’est certainement pas dû au hasard. Cela montre qu’en ce début de siècle, l’image de la France État de droit est quelque chose de vivant, au moins dans la perception d’Eduard Vilde.